Welcome

Je fume ma troisième cigarette. Je viens de raccrocher. Dans les barres d’immeuble en face, quelques lumières sont allumées. Il n’y a pas eu une seule voiture dans la rue. J’en entends une, parfois, vrombir au loin. Je dis « parfois », mais ça fait un quart d’heure que je suis là. C’est long, un quart d’heure.

Rewind.
C’est bizarre de n’avoir rien écrit depuis un an. J’ai l’habitude de ne pas avoir à revenir en arrière, de reprendre mon histoire là où je l’ai laissée. Je vais faire court. Je quitte Paris.

Ça veut dire tout laisser derrière soi – l’homme excepté, évidemment. Beaucoup de choses ont changé en un an. Je suis amoureuse et je vais me marier. J’ai un coloc étrange que j’aime et dont j’ai du mal à parler. J’ai bossé neuf mois pour un schizophrène paranoïaque qui a fini par me virer. J’aurais dû continuer à tenir un blog à ce moment-là, mais la fatigue, tout ça. Je le poursuis aux prud’hommes, et comment dire, ça me fait plaisir.
Mais j’aime toujours Paris. Je suis toujours chez moi. C’est toujours mon village, c’est toujours mon bocal.

Quelles choses stupides on ne ferait pas par amour. J’avais dit que je ne me marierai jamais, que je n’aurai jamais d’enfants. J’avais dit que je ne présenterai plus jamais personne à mes parents. J’avais dit plutôt crever que de passer une journée avec ma belle-mère. J’avais dit que je ferai ma carrière dans l’édition. Mais surtout, surtout, j’avais dit que je ne quitterai jamais Paris.

Ça y est, c’est fait. Depuis deux jours, six heures et quatre minutes. L’homme me rejoint début mars, le coloc la semaine prochaine. En attendant, la vieille grand-mère de l’homme (ma belle-grand-mère, je n’en reviens pas) m’héberge gracieusement, quelque part dans la banlieue lyonnaise. Elle a quatre chats, un chien, pas de cœur, et j’ai un peu les boules.
Il n’y a pas un bruit dans la maison, pas un bruit dans la rue. J’appellerais bien un copain pour prendre une bière. Il reste des métros, à cette heure-ci, à Paris.

Là où j’habite (/ais), je pouvais raconter ce que j’avais sur le cœur sans qu’on m’emmerde. J’avais un univers avec une place pour moi.
Bêtement, j’ai gardé l’habitude et si je continue, je vais perdre mes dents.

Il faut que je parle de la grand-mère.
Lyon, c’est pas grave, ou alors, je me plaindrais plus tard, mais la grand-mère… Elle ne parle que de mort ou de maladie, ou des chats. C’est un art.
Essayez de lui parler, essayez d’être sincère, essayez de lui dire
j’ai peur pour cet entretien,
l’homme me manque,
c’est gentil chez vous,
comment allez-vous,
non merci je ne veux pas de sel,
j’ai du mal à me dire que mes amis sont à deux heures de TGV.
Je ne connais personne d’autre capable de répondre dans l’ordre :
Je connais quelqu’un qui est mort de peur, son enterrement c’était terrible, sa veuve, etc. ;
Oui, il est sensible, ça me rappelle quand il était petit, que j’avais mon cancer des intestins et qu’il a fait un psoriasis ;
Oh vous avez vu le chat, comme il est mignon ;
Prenez-du sel ;
Prenez du sel
Vous vous vous en ferez d’autres ;
Oh vous avez vu le chat comme il est mignon.

N’essayez pas de lui parler. N’essayez pas de lui répondre. Elle s’en fout. Elle vit sur sa planète, pleine de morts, de morts horribles avec des intestins qui se vident, des peaux qui purulent – et ses chats. Vous vous n’existez pas. Elle vous sourit, elle vous parle avec un acharnement rare, mais vous n’existez pas. Ces chats sont des dieux, elle irait mourir pour eux, ils sont tout ce qu’elle a et vous pouvez crever.
Mais elle ne vous lâche pas. Elle se fait une idée très précise de la grand-mère parfaite – quelque chose comme Mamie Gâteau, ou la vieille des confitures Bonne Maman. Quand je pense que c’est ça qu’elle imite, ça me file des sueurs froides. Ça n’existe pas d’être à côté de la plaque comme ça.
Il n’y a pas un péquenaud dans les huit rues alentour, mais tant qu’elle n’est pas couchée (Dieu merci, c’est tôt), il n’y a pas de répit possible.
Mise en situation. Imaginez le dos voûté, la voix aiguë et traînante, l’œil culpabilisant.
– Vous voulez manger quelque chose ?
– C’est gentil Mamie, mais on sort de table.
– Oh ben si mais vous allez manger quelque chose. Qu’est-ce que vous voulez ?
– Mais rien Mamie, on sort de table.
– Il y a du fromage, du saucisson.
– …
– Vous préférez du hachis-parmentier ?
– Je n’ai pas faim, Mamie.
Vous vous asseyez devant la télé. Et elle arrive.
– Je ne savais pas ce que vous vouliez, alors, j’ai apporté du hachis-parmentier et du fromage. Qu’est-ce que j’ai oublié ? Ah, oui, du pain.
Quelques secondes plus tard :
– Ah le saucisson !
Quelques secondes plus tard (vous essayez de suivre le film) :
– Qu’est-ce que j’ai oublié ? Ah, l’eau !
Etc, avec les yaourts, le vin, une écharpe, une couverture et des chaussons, tout ce que vous pourriez imaginer, tout ce à quoi vous pensez et tout ce à quoi vous ne pensez pas. Ce n’est pas de l’attention puisque votre avis de compte pas. Ce n’est pas l’âge non plus. C’est de l’auto-martyrisation.
N’essayez pas de lui expliquer que vous ne mangez pas sucré ou que vous n’aimez pas la tomate. Inversement, ce n’est pas la peine de se croire suffisamment intime avec la famille pour lui avouer que vous préférez le thé. Sinon ça peut donner ça :
– Vous voulez quelque chose ?
– Ah, oui, un thé, je veux bien.
Et d’un air de « Oh non, ça ne se fait pas » :
– Oh non, pas du thé… Mais j’ai du fromage et du saucisson. Vous préférez du hachis-parmentier ?
Et cætera.

Et quoi qu’il arrive, quelle que soit la variante du scénario, et même si elle s’est armée d’un entonnoir pour vous faire manger, vous n’échapperez pas au :
– Vous ne mangez rien ? Mangez quelque chose… Vous n’êtes pas malade ?

C’est – elle est comme un aspirateur pour les âmes et pour les voix.
Je n’ai plus envie de répondre. Je réagis quand elle dit de trop grosses bêtises. Je lui dis des phrases qui commencent par : « Je vous ai dit tout à l’heure que ». Je répète parfois, de façon un peu mécanique « Je sais que Lyon est bien. Tout ce que je dis c’est que Paris me manque ». Ou encore devant la télé sous le coup de la surprise, quand elle fait sa ménagère de plus de soixante-dix ans :« Vous trouvez vraiment que “Il nous faut une politique de changement”, c’est un argument de campagne novateur et original ? »
Sinon, je me tais. Je suis fatiguée. J’essaie de ne pas entendre. Elle croit que je suis quelqu’un de silencieux. Je suis tellement silencieuse que j’étouffe et que j’ai besoin d’écrire. C’est dire.

C’est peut-être comme un vortex géant. Peut-être qu’on meurt en venant ici. Peut-être que tout le monde est mort. Tout à l’heure j’ai eu la larme à l’œil parce que le film à la télé se passait à Paris. En plus c’était en noir et blanc.

J’avais mes habitudes. Là où j’habitais, j’avais tous les commerces en bas de chez moi. Le boulanger me connaissait, le boucher, tous les autres aussi. Il y avait ce bar en bas dans lequel on passait souvent, qui était notre lieu de rendez-vous. Les serveurs me traitaient plus comme un être humain que la grand-mère engoncée dans ses chats. Je me sentais bien.
Ce soir après le film, je serais bien descendue prendre un verre. Décompresser. Embarquer le coloc sous le bras, l’homme sous l’autre, nous poser sur l’un des canapés au fond et se souvenir qu’on est vivants.
Je tournais un peu comme une âme en peine dans le salon. J’étais même prête à aller me faire un bouchon si vous voulez, mais il fallait que je sorte, que je me sorte d’ici. Et la grand-mère :
– Je vais vous dire, hein, ça sera pareil quand vous aurez des enfants ! Vous verrez, ça sera pareil ! Vous pourrez plus sortir quand vous voudrez, comme ça ! Tout de suite en sortant du boulot, hein, et on y coupe pas ! C’est un changement de vie…
J’avale ma gorge. Je ne suis plus tout à fait sûre de vouloir fonder une famille. J’hésite.
Et puis de quoi elle me parle ? Qui parle d’enfants ? J’ai 24 ans, il me reste un mois de chômage, j’aborde un tournant et j’ai une ville à découvrir. J’essaie de lui sourire.
– Je sais Mamie. Mais là, je n’ai pas d’enfants.
– C’est bien une réaction de jeune…
Je jure qu’elle a dit ça. Je ne sais pas qui est le plus cliché de elle ou de moi. Elle arriverait à me culpabiliser de vouloir une bière, de vouloir penser à autre chose, de fuir sa routine et sa sortie hebdomadaire chez le coiffeur, son passage religieux tous les jeudis chez Carrefour parce que c’est le jour des promos.
Je ne sais pas si je souris ou si je pleure. J’essaie de lui sourire.
– Une réaction de jeune ? J’espère bien !
– Vous allez voir, ça va changer de toute façon, et c’est très bien.

Qu’est-ce qu’ils ont tous à vouloir décider de ma vie à place ? Qu’est-ce qu’ils ont tous à vouloir décider de ma vie pour moi ? Ou plutôt, soyons honnête, pourquoi vient-elle m’expliquer la vie, elle, avec son neurone et demi et son cœur en plâtre ?
J’arriverais à me sentir immature si je l’écoutais. Elle qui vit avec sa fille qui a sacrifié sa vie pour elle, elle qui n’a jamais passé son permis pour lui montrer comme elle avait besoin d’elle, elle qui croit que ses chats lui parlent. Elle qui ne sait même pas qui je suis, mais qui me situe assez bien, puisque je suis dans la tranche des 12/25 et que pour comprendre la vie, on a TF1.

Je me fous qu’on m’explique que Lyon c’est bien. Je sais que Lyon, c’est bien. Je me fous de savoir qu’une nouvelle vie commence, je m’en suis rendue compte, mais merci de l’indication. Je voudrais qu’on me laisse faire mon deuil en paix. Et je voudrais une bière.

Quelques secondes passent. Merci mon Dieu, du silence.
Et puis la Mère Sollicitude, de retour dans la cuisine :
– Oh ben il est pas encore ouvert…
Présupposé : vous savez ce que « il » est ; pire : ça vous intéresse.
– Vous pouvez le lire si vous voulez.
– …
– Attendez, je vais vous l’ouvrir.

Mon Dieu. C’est Télé7Jours.

Ca n’arrive qu’aux autres

Il y a deux sortes de familles : la mienne, et celle de l’homme.
Chez moi, on m’a toujours expliqué que la vie, c’est dur. Que le monde professionnel, c’est la merde, et c’est la merde partout. Qu’il faut se battre pour s’en sortir. Que peut importe ce qu’on souhaite, ce qu’il faut, c’est se vendre et se caser où l’on peut, comme on peut. Qu’il faut courber l’échine. Et acheter un chien pour lui casser la gueule en rentrant du boulot, ça détent.
D’ailleurs, la merde au boulot, j’en connais un rayon. Je ne travaille même pas encore depuis deux ans, mais j’ai fait du concentré.
Parmi ceux qui peut-être passeront par ici, il y a ceux qui avaient lu le blog précédent et qui m’ont vu passer des journées à actualiser des documents sans intérêt parce que mon patron avait une mitraillette à la place du cerveau ; ceux qui me connaissent et qui m’ont vu m’empêtrer face à schizophrène malade (parfois un bon pléonasme, ça ne fait pas de mal), passer un mois en arrêt maladie pour « dépression réactionnelle » (on goûtera le message caché) et finalement me faire virer.
2006 : un mois de chômage par semestre, un mois d’arrêt maladie, un mois de vacances forcée. Eh ben, c’était épuisant.

Mais 2007 arrive, et avec la nouvelle année, les projets de mariage et les déménagements. Je prends mon courage à deux mains, et je remonte sur le ring. Le monde du livre, c’est la croix et la bannière ? Qu’à cela ne tienne ! Virage à 90°, je me tourne prestement vers l’informatique. Je n’ai aucune idée d’où je vais et de comment je vais y arriver, mais j’ai un futur mari à nourrir et un loyer à payer.
Paraît que ça recrute dans le coin, et il y a des jobs qui me plairaient bien. Alors, opération remodelage du CV, Monster, Keljob et autres Apec, joies de la candidature spontanée et de l’envoi en masse, pleurs sur les lettres de motivation. Et là miracle : à la première lettre sans faute de frappe (comprendre, la seizième), un mail. Je décroche le rendez-vous magique.

J’arrive à Lyon pour l’entretien pomponnée, avec les deux heures de TGV comme preuve de ma motivation ; et je passe un pur moment de bonheur. Mes parents m’auraient menti ? Il existerait des entreprises dans lesquelles on peut s’épanouir ?
Toujours est-il que je sors de là après m’être fait expliquer qu’ils avaient une excellente mutuelle et des tickets resto : ça sentait plutôt bon. J’avais envie de chanter.

Deuxième entretien deux semaines plus tard (ça ne se voit pas comme ça, mais je vous fais la version courte). J’arrive à Lyon comme d’autres montent à Paris, prête à conquérir le monde. Et là, flop.
Pour m’accueillir, une hommasse aux cheveux sales et surtout, je ne sais pas comment le dire gentiment, une hommasse stupide. Une fille incapable d’employer le bon mot au bon endroit, qui émet une sorte de logorrhée incompréhensible. Une fille qui n’a pas compris que le français, c’est pas fait pour les chiens et que quand on parle à quelqu’un, c’est pour être compris. J’ai passé une heure à faire une collection de fautes de grammaire, à essayer de ne pas rire, de ne pas soupirer, de ne pas froncer les sourcils quand, vraiment, j’étais larguée. Elle m’aurait parlé de la culture du chocolat en Patagonie, au jour d’aujourd’hui, ça aurait été pareil.
Madame, si vous passez par ici, bonjour.

Quelques semaines passent, et j’ai de nouveau la patronne au téléphone, celle que j’avais vue la première fois. Elle m’explique que c’est bon, que je commencerai début mars et qu’ils m’envoient le contrat dès qu’ils ont mon adresse définitive.
J’applaudis, je remue les coudes, je fais un bisou à la grand-mère, bref, je suis ravie. Je signe le bail de l’appartement, je fais un emprunt plus gros que moi pour passer le permis rapidement, parce que j’ai cru comprendre que ça les arrangeait pour le poste.
Et hier, mon téléphone sonne :
– Bonjour, je vous appelle pour vous donner une réponse qui n’est pas encore une réponse définitive…

Heu, se présenter, d’abord, ce serait bien. J’ai tenu dix minutes au téléphone sans savoir à qui je parlais exactement. Réflexion faite, c’était l’hommasse.
– Ce qui nous ennuie, c’est ce problème de permis de conduire…

À ce stade de la conversation, outre les insultes d’usage, il y a le choix entre plusieurs réponses. Au hasard : J’ai fait deux fois Paris / Lyon pour venir vous voir, ça vous aurait fait mal d’y penser plus tôt ? Ou : Et le coup de fil de l’autre jour, il compte pour du beurre ?
J’ai opté pour la version sauvage de meubles, et j’ai expliqué que justement, je mettais le turbo.
– De toute façon, enchaîne l’autre, la personne qui sera embauchée ne commencera pas avant début avril…
– Heu, on m’avait parlé de début mars ?
– Oui mais non, au jour d’aujourd’hui, c’est début avril. Parce que la personne qui s’en va ne reviendra pas avant.
– Ah. Eh bien, c’est très bien, ça me permettra très certainement d’avoir passé l’examen de conduite avant, merci madame, au revoir, bla bla bla.

Salope. On me l’avait jamais faite celle-là. Même mon schizo ne me l’avait jamais faite.
Je me suis assise sur la première chaise que j’ai trouvée. La grand-mère s’est tue, ce qui est peut-être un signe de l’existence de Dieu.
Je me suis sentie un peu con, pas mal vexée, paumée et franchement pauvre. Aucune idée de comment je vais rembourser le crédit du permis, l’argent qu’on nous a avancé pour la caution, payer le loyer et les montants exhorbitants de l’assurance habitation ou du premier mois d’EDF.
La tante de l’homme, qui habite là elle aussi, m’a réconfortée gentiment, comme elle a pu.

Ma belle-mère m’a expliqué au téléphone que de toute façon, c’est des cons ; raisonnement sur lequel je ne peux absolument pas lui donner tort. Et sur le même ton que celui qu’elle a employé pour m’expliquer qu’elle avait toujours su que j’y arriverais quand j’ai décroché le premier entretien, elle m’a dit que c’était la providence qui m’empêchait de mettre les pieds dans ce merdier. Là-dessus, l’homme m’a remis les idées en place au téléphone, j’ai compris que je n’étais pas toute seule : ça allait mieux.

Un coup de fil de mon papa à moi le lendemain. Il cherche à me réconforter. C’est gentil.
– En tout cas, dit-il, entre BigBoss et son cerveau-turbo, le schizo, les prud’hommes et ça…
– Oui, j’en reviens pas, pourquoi ça tombe toujours sur moi ??
– C’est pas du tout ce que j’allais dire. C’est comme partout. Ce n’est pas du tout un cas unique, et ça sera comme ça toute ta vie. D’ailleurs cette semaine au boulot bla bla bla.

Moment de solitude.
Clap.

Je t’en foutrais, moi, des résolutions

Il y a des soirées chargées. Hier soir par exemple.

Je le sentais venir, et j’ai voulu poster hier dans la journée, préparer le coup, raconter ce qui me faisait peur, mais je commence à m’y faire, pas moyen de sortir une ligne.

Forcément, si je me force à faire les choses bien, aussi.

Alors ce matin c’est décidé, fuck off, j’écris comme ça me vient.

Tout le monde prend de bonnes résolutions pour 2006 en ce moment. Je n’ai pas de résolution à prendre, je suis au pied du mur, je n’ai pas le choix. Alors j’ai remplacé les résolutions par des décisions, et j’applique.

Décision numéro 1, prise pendant les vacances.

à Parent pas content,

je m’en fous comme de ma première dent.

Étape A : observation des éléments en jeu.

Fin de mon contrat dans six semaines, et je peux affirmer après avoir mené ma petite enquête que l’emploi ne pousse pas dans les jardins publics.

Pas de travail, pas d’argent.

Pas d’argent, pas de loyer.

Pas de loyer, retour chez Papa-Maman.

Et ça, ce n’est pas une option.

On en a discuté, d’abord avec Coffeeaddict[1], et puis avec Pierre, et on en est arrivés à la conclusion que le mieux serait que je débarque dans l’appart officiellement.

Ça ne sera peut-être pas plus pratique mais ce sera certainement moins malsain.

Emménager avec eux pour de vrai, ça ne change pas grand-chose au quotidien.

Mais ça veut aussi dire lâcher ma piaule, et surtout, surtout, le dire à mes parents.

Et la décision numéro 1, c’est ça : aller voir mes parents la bouche en cœur et leur dire Vous vous souvenez du garçon dont je vous ai parlé il y a deux semaines ? Ben on va emménager ensemble.

Quand ? Maintenant.

Avec quel argent ? Euh, lui et son coloc’ vont m’aider pour le loyer les premiers mois.

Ah oui, parce qu’il y a un coloc’, aussi.

Et éviter de leur dire que ce qui me motive, c’est que je ne veux surtout pas rentrer chez eux.

Étape B : action.

Vous commencez à me connaître.

Une fois que j’ai pris ma décision, j’ai commencé par ventiler et ne plus pouvoir dormir.

J’ai laissé libre cours à ma monomaniaque attitude.

J’avais décidé de les appeler hier soir, et toute la journée au bureau, en sentant l’heure tourner, j’ai tremblé tout ce que j’ai pu.

Et puis, à 18 h 11, j’ai décroché mon téléphone.

J’ai d’abord eu ma mère.

Il y a eu un gros blanc après que j’aie parlé. Un très gros blanc. J’ai eu un peu peur qu’elle se soit évanouie.

Et puis elle a dit :

  • Tu veux dire, alors que toi tu es en situation financière précaire et qu’il est étudiant ?

Il y avait plein de choses à répondre. Moi j’étais simplement concentrée pour ne pas céder, ne pas dire, pardon, pardon, je ne le ferais plus, excusez-moi, alors j’ai juste soufflé :

  • Oui. Mais on a pris notre décision.

Et puis j’ai changé de sujet, et votre Nouvel An, ça c’est passé comment, bla bla bla.

J’ai raccroché. Je suis toujours vivante.

Bon. Ai utilisé 50 % de mes ressources. Reste à appeler mon père.

Ça m’embêtait quand même de leur dire tout ça au téléphone. Il bosse à Paris, je savais qu’il passerait dans le coin, alors je lui ai donné rendez-vous dans un café quand il sortirait du travail.

Ça m’arrangeait aussi, je savais que ma mère l’appellerait, et qu’il arriverait en sachant.

On est restés une petite heure à discuter et je suis sortie de là atrocement déçue et profondément soulagée.

Non ce n’est pas de ma faute si je me sens toujours si mal en leur présence.

Non, je ne suis pas une fille ingrate.

Oui, ils font de leur mieux pourtant.

Oui, tout marche au tabou et à la culpabilisation.

Oui, je pense qu’ils ne s’en rendent pas compte.

Oui, il faut que je vive loin.

De Pierre et moi, ou plutôt du fait que j’allais emménager avec quelqu’un on a parlé, quoi, cinq minutes.

Les cinquante-cinq restantes, on a parlé des dessins du Canard Enchaîné, de mon boss, du chômage, du chômage, de mon grand-père malade, de ma petite sœur et du chômage.

Ça va vous arranger, c’est pas très long à raconter du coup.

Il m’a dit qu’il pensait que ce n’était pas une bonne idée, j’ai répondu que c’était ma vie. Et il a ajouté qu’il souhaitait que ma sœur ne le sache pas, parce qu’il pense que ce n’était pas un bon exemple pour elle.

Je lui souhaite qu’elle ne regarde jamais TF1, tiens, ça leur ferait une surprise.

Pas une question sur Pierre. Je n’aurais pas dit son prénom, ils ne sauraient pas comment il s’appelle.

Bon, ça leur semble logique de le rencontrer quand même. Bizarrement, Pierre n’est pas très motivé. Je le comprends un peu.

Il fera comme il voudra, moi, j’ai fait mon choix.

Je suis rentrée un peu tard, forcément, et j’ai encore reçu un mail comme ceux dont je parle depuis quelque temps.

C’était un peu trop pour une seule journée.

J’ai décidé que je n’en pouvais plus de me faire marcher sur les pieds, de me faire prêter des intentions qui ne sont pas les miennes.

J’ai piqué une petite colère, j’ai pleuré devant AnotherDay.

Je me suis aperçue que je n’avais jamais perdu mon super pouvoir[2], j’ai simplement culpabilisé parce que je l’avais. Je vais pouvoir réapprendre à l’utiliser, et surtout, l’apprivoiser.

J’ai eu du mal à m’endormir.

J’étais partie pour continuer ma note là-dessus et m’embarquer dans des envolées de colère lyrique, mais j’ai reçu un ou deux mails plus gentils ce matin, et comme je suis bonne poire, je me suis calmée. Enfin, je suis moins furax.

Du coup, pour les détails de l’histoire, on verra plus tard peut-être, quand la tourmente aura recommencé. Ou pas.


[1]             Tout le monde aura reconnu Nico, le coloc’ de Pierre, mais celui-ci m’a annoncé dernièrement qu’il tenait à son anonymat. Après réunion du comité de rédaction, j’ai décidé de respecter sa décision.

[2]             Note intitulée Quand nous sommes tous du même avis, c’est que personne ne réfléchit, du 5 août 2005.

C’est long, une semaine au Maroc

Suis rentrée depuis trois jours, et je n’ai toujours rien posté.

J’en aurais des trucs à raconter, pourtant, j’ai même des brouillons de notes un peu partout.

J’en avais commencé une qui s’appelait Dix raisons de ne pas aller au Maroc, et pourtant, c’était pas vraiment contre le Maroc que j’en avais.

C’était plutôt contre les voyages organisés, contre les visites préparées avec le petit côté Regardez-le-Tiers-Monde tellement exotique, contre cet hôtel de luxe dans lequel il n’y avait que des Français et des Allemands et qui débordait de bouffe, de petits savons parfumés et de serviettes personnalisées pour aller à la piscine.

C’était plutôt contre cette manie des négociations, ces types qui te harcèlent pour que tu entres dans les magasins, alors que je suis en vacances bordel, tout ce que je veux c’est ne pas parler, ce que je veux, c’est qu’on me foute la paix. Même le serveur qui me demande comme les quarante-sept autres serveurs avant lui si je viens de Paris, je me fiche qu’il essaie d’être gentil. Je veux du silence.

C’était aussi et surtout contre les soixante-douze connards qui m’arrêtent dans la rue pour savoir si je veux pas discuter un peu (non), prendre un café (non), un thé alors (toujours pas), et dans le pire des cas, combien je prends. Moi rien, mais toi, continue un peu et il y a moyen que tu dégustes.

On m’a expliqué, avec des mots choisis délicatement, que c’était simplement dû à la différence entre la situation de la femme marocaine et de l’occidentale. Je ne développerai pas ici la situation des Marocaines, je ne connais pas assez bien le sujet.

Mais être prise pour une pute, juste à cause de la comparaison, ça fait trouver le temps long.

Ça donne envie de partir simplement avec un sac sur le dos, quelque part plus au Nord, et de voir où mène la route.

Je présente mes excuses aux Marocains qui me lisent et à MHyde, notamment.

C’est pas contre le Maroc que j’en ai, c’est contre ce Maroc qu’on m’a montré, qui n’existe pas, qui est fait pour les touristes, un pays de pacotille.

J’avais des choses à dire, et je n’arrivais pas à poster.

La peur de choquer, peut-être, de faire des jugements à l’emporte-pièce, alors que c’est mon blog ici bordel.

Et puis je me suis dit que si je n’arrivais pas à poster, c’était que ce n’était pas vraiment de ça dont j’avais envie de parler.

Alors, j’ai voulu commencer une autre note, quelque chose du genre : Dix bonnes raisons de ne pas aller au Maroc en famille.

J’en ai pas écrit une ligne.

J’en avais long à dire pourtant.

Quand je suis rentrée, j’ai eu Rrose au téléphone. Il m’a demandé comment c’était, et tout ce que j’ai trouvé à lui répondre, c’est : « C’était long ».

Un Noël d’une semaine coincée en famille, une semaine ponctuée de mails pas franchement sympas, auxquels on ne comprend rien, de gens qu’on sait qu’on ne verra plus.

Ce genre de messages me fait un effet bizarre. J’ai beau le prendre avec du recul, me dire, bon, franchement, là, je crois pas que je sois en tort, ça n’empêche, ça me tétanise complètement.

Ça me rend incapable d’exprimer une idée, d’émettre un point de vue. Comme si je n’y avais plus droit.

Je peux dire ce que je veux, dire que je le prends avec philosophie, tout ce que je retiens, c’est que je suis une grosse conne qui passe son temps à blesser ses proches sans le faire exprès.

Ça prend quand même quelques jours pour se remettre en selle.

Et puis, j’ai commencé mon tour des blogs post-vacances, et je suis tombée sur la note de BB-danger. Le début surtout.

Je me suis dit que finalement, on avait eu à peu près le même Noël.

On peut se sentir très très seul en famille.

Et on peut trouver le temps long.

On peut s’en vouloir à mort parce qu’on est dans un pays étranger, parce qu’il y a sans doute plein de choses à voir, à visiter, sur lesquelles s’enthousiasmer.

Parce que l’on sait bien que le voyage est hors de prix, parce qu’on compte les secondes avant le retour, parce qu’on était toute excitée dans l’avion – mais celui pour Paris – alors que les autres disaient « Oh la la, qu’est-ce que c’est passé vite », et qu’on a répondu d’un sourire un peu gêné.

Parce qu’on jubilait en les laissant sur le parking de l’aéroport pour rejoindre le RER B.

Parce qu’ils ont fait de leur mieux, parce qu’ils étaient heureux qu’on soit tous réunis, que ça n’arrivera sans doute plus maintenant des Noëls tous les six, parce qu’ils nous ont fait passer les fêtes par 25 degrés à l’ombre, et que ça n’est pas donné à tout le monde.

Mais c’est comme ça, va bien falloir l’assumer un jour.

J’adore mes parents, et je sais qu’ils m’aiment, mais je ne supporte pas de passer plus d’un repas avec eux, vraiment.

Ça me rend malade de les voir faire tout ce pour quoi ils m’ont emmerdé quand j’étais gosse, tous les petits trucs à la con pour lesquels on se fait taper sur les doigts.

Les fautes de français, par exemple. Moi, j’aurais jamais pu finir une phrase avec une faute dedans. Je peux toujours pas d’ailleurs.

Mais quand on toussote parce qu’ils ont dit « vous disez », on a l’impression qu’on vient de passer les limites, et que l’on est en train de déclencher une guerre nucléaire.

Couper la parole, aussi. Si je coupe la parole, c’est un manque de respect. Si ils coupent la parole, c’est parce que c’est comme ça que fonctionne une conversation de groupe. Ah d’accord.

Si je comprends bien, c’est le genre de conversation de groupe dans laquelle il faut surtout que je me taise.

Et puis, il y a certains jugements, certaines phrases que je ne supporte plus. Je ne les citerais pas ici, je les respecte trop pour ça.

Ils pensent ce qu’ils veulent, va, ils sont grands. Ce qui est rageant, c’est de ne pas pouvoir en parler, ne pas pouvoir dire qu’on est pas d’accord.

Enfin si, on peut le dire, mais on gâche le dîner et on a forcément tort.

Alors, on se tait. On enfonce les ongles dans la nappe, on regarde l’horloge, on pense à ce qu’ils sont en train de faire en France à cette heure-là, et on se tait.

C’est ça. C’est cette impression d’être inférieure, d’avoir tort de toute façon, de ne pas avoir sa place, de ne pas exister.

L’impression d’être niée.

Ça fait tout bizarre de l’écrire comme ça, noir sur blanc.

Et puis, je sais que c’est pas leur but, ça va, c’est pas la peine de me le rappeler.

Mais un exemple.

Le lundi avant Noël, un message sur mon répondeur.

C’est le responsable d’une librairie qui m’appelle.

Mon cœur fait un bon. Je ne me sens plus de joie, je me dis, je vais le rappeler tout de suite, c’est trop cool, quelqu’un a aimé mon CV, mon avenir n’est peut-être pas si bouché que ça, elle me plaît, cette librairie, putain.

Mon père me lance un regard. Pas un regard froid, un regard pire. Un regard qui veut dire : « Là, c’est l’heure de passer à table. Tu n’as vraiment aucun respect pour les autres, tu passeras ton coup de fil plus tard. »

Dans ces cas-là on file droit.

Je passe le repas au taquet.

Je calcule l’heure précise à laquelle il faudra que je le rappelle, en tenant compte du décalage horaire.

Je prépare ce que je vais lui dire.

Je flippe un peu parce que le message sur mon répondeur s’est effacé tout seul, que je n’ai pas eu le temps de noter le numéro, que je n’ai pas bien entendu le nom du mec, qu’il va falloir que j’appelle les renseignements, et que ça promet d’être simple, ça, tiens, depuis Agadir.

Mon père me surveille du regard. J’essaie de participer à la conversation, mes genoux tremblent.

On y arrive, finalement.

Je passe un quart d’heure à patienter sur un standard. C’est pas grave, c’est pas comme si j’appelais depuis le Maroc et que j’étais déjà à découvert.

J’arrive à joindre le type, enfin.

Ça faisait longtemps que je n’avais pas entendu une voix agressive comme ça.

  • Bonjour monsieur, LBA à l’appareil [bla, bla, bla]…
  • Bon très bien, je vous propose un rendez-vous demain.
  • Ce serait volontiers, mais je suis en déplacement en ce moment.
  • En déplacement ? Quoi, en déplacement ?
  • Ben, en déplacement.
  • Bon, quand est-ce que vous êtes disponible, alors ?
  • Le 27 n’importe quand dans la journée.
  • Le 27 je peux pas. Le 28, 11 heures.
  • Le 28 je ne peux qu’à l’heure du repas.
  • Comment ça à l’heure du repas ?
  • Ben, comme c’est écrit sur mon CV je suis encore en CDD. J’ai des obligations vis-à-vis de mon employeur actuel.
  • En CDD ? Mais ça va pas aller, moi il me faut quelqu’un début janvier.
  • Mais je peux très bien m’arranger avec mon employeur.
  • Non, non, non, il me faut quelqu’un début janvier.
  • Je peux très bien m’arranger avec mon employeur.
  • Non, il me faut quelqu’un début janvier.

Fin de la conversation. Je raccroche un peu stressée. Non, franchement énervée.

Quelle idée de partir en vacances après avoir envoyé des CVs aussi. J’y avais pas droit alors, à cette semaine de pause ?

J’ai besoin de parler à quelqu’un. Je sais que je ne peux pas, qu’on va me faire comprendre que je gâche les vacances de la famille et que je ne pense qu’à moi.

Je me tais. Je suis les autres à Marrakech.

C’est fatigant d’avoir peur de leur réaction tout le temps.

Fatigant de craindre mon père.

Fatigant de soutenir le sourire un peu condescendant de ma mère.

J’ai envie de rentrer.

Comme j’avais besoin de montrer que je suis une grande fille, j’ai parlé de Pierre.

J’avais le cœur qui battait tellement fort qu’on pouvait suivre ses mouvements à travers le T-shirt. Je savais pas que c’était possible.

Ma mère m’a répondu « C’est ta vie », et mon père a dit « Alors comme ça tu as des projets ? »

J’ai dit oui, en sachant très bien que ce n’était pas vrai. On a pas la même définition du mot « projet », tous les deux.

Voilà, je l’ai écrit. J’ai fait ma petite crise d’ado à deux balles. J’ai écrit ce que je n’ai pas le droit de penser et j’en suis désolée.

J’essaierais de plus le faire.

Je demande que ça, moi, de rentrer enfin dans le droit chemin.

Mais j’ai fini par m’asseoir dans le RER B.

Par retrouver Nico et AnotherDay à la maison.

Qu’est-ce que ça fait du bien putain.

Est-ce que c’est normal de se sentir plus en famille avec eux ? Avec des mecs que je ne connais pas depuis six mois ?

J’ai bu tout ce que j’ai pu, parlé tant que j’ai pu – ils ont vraiment du mérite – et je suis plus ou moins tombée dans les pommes.

Je me suis réveillée dans mon lit, enfin, dans celui de Pierre.

Ils m’avaient porté jusqu’à la chambre pour que je puisse dormir à l’aise.

Ça allait mieux.

Je ne sais pas trop que retenir de tout ça.

Ah, si.

Que des vacances sans Pierre, ça n’a aucun intérêt.

Courage, s’il ne s’est pas enfui avec la crémière, on se retrouve dans deux jours.

H-10

Je fais dans les notes originales en ce moment. Après la note super courte, voici en exclusivité, ici, pour vous : la note de bonne humeur.

Attention, c’est rare, profitez-en.

J’en reviens pas : je suis toute émoustillée, j’ai envie de sauter partout, de faire des bisous à mes collègues. Même à l’autre connard au bout du couloir[1].

Encore un jour et demi, encore 11 heures de boulot, encore 660 minutes, encore 39600 secondes, et je suis en vacances.

Une semaine sans Big-Boss.

Une semaine sans logiciel.

Une semaine sans version 37, sans version 42, une semaine sans version du tout.

Le pied.

Comme quoi, le bonheur se joue à peu de choses. Être bien entourée, par exemple, ça aide.

Aujourd’hui, devant toi, public, je tiens à remercier Pierre et mon papa pour leur chantage affectif acharné.

Je m’explique. Parmi les quelques toutes petites névroses que je traîne, il y en a une qui fait que j’ai absolument besoin qu’on m’aime.

Vu comme ça, je sais, c’est pas très original. On va reformuler et dire, par exemple, que je me passerais plus facilement de despés ou de cigarettes.

Et ça a un effet secondaire un petit peu gênant. Je vous laisse juger par vous-même : je suis parfaitement incapable de demander un jour de congé.

Mais faut me comprendre. J’ai peur de faire de la peine à mon patron. Peur qu’il m’aime moins. Peur qu’il ait besoin de moi.

…Et c’est là que je m’aperçois que ces dernières semaines m’ont fait le plus grand bien.

Big-Boss, besoin de moi ? Ah, la bonne blague !

Une fois qu’on a intégré ce raisonnement, je ne vous raconte pas ce que ça détend.

Un exemple. Ce matin, j’étais en train de lui présenter la version 372 d’un document tout à fait vide d’intérêt.

Avec les quinze millions de changements du mois de décembre, le texte ne correspondait même pas aux captures d’écran.

Ça a pas eu l’air de le choquer plus que ça.

Il est parti comme d’habitude dans un délire incompréhensible. À revenir en arrière, à partir sur les côtés, à s’évaporer dans des sphères supérieures.

Je le regardais en souriant, je le trouvais mignon, je le plaignais un peu et j’attendais qu’il finisse[2].

Et puis je me suis aperçue qu’il s’était mis à me parler complètement d’autre chose. Qu’il me présentait une idée, lumineuse comme toujours, mais concernant une version qui n’existera certainement pas avant avril, puisque bizarrement, coder c’est toujours nettement plus long que de produire des idées.

Et moi en avril, mon chou, je serai plus là.

Je serais au chômage, je serai retournée chez mes parents, je serai nonne, je serai tout ce qu’on voudra, mais je ne serai plus là.

Il était lancé. Plus moyen de l’arrêter. Pas moyen de sortir.

Alors j’ai fait ce que j’avais envie de faire depuis un quart d’heure, ce que l’on fait quand les problèmes vous passent loin au-dessus, quand on a plus rien à perdre. J’ai fait ce que l’on fait dans les pubs pour le loto.

J’ai éclaté de rire.

Quand je vous dis que ça va mieux !

Bref. Au moment de poser mes jours de congé, c’était pas encore la même chanson.

À l’idée d’aller voir Big-Boss numéro 2 et de lui demander s’il-te-plaît pardon, est-ce que je pourrais rentrer chez moi le soir de Noël, j’avais le sang qui coagulait.

C’est ici qu’entrent en scène les hommes de ma vie.

Chacun à leur façon, ils m’ont mis un sévère coup de pied au cul, une épée de Damoclès au-dessus de la tête, un couteau sous la gorge.

C’est mon père qui a commencé. Il y a quelques mois, il m’appelle au bureau.

  • Coucou, LBA, qu’il me dit. Je me demandais, comme ça, ça te dit de passer Noël au Maroc en famille ? Bon, évidemment, t’es pas forcée, hein, si tu ne veux pas, on comprendra très bien.

Et de me parler de mon frère qui va nous rejoindre depuis Londres et qui a déjà pris ses billets. Et de mon autre frère qui nous attend à Agadir et qui est en train de tout préparer. Et de ma sœur qui saute à pieds joints partout dans la maison, tellement elle est contente de passer les vacances avec moi. Et de ma mère, à laquelle ça fait tellement plaisir de retrouver enfin ses quatre enfants d’un coup.

Mais si tu veux pas venir, hein, je te force pas, bien sûr. Je suis sûr que ta mère comprendra.

Et de continuer, de parler shopping dans les souks, de Noël par trente degrés à l’ombre, des filles seins nus à la piscine de l’hôtel, de mosquées magnifiques, des couleurs du désert, d’une famille unie couleur sépia qui sourit devant un palmier enguirlandé.

Moi, j’aime bien les pays froids. D’ailleurs, j’ai décrété unilatéralement que le plus beau pays du monde, c’est l’Écosse.

J’ai un peu peur d’une semaine type club Med.

Je préfèrerais mettre une burka qu’un maillot de bain.

Je me demande si je peux survivre une semaine avec mes parents préférés.

Je pèse tous les éléments en présence, et je réponds ce que j’ai à peu près toujours répondu à mon père. J’attends qu’il se taise et je dis :

  • Oui Papa.
  • Super. J’ai pris les billets. On décolle le 17, on atterrit le 26. Tu poses tes jours ?

Mon père a un art tout particulier pour déguiser ses ordres à grand renfort de points d’interrogation. J’admire.

À ceux qui se demandaient qui je choisis entre mon père et mon patron, je peux maintenant répondre, forte de ma belle expérience toute neuve : entre les deux, c’est mon père qui gagne.

Et j’ai posé ma semaine.

J’ai passé quelques jours à me remettre doucement de mes émotions, et c’est Pierre qui est monté au créneau.

  • LBA, qu’il a dit, mes parents demandent si tu veux passer le Nouvel An chez eux. Il y aura de la vraie neige, des vraies montagnes, des vrais oncles et tantes, et un super sapin bien de chez nous. Ça te tente ? Si tu veux pas, tu me le dis, hein.

Pierre a un avantage sur mon père. Lui, il ne me parle pas au téléphone. Il est devant moi.

À son regard au moment de dire « Si tu veux pas, tu me le dis, hein », j’ai su que si je refusais, je foutais sa vie en l’air.

  • D’accord, j’ai répondu. Faut vérifier quand même quel soir c’est le Nouvel An, parce que si c’est en semaine… Tu crois que je peux faire l’aller-retour en train dans la nuit ?
  • C’est un week-end, j’ai vérifié. Et puis, je les ai déjà prévenus que tu posais le 2 janvier, pour rester un jour de plus.
  • Ah bon. D’accord.

Et j’ai réussi cet exploit : j’ai rempli deux feuilles roses dans la même semaine.

Je suis allée voir Big-Boss numéro 2 deux fois, avec mon bout de papier tremblotant dans ma main, pour quémander une signature.

Je suis vraiment en train de devenir une grande fille.

Plus que dix heures, et je suis en vacances.

Plus que 600 minutes.

Plus que 36000 secondes.

Je crois que je vais jouir.

Pour être tout à fait heureuse, c’est pas compliqué, il ne me manque plus qu’une seule chose. Il faut simplement que le petit Papa Noël descende du ciel et dépose dans mes souliers un boulot passionnant et bien payé.

Je crois que ça n’est pas vraiment gagné.


[1]             Non, pas Big-Boss, un autre. Ils sont plusieurs connards, figurez-vous. Mais après enquête, tous avec un lien de parenté.

[2]           Je reformule : j’espérais qu’il allait finir avant le début de mes vacances.

              Promis, c’est ma dernière note de bas de page. Pour aujourd’hui.

Faut pas forcer la Nature

Quand j’étais petite, même s’il y avait quatre mètres et demi de neige devant la porte de la maison, même s’il y avait des émeutes, que la France était coupée en deux, que les profs étaient en grève et que j’avais un cancer en phase terminale, il fallait que j’aille à l’école.

Je pouvais pas y couper.

J’ai tout tenté, et j’ai réussi une fois : j’avais traîné une appendicite pendant trois ans et on s’en est aperçu un beau matin. On s’en est aperçu quand elle s’est transformée en péritonite aigüe, la fourbe.

Ce jour-là, j’ai remplacé le cours d’histoire par une séance sur le billard, et je ne suis pas sûre d’avoir gagné au change.

De cette histoire de péritonite, de ces trois ans de mal de ventre, de ces trois ans à finir aux urgences régulièrement, de ces trois ans où l’on m’a diagnostiqué tous les cancers du monde, j’ai retenu une chose : plutôt mourir que d’aller chez le médecin.

Le médecin, c’est mal.

On y va parce qu’on est malade (ou alors, on est con).

On lui décrit la douleur, il prend un air inspiré, il nous parle de nous d’un air un peu paternaliste, parce qu’il comprend les jeunes, lui.

Il nous prescrit plein d’examens auxquels on ne comprend rien, et qui vont encore coûter la moitié du PIB des Émirats Arabes Unis, il nous dit que c’est peut-être une grossesse extra-utérine, mais qu’il ne faut pas s’inquiéter, il noircit une feuille de noms de médicaments que je ne prendrais pas de toute façon, il demande si je préfère le Gorioxnomyl ou Daronymaze, et il ne m’entend pas quand je lui réponds que je m’en tamponne.

Il me raccompagne à la porte en me tenant la main d’un air compatissant, insiste pour que je le tienne rapidement informé des résultats, me dit à bientôt une larme au bord de l’œil.

Je me retrouve sur le palier. Il m’aurait presque fait flipper, le con.

Du coup, je me suis fait avoir deux ou trois fois. Je me suis lancée dans le marathon scanner / échographie / piqûre / analyses diverses.

Au laboratoire, je sélectionne sur la playlist du médecin (certains appellent ça une ordonnance) les deux ou trois examens qui me reviendront le moins cher.

Deux jours après, je reçois un coup de fil : c’est mon médecin adoré qui m’explique que tout va bien. J’ai juste atrocement mal au ventre, mais je ne suis pas enceinte, je n’ai pas de cancer, et je serais certainement ravie d’apprendre qu’il y a trois mois, je n’avais pas le sida.

Dans ces cas-là, je soupire, je prends mon mal en patience et je prends un Spasfon.

Je ne rigole pas, c’est ce qui m’arrive à chaque fois.

Alors forcément, mardi soir, quand j’ai eu l’impression que la partie gauche de ma colonne vertébrale venait de se superposer avec la partie droite, j’ai gémit, pleuré, hurlé, mordu mon oreiller, mordu Pierre quand il passait par là, mais non, non, s’il-vous-plaît, tout, mais pas le médecin.

Pierre a insisté comme il a pu pendant dix minutes, et puis il a lâché l’affaire. Comme il avait commis l’erreur suprême de me faire un massage quelques heures auparavant, je le soupçonne de s’être senti responsable, et d’avoir eu peur qu’un médecin découvre que c’était lui qui m’avait rendue paraplégique.

Il y a des moments où on a pas forcément envie de savoir la vérité.

J’ai repensé à ma Môman et à ce qu’elle aurait fait dans ce cas-là.

J’ai pensé à mon Big-Boss et à ce qu’il penserait si je me débinais à cause d’une vague histoire de vertèbres.

Alors, j’ai passé une nuit blanche, tout l’appart’ aussi puisque je criais, et puis j’ai pris ma respiration, je me suis levée [compter une bonne demi-heure rien que pour se redresser] et je suis allée bosser.

J’ai passé la journée avec l’impression d’être Dark Vador. Je devais bouger tout le buste pour pouvoir regarder sur le côté, j’avais la voix poussive de celui qui va mourir bientôt dans d’atroces souffrances, mais ce n’est pas grave, je l’ai fait pour la patrie, sois heureuse, occupe toi de Junior et dis-lui que je l’aimais.

Alors, j’avoue, le soir en sortant du bureau, j’ai craqué.

J’ai pris RDV chez le chiro. J’ai fait du chantage affectif à Pierre pour qu’il m’accompagne. Il n’y a même plus moyen que j’aille chez le médecin seule, ça me porte malheur. Je suis sûre qu’il a été ravi de patienter une heure et demie pendant que je me faisais arracher les omoplates.

Un rendez-vous chez le chiropracteur, ça se passe en deux parties.

D’abord, il faut qu’il remplisse ses fiches.

Il vous pose plein de questions sur vos cancers, vos dépressions, et la durée de vos règles.

Je lui ai demandé si ça le choquait que je m’allonge à côté de la chaise pendant qu’il me parlait.

  • Je voudrais pas être malpolie, j’ai dit. Mais là, je souffre un peu la mort.

Bref, j’ai passé une demi-heure à me rouler sur le sol, à chercher la position la plus vivable, et à lui répondre par des grognements.

Et puis on est passés aux choses sérieuses. Je vous passe les détails. Ça a été atroce. Il m’a fait craquer des machins, je ne savais même pas que ça existait.

En fait, ça a été une expérience tellement traumatisante que plus jamais personne ne pourra me toucher.

Ce que j’ai surtout retenu, ça a été la réaction du médecin pendant les deux premières minutes, quand il a commencé à me palper le dos.

Il a dit :

  • Ah ouais, quand même. Vous n’y êtes pas allée avec le dos de la cuiller…
  • Boh, j’ai rien fait, moi, ça c’est coincé tout seul.
  • Mais si, enfin, c’est le stress qui fait ça. C’est votre corps qui parle et que vous ne voulez pas écouter. Vous avez quelque chose qui vous pèse. Vu l’état de votre dos, je dirais plutôt que vous en avez plusieurs. Vous voulez résister, vous refoulez, et votre dos vous rappelle à la réalité.
  • Aïe. Vous me faites mal, là.
  • Vous voyez ? J’avais raison.

Révélation.

Pendant qu’il continuait à me démonter la colonne vertébrale, j’ai commencé à réfléchir. À méditer, même.

Fin de la séance.

On va manger un morceau et on rentre en métro.

Je pense tout haut, et coup de bol, Pierre m’écoute.

Je finis par dire :

  • Tu sais, peut-être que je suis pas si en forme que ça, en fait.

Ses yeux sortent de ses orbites : je viens d’inventer l’eau chaude.

Il soupire :

  • LBA, ma chérie. Tu t’es mise à pleurer sans raison trois fois cette semaine. Dont une fois en te réveillant dimanche matin.

Argh. Pierre, one point.

Mais je vais pas me laisser avoir comme ça.

  • Oui, oui, je sais, mais bon, c’est la fatigue, je sais même pas pourquoi je pleurais, alors, je vais pas en faire une montagne. Et puis je n’ai aucune raison d’être malheureuse d’abord. Je suis très heureuse. De toute façon, recommencer une dépression, c’est pas une option. Donc : ça va passer. Je vais me reprendre en mains, et ça va passer.
  • Ton boss t’a torturée pendant deux semaines. Tu flippes à mort pour ces histoires de boulot en février. Tu n’arrives pas à parler à tes parents alors que tu as des choses très importantes à leur dire. Tu as peur qu’ils ne te comprennent pas et qu’ils te rejettent. Du coup, tu as absolument besoin d’un boulot, pour au moins ne pas être dépendante d’eux financièrement. C’est le serpent qui se mord la queue. Tu te demandes comment font les gens normaux pour gérer leur budget. Et moi en ce moment, je rentre, je suis fatigué, un peu tendu… T’as quand même connu des jours meilleurs.
  • Mais il y a plein de gens qui ont un patron chiant. Il y a plein de gens qui ne parlent pas avec leurs parents. Et ils n’en font pas tout un fromage. Ils n’emmerdent pas leur monde avec ça. Ils ne se coincent pas le dos juste pour attirer l’attention.
  • Ben si, justement, et c’est normal. Toi, dès qu’il se passe quelque chose, tu prends sur toi. Respire, putain. Tout n’est pas de ta faute !

N’en jetez plus.

D’accord.

Je vais prendre le problème différemment.

On va dire que j’ai le droit de me planter si je veux d’abord. Si je me plante, je serais peut-être une grosse bouse incapable, mais une grosse bouse incapable avec un Pierre rien que pour elle.

On va dire que je vais commencer par dormir et me reposer (plus jamais sur le côté gauche, plus jamais), prendre des bains avec du jazz.

Et puis doucement, je vais m’attaquer aux problèmes un par un, dans le calme, la joie et la bonne humeur.

Ne pas oublier que si je me plante, c’est pas de ma faute, c’est pas de ma faute.

Et puis merde, j’ai déjà fait des progrès : je suis allée chez un médecin.

C’était mon exploit du mois. En plus, j’ai fait deux fois les urgences le week-end dernier.

J’y retourne plus pendant dix ans, c’est officiel.

Une fois que j’aurais passé le rendez-vous de vendredi midi, parce que là, je douille encore sévère.

Trois mois de sursis

Trois mois de sursis.

Alors, voilà, c’est tout ce que j’ai gagné.

J’ai bossé comme une folle les premières semaines de novembre, et puis depuis, plus rien.

Tant que je ne suis pas dans l’œil de mire du patron, je me terre dans mon bureau et je fais semblant de travailler. Ça ne sert à rien de se fouler pour un projet qui aura encore changé du tout au tout d’ici quinze jours.

Ça me laisse tout mon temps pour réfléchir – et finalement, c’est un peu déprimant.

Il me reste deux mois et demi ici.

Selon l’humeur du moment, c’est soit encore deux mois et demi à avoir envie de sauter par la fenêtre et de transformer Big-Boss en hot dog ; soit plus que deux mois et demi pour trouver un autre boulot.

En fait, non, c’est les deux en même temps. Je suis d’humeur schizophrène.

Je me revois quelques mois en arrière, abandonnée sur le marché du travail, toute petite au pied de la montagne, à me demander comment je vais bien pouvoir m’en sortir.

Rien n’a changé.

Si, j’exagère. La donne a changé un peu quand même.

Plutôt mourir que de redevenir à la charge de mes parents.

Surtout que pour eux pas de boulot, ça veut dire pas de nécessité de vivre à Paris, et donc pas la peine de payer le loyer de ma piaule.

Donc, retour à Melun – et ça, y a même pas moyen.

Bon, comme d’habitude, je tourne autour du pot alors que j’ai quelque chose de très précis à dire et une question à poser.

Je sens que je vais le regretter toute ma vie.

Je vous avais dit que d’ordinaire je ne parle que de ce que j’ai réussi ?

Que je n’évoque jamais les tentatives avortées, les échecs un peu honteux ?

Eh ben, cette note est à marquer d’une pierre blanche. Je vais faire un truc extraordinaire : je vais faire l’inverse.

Et tant qu’à faire les choses jusqu’au bout, je vais raconter tout ça sur Internet, comme ça, ça me fera une thérapie de choc.

Comme dirait l’autre, si ça me tue pas, ça me rendra plus forte.

Voilà.

Je voudrais bosser en librairie.

Il y en a une en particulier qui m’intéresse. Une grosse librairie du VI° arrondissement, que je ne nommerais pas ici, évidemment.

J’ai rédigé une belle lettre de motivation. Je l’avais mise dans l’enveloppe, pris ma plus belle plume pour rédiger l’adresse, choisi un timbre qui veuille dire « Je vous aime, épousez-moi », sans sous-entendre « Je suis aux abois », quand mon téléphone a sonné.

C’était ma Môman, qui voulait m’avertir qu’elle connaît très bien quelqu’un qui connaît très bien quelqu’un qui a un poste important dans cette boîte.

Ah.

En résumé, elle veut essayer de me filer un coup de piston.

Et, ça paraîtra étrange à certains et parfaitement logique à d’autres, ça me pose un problème.

Oui, ça me pose un problème à cause du regard des autres. Dans l’imaginaire commun, qui dit « piston » dit « incapacité chronique ».

Je sais bien qu’il y a des milieux professionnels qui fonctionnent entièrement comme ça. Pour n’en citer qu’un et complètement au hasard, celui de l’édition, par exemple, auquel j’ai donné mes plus belles années.

Enfin, celui de l’édition en particulier, et celui de la culture en général.

Pas de bol, il me semble que la librairie, ça a quand même quelque chose à voir avec la culture.

Je me fais engueuler par mon entourage.

Il y a les grandes théories de mon père sur la différence entre le piston et les relations. Pour lui, le pistonné, c’est le neveu profondément incompétent qui aurait été totalement incapable de trouver quelque chose tout seul.

Pour mon père bien entendu, il va de soit que je ne fais pas partie de cette catégorie.

Ça serait évident aussi pour moi, ça serait parfait.

Il y a Pierre qui m’explique qu’il ne voit vraiment pas le problème dans le fait d’être pistonnée, puisque je n’ai rien à prouver.

Rien à prouver ? Ben, justement, c’est là que le bât blesse.

Le piston me pose un problème parce que j’ai passé les six dernières années de ma vie a essayer de prouver à mes parents que je peux être – que dis-je, que je suis – une adulte responsable et indépendante.

Quand j’ai reçu ma première paie, que j’ai payé mon premier loyer, mon premier contrat d’assurance, ma première facture d’électricité, de téléphone, etc[1], j’ai pas mangé pendant deux semaines, mais j’étais pas loin du septième ciel.

Je ne veux pas dépendre d’eux. Je ne veux pas leur devoir quoi que ce soit. Je ne veux pas, tout simplement parce que sinon, je ne serais jamais capable d’assumer mes choix de vie vis-à-vis d’eux.

Pour habiter avec mon copain hors mariage (pareil, un exemple au hasard), faut encore que je m’accorde la licence morale de le faire. Pour m’accorder cette licence, faut que je sois parfaitement indépendante.

Il faut que si je me plante, je ne puisse m’en prendre qu’à moi.

Il faut que si je me plante, je sois capable de me relever toute seule.

Le piston me pose un problème à cause de quelque chose que je n’ai pas avoué[2].

Je ne vous ai jamais raconté comment ça s’est passé quand je suis arrivée dans la boîte dans laquelle je suis en ce moment ?

Je venais de finir mon dernier stage. Mes parents, stoïques, cachaient leur angoisse. Fillotte débarquait sur le marché du travail, avec seulement un bac +5. Dur.

Autant dire que je n’avais pas du tout la pression.

Un jour, mon père déjeune avec l’un de ses fournisseurs, lequel commence à lui parler de sa fille qui n’en fiche pas une dans ses études, parce qu’elle sait pertinemment que chez elle, le fric, ça pousse sur un arbre, planqué quelque part dans un placard.

Quand les gens commencent à parler de leurs enfants et de tous les problèmes que ça entraîne, mon père, en règle générale, regarde ses pieds. Il regarde ses pieds tout simplement parce que lui, ses gosses, il en est super fier.

Quand quelqu’un te dit que son aîné vient de louper son BEP et le second sa troisième tentative de suicide, c’est pas vraiment facile de lui répondre, que non, moi, ça va, mon aînée a tant d’années d’avance, le second termine Polytechnique[3], etc.

Forcément, ce jour-là, il a sauté sur l’occasion. Il a expliqué que j’avais fini mes études, que j’étais au chômage (depuis trois jours, au moins), et qu’il s’inquiétait beaucoup.

Dans l’œil du fournisseur, une lumière s’allume. Il laisse son numéro de portable pour que je le rappelle, il a une correction de brochure à me proposer.

Évidemment, vu de l’extérieur, ce qu’on comprend, c’est que le fournisseur, malin, a trouvé le moyen de séduire l’un de ses clients.

Mais je le connais, moi, le bonhomme (oui, pour ceux qui ne l’ont pas reconnu, c’est Big-Boss). Il avait vraiment une brochure à corriger, et il s’est dit qu’il pourrait me la filer.

Ensuite, c’est allé très vite.

En sortant du restaurant, mon père m’a téléphoné.

J’ai rappelé Big-Boss avant même qu’il n’arrive à sa voiture.

Il m’a fixé rendez-vous dans l’après-midi.

J’arrive toute pimpante. Il me pose plein de questions qui n’ont aucun sens. Sur le coup je trouve ça rigolo. Si j’avais su, tiens.

À l’instant T, il m’interroge sur ce que j’aimerais que les gens disent de moi. J’ai répondu : « Que je suis efficace. »

Son œil droit s’est mis à briller (oui, ce mec a le regard expressif), et il a créé un poste pour moi.

Oui, ce mec est un impulsif.

Ce qui est allé moins vite, ça a été le temps qu’ont mis les gens de l’entreprise pour se souvenir de mon prénom plutôt que de mon nom de famille.

Voilà.

Mon premier boulot, c’était du piston – ou non, ça dépend des définitions, on va pas entrer dans le débat. Le second, j’aimerais vraiment bien le trouver moi-même.

Le piston me pose un problème aussi parce que si je me plante en envoyant une candidature spontanée, je ne peux m’en prendre qu’à moi. Je sais que j’ai fait de mon mieux, que mon profil ne correspond pas. Et puis si j’ai merdé, c’est de ma faute. Je garde ça pour moi, j’en tire les conclusions qui s’imposent, et je passe à la suite.

Mais là, si ça marche pas ? Comment je saurais, moi, que ce n’est pas parce que ma mère a dit ce qu’il ne fallait pas au mauvais moment ?

Comment je sais si, finalement, ça ne serait pas beaucoup mieux passé en candidature spontanée ?

Ce qui m’inquiète, ce sont les intermédiaires. Ce sont des gens bien, hein, mais j’ai toujours eu l’intime conviction qu’ils avaient une très mauvaise image de moi.

Tant que ce ne sont que des amis des parents, ce n’est pas grave. Quand ils deviennent des amis de l’employeur potentiel, c’est plus gênant.

Voilà. Je viens de gratter trente-deux pages pour exprimer mes réticences.

De l’autre côté de la balance, les arguments sont moins longs, mais j’ai peur qu’ils pèsent plus lourd.

Les Trente Glorieuses, c’est fini ma petite LBA. Il est temps de mettre son ego dans sa poche, avec son mouchoir dessus.

Sur cent CVs envoyés en candidature spontanée, quatre-vingt-dix-sept tombent amoureux de la corbeille à papier avant même d’être sortis de l’enveloppe.


[1]             Cette liste n’est pas exhaustive.

[2]           D’ailleurs, c’est marrant, depuis la note sur les vingt choses inavouables, j’ai trouvé plein d’autres trucs dont je ne parle jamais.

              Je vous ai fait une note plutôt soft en fait.

[3]             Cette liste n’est pas exhaustive non plus.

L’amour du risque

Ça ne vaut peut-être pas le coup de faire une note là-dessus, mais c’est à ça que sert ce blog après tout.

Alors voilà : ce week-end je me suis fait mordre par un rat.

Ça avait bien commencé, pourtant.

À 18 h 30 vendredi, Big-Boss n’est pas entré dans mon bureau pour me tenir la jambe jusqu’au lundi matin.

Exceptionnel.

J’avais trouvé le courage et l’énergie de passer chez mes parents.

Fabuleux.

Personne ne m’a violée dans le RER.

On s’est fait un bon début de soirée tous les quatre.

Couscous au restaurant, avec les parents de bonne humeur, la petite sœur que je n’avais pas vue depuis la rentrée et qui a pris cinq centimètres.

Pas de prise de tête intempestive. Pas de besoin pressant d’entrer dans le costume de la fille parfaite pour voir un peu de lumière dans leurs yeux.

Je me disais même que c’était dommage que Pierre ne soit pas là.

En rentrant à la maison, mon père s’est mis à jouer Maréchal, nous voilà[1] sur la batterie de la petite. C’était marrant.

Fondu enchaîné au blanc, musique de Noël et gros plan sur le sapin.

Vers 23 heures, après avoir mis la petite au lit – enfin, devant la télé –, après que Maman se soit couchée, mon père et moi, on est ressortis en catimini.

Direction : le pub.

À chaque fois que je vais chez eux, on va se biturer tous les deux dans le seul pub acceptable de tout le 77.

C’est un endroit assez étrange. Quand on a commencé à y aller, la clientèle était beaucoup plus variée. Mon père en costard et moi en  salopette – on a tous eu dix-huit ans –, on ne jurait pas du tout dans le décor.

Maintenant, la moyenne d’âge est de vingt-cinq ans.

Longueur de cheveux moyenne : quarante centimètres. Piercings et tatouages bienvenus.

Et nous on va joyeusement se biturer en famille.

On se saoule en écoutant les rocks de notre adolescence. Ça détend.

Vers 00 h 30, donc, mon père était en train de m’expliquer que telle grand-tante est devenue complètement vieille et qui si je voulais la voir avant la fin, fallait que je me secoue.

Je lui répondais pendant les couplets.

Pendant les refrains, je gueulais avec tout le monde sur Off Spring.

On avait eu I want it all, on avait eu Led Zeppelin et deux ou trois autres moments de bonheur. Je me sentais plus.

On avait bu une bouteille à deux au restaurant, je terminais ma deuxième pinte, je discutais avec mon Papa sans avoir besoin de jouer la comédie : j’aurais pu mourir à ce moment-là.

J’étais plus ou moins en transe.

Et bizarrement, il se passe toujours des choses étranges quand on est en transe.

En l’occurrence, il y a eu une sorte de vague. Les filles sont montées sur les chaises et sur les tables. Les garçons se sont levés et ont empoignés leur blouson.

Je ne me suis pas vraiment demandé ce qui se passait. Je me suis simplement dit : « Oh. »

Quand on a bu, on est un peu moins réactif qu’à l’ordinaire, il parait.

Pourtant, je l’avais vu.

Je crois même que j’étais la première. Ça faisait bien cinq minutes que je le regardais trotter et que je me disais qu’il était bien mignon ce rat, et que peut-être c’était une souris, et est-ce qu’une souris, ça peut-être marron ?

Bref. Les cris des demoiselles couvraient la musique. Mon père était debout sur son tabouret.

Les garçons s’étaient mis à poursuivre la bête, tous blousons brandis, histoire de ne pas l’attraper avec les mains.

Parait que ça mord, ces bêtes-là.

Je n’ai jamais aimé toucher les animaux. C’est sale, ça ne se lave pas, ça se roule dans sa propre merde, on ne sait jamais si ça ne va pas mordre ou griffer, et en plus ça ne mange pas équilibré.

Mais depuis quelques semaines, il y avait eu un changement dans ma vie. Un truc important. Un truc qui te transforme un regard sur l’existence. Un chat.

Une boule de poil adorable qui ronronne quand on la caresse sous le menton.

Vous prenez ça, vous y ajoutez la dose d’alcool que j’avais dans le sang, et même si ça ne change rien au ridicule, ça explique une partie de mon geste.

Ils voulaient le rat ? Ben, suffisait de le ramasser. C’est ce que j’ai fait.

Je confirme : ça mord, ces bêtes-là.

Bref. Je suis allée voir le patron[2] un peu penaude.

Ma main dégoulinait de sang. Je repeignais tout ce que je touchais.

Je lui ai dit : « Euh, t’énerve pas, mais… je crois que t’as des rats. »

Il est devenu blanc, il a appelé sa femme de la main gauche, le videur de la main droite. La première m’a emmenée dans l’arrière-salle pour mettre un pansement, le second s’est fait vertement remonter les bretelles.

Je n’ai pas vu les épisodes suivants : je me suis fait embarquer par mon père en douce, il m’a mise dans la voiture sans trop me demander mon avis.

Direction : les urgences.

J’ai cherché le docteur Carter partout, et je suis tombée sur une bonne femme faussement jeune qui m’a expliqué que les morsures de rats, elle n’y comprenait rien, et qu’elle allait demander leur avis aux internes.

Je suis repartie de là avec de la Bétadine et un comprimé d’Augmentin.

Merci les gars.

Les gens font toujours une tête bizarre quand on raconte qu’on s’est fait mordre par un rat.

Prenez Pierre, par exemple : je n’étais pas arrivée chez lui depuis dix minutes qu’il m’a envoyée dare-dare aux urgences de la Pitié, dûment pistonnée par une de ses amies en médecine, qui avait parlé de moi à un interne, qui avait parlé de moi à un médecin.

Passage express : je suis entrée à 18 h 20, sortie à 18 h 40.

Même le docteur Carter, il aurait pas fait mieux.

Ça fait un peu mal à la citoyenneté de passer devant une armée de blessés de guerre.

Je me déculpabilise comme je peux en me répétant que franchement, je ne suis pas restée longtemps, et que de toute façon, je ne maîtrisais rien.

L’interne est passé me voir discrètement en me disant :

  • Bon, c’est toi, LBA ? Oui, Unetelle m’a appelé pour me parler de ton cas. Alors tu t’es fait mordre par un rat ? Où ça ?

Et moi, bêtement :

  • À Melun.
  • Sérieux, t’es de Melun, géant, je suis du même coin !

Bref, on s’est éloignés un peu du sujet pendant deux minutes, et puis il a repris son air sérieux et mystérieux. Il est parti en disant :

  • Bon. Je t’envoie un chirurgien. S’il te pose une question, t’es étudiante en médecine.

Ah ?

D’accord.

Le chirurgien entre côté jardin au moment précis où l’interne sort côté cours.

Il reste dans les coulisses et me surveille du regard.

Le chirurgien :

  • Alors mademoiselle, il paraît qu’on s’est fait mordre par un rat ?

Il me sourit. Moi, comme je commence à être au courant que je me suis fait mordre, l’info ne me fait pas trop bondir.

Je hoche la tête et il continue.

  • Paraît que vous êtes étudiante en médecine ?

Regard suppliant de l’interne en coulisses.

  • Euh… Oui.
  • Quelle année ?
  • Euh… Quatrième.
  • Ah, c’est bien. Et vous êtes à la fac où ?
  • Euh…
  • Ici ?
  • Euh… oui.
  • Et vous allez prendre quoi comme option de quatrième année ?
  • Euh…

De l’extérieur, ça n’a pas l’air, mais à ce moment-là, ça se passe très vite dans ma tête.

Bon, si je suis censée être déjà en quatrième année, je ne peux pas dire que je n’ai pas encore fait de choix.

Y a quoi comme options, en quatrième année de médecine ?

Qu’est-ce que je risque s’il me chope ?

Est-ce qu’il fait semblant de ne pas griller que je n’y connais rien ?

Je prends ma plus petite voix, et je sors un mot au hasard, en priant pour que ça existe :

  • Euh… Cardio ?

Il prend un air surpris.

  • Quoi ?

Ah, non, ça ne doit pas exister.

Je ne sais plus trop quoi dire :

  • Je suis désolée, vous comprenez. Je suis franchement sous le choc. Je viens de me faire mordre… J’ai peur d’être malade. Je ne sais plus où j’en suis. Je ne sais plus où j’en suis.
  • Ah. Vous avez pris Physio ?
  • …Euh. Physio. Oui, c’est ça, physio.

Ce mec, c’est soit un con, soit un héros.

Il a fait exactement la même chose que la minette de la veille : un bain de Bétadine, et me dire qu’il faut que j’aille faire des examens anti-rabiques.

Merci mec.

Je suis sortie au bout de cinq minutes, le droit enrubanné et l’ego un peu meurtri.

L’interne m’a fait un sourire complice. J’ai vaguement souri.

Ça m’apprendra une fois de plus que boire, c’est mal, et c’est dangereux. Surtout quand il y a une bestiole qui se balade au moment où je commence à confondre ma gauche et ma droite.


[1]           Attention, mon père est un grand pro du second degré. On a grandi avec sa version reggae de Maréchal, nous voilà. Même que ma petite sœur a compris qu’il ne fallait surtout pas le chanter en public quand elle nous a fait le coup à la prise d’armes de mon frangin.

              Y a des jours dont on se souvient, comme ça.

[2]             Pas le mien, hein. Celui du bar.

Faudra retourner bosser lundi

Depuis le début de la semaine, tous mes soirs sont des dimanches. Je veux pas y retourner.

Je veux pas. Je sais qu’il m’attend, version 22 en main, les yeux brillants.

Je veux ma maman.

Jeudi matin.

J’essaie d’arriver tôt.

Je prends les devants, quarante-six feuilles de brouillon et un stylo, et je me prépare à vider la mer avec une petite cuiller.

Il reprend depuis le début.

Il réécrit cinq fois la lettre d’introduction.

Il s’interroge à voix haute sur chaque mot, chaque virgule.

Je me suis préparée psychologiquement.

J’encaisse.

Et puis il lève la tête, et il dit :

  • LBA.
  • [Ici, mettre cinq secondes de silence et une forte odeur de sueur.]
  • LBA. Ça ne va pas aller.
  • [Parfois on a des pannes de répartie, et c’est jamais au bon moment.]
  • Faut que t’arrêtes de changer d’avis tout le temps. D’ajouter partout de nouvelles idées qui sortent de nulle part.
  • [Là, je propose de ne pas faire de commentaire, il y a peut-être dans l’assistance des âmes sensibles.]
  • On perd du temps, là, faut avancer, faut avancer.

Je fais un petit arrêt cardiaque.

Big-Boss est en train de m’accuser, moi, LBA, de faire perdre du temps au projet parce que je change d’avis en permanence. Il est forcément en train de plaisanter.

Je lève les yeux vers lui, je me dis, c’est pas possible, il va me sourire, et non.

S’il n’y a qu’une seule chose de sûre dans toute l’histoire de l’humanité, c’est qu’à cet instant précis, Big-Boss n’est pas en train de rigoler.

Il est en forme, alors il enchaîne :

  • Et puis, faut que t’arrêtes de prendre des initiatives.

Aïe. Prends ça dans les dents.

J’hésite un instant à lui envoyer la machine à café à la figure, et puis je décide qu’il s’est mal exprimé, il va forcément s’expliquer.

  • Faut que tu arrêtes de prendre des libertés avec le texte comme ça. Je suis obligé de tout réécrire derrière toi.

Je lui répondrais bien, mais je viens d’avaler ma langue.

J’y crois pas. Mon boss a la mémoire tellement courte qu’il a oublié pourquoi il m’a embauchée.

Je bosse sur un logiciel informatique, bordel. J’ai fait des Lettres.

À part traduire leurs concepts de l’informaticien au français, je ne vois pas tellement en quoi je peux servir l’Entreprise.

Mon job dans cette boîte, c’est de leur expliquer pourquoi un cerveau sain ne peut pas et ne pourra jamais comprendre la phrase suivante : « Cliquer sur les corrélations des vendeurs pour visualiser leurs interactions numériques ». (…Et puis essayez, vous, de cliquer sur des corrélations de vendeurs. Vous allez voir, c’est assez sportif.)

Je jure que je n’invente pas.

Avec le boss, je pousse même la mission un cran plus loin et j’utilise des trésors de diplomatie pour lui faire comprendre – sans remettre en cause son écrasante supériorité, cela va sans dire – qu’une virgule, ça ne peut jamais être placée entre un nom et l’adjectif qui le qualifie. Non je te dis. Jamais.

À la place de mon patron, d’autres auraient estimé avoir poussé le bouchon suffisamment loin, et d’un élégant mouvement de la main, m’auraient montré où c’est qu’elle est la porte.

Mais le sens de la mesure n’est pas exactement une de ses qualités. Quand il est lancé, il ne s’arrête plus que pour aller pisser.

  • Non écoute, continue-t-il, si tu veux changer quelque chose, demande moi d’abord.
  • Pour chaque phrase ?
  • Oui, pour chaque phrase. Qu’est-ce qui ne te convient pas, d’abord, dans ce texte ?

Ne surtout pas répondre à cette question.

Je laisse échapper un « Oui, Big-Boss », je prends mes cliques et mes claques, et je me casse.

Nos bureaux sont comme tous les bureaux du monde. Un long couloir avec des cages à lapin de chaque côté.

Je marche droit devant moi. J’ai la musique de Star Wars qui résonne dans mes oreilles, là où je passe, l’herbe ne repousse plus, j’ai l’impression que l’immeuble s’écroule derrière moi au fur et à mesure que j’avance.

J’arrive devant le bureau des zoziaux et je claque la porte.

Je parle très vite. Peut-être que si je parle suffisamment vite, j’arriverai à ne pas pleurer.

Ils m’écoutent sans répondre. Ils ont posé leur souris et leur clavier.

Je ne me souviens plus très bien de ce que je leur ai raconté. Ça commençait par « Vous-devinerez-jamais-ce-qu’il-vient-de-me-faire », et ça terminait comme ça : « Moi-je-vais-me-fumer-une-clope ».

Ils ont pris leur manteau, et ils sont venus[1].

On a passé une bonne demi-heure sur la terrasse du septième.

J’ai fumé huit cigarettes, bu deux cafés, dit une bonne cinquantaine de mots très vilains, pleuré, et on a tous eu froid.

Et puis, il a fallu commencer la version 23.

Je n’y arriverai jamais.

Je trébuche sur chaque phrase. Vingt minutes pour la comprendre, et vingt autres pour la taper. J’essaie de ne regarder ni le clavier, ni l’écran, d’oublier que ces mains font partie de mon corps.

Franchement. Il y aura mon nom sur ce document, putain.

Je peux pas signer un truc dans lequel il y a écrit : « Double-cliquer, sur l’une des données (Sur le graphique lui-même), pour obtenir les interactions, avec les données du groupe d’interaction. »

J’ai le réflexe de supprimer une virgule, de corriger une faute d’accord, et puis je me souviens qu’il va tout reprendre ligne à ligne et que je vais encore me faire engueuler. Alors, je me retiens.

J’ai la sensation de faire passer mon cerveau par le chas d’une aiguille.

Je m’arrache les yeux pour comprendre de quoi il parle. Personne comprendra jamais rien à ce truc, mais j’en ai marre, j’ai plus envie de débattre. Alors, je me tais.

Je sais pas à quoi je sers. J’ai envie de pleurer.

J’ai un peu l’impression de faire la pute.

Je m’accroche toujours.

J’essaie d’entrer dans son jeu et de m’imaginer dans son cerveau, et je finis par aller le voir, armée de la version 23. Ça devait pas être différent quand on descendait dans la fosse aux lions. …Si au moins j’affrontais ça pour assumer mes convictions !

…Et c’est là qu’on peut admirer tout mon talent : Big-Boss en a marre. Tout le monde en a rêvé, je l’ai fait. Il craque avant moi.

Il parcourt ce que j’ai écrit rapidement, le survole, le regarde à peine en fait, et il dit :

  • Non, mais ça me va, là, on est bon.

Putain. J’y crois pas. Je l’ai eu à l’usure.

TADA[2] !!

Dans un monde parfait, à ce moment-là de l’intrigue, ça serait le week-end, le générique, ce que vous voulez.

En fait, dans un monde parfait, il n’y aurait pas mon patron.

Dans l’Entreprise, Big-Boss a déjà une autre idée.

Un document un peu moins axé vente, tu vois, mais pas tout à fait tutorial non plus, parce que pour la notion du tri des tendances, c’est pas ça…[3]

Et puis, finalement, il faudrait le recommencer ce document, mais en prenant un nouvel exemple, tu crois pas ?

Comme dirait l’autre, j’ai un peu froid.


[1]             Oui, faut que je précise que ceux sont presque tous des non-fumeurs patentés et militants. C’est en grande partie à cause d’eux que j’étais furax à cause des histoires de tabac, il y a quelque temps (Note intitulée Je fais ce que je veux, avec ma Carte Bleue, du 14 octobre 2005).

[2]             Ben oui, « TADA ». Comme dirait Gérard Majax.

[3]             Vous avez pas compris ? C’est normal.

Je voudrais qu’il m’oublie

D’habitude, on organise des tours de garde.

Gérer un mec pareil seul, ça serait possible, ça se saurait.

Passez une semaine avec lui : on comprend tout de suite mieux ce qui s’est passé, le jeudi noir. La preuve : on se jetterait volontiers par la fenêtre.

D’habitude, on organise des tours de garde.

Mais en ce moment, je me sens un peu comme Jean-Baptiste recherchant désespérément un copain dans le désert. Je me sens seule.

Disons les choses comme elles sont : Je me sens pire que seule, je suis coincée avec le patron.

Depuis trois semaines, il n’arrête pas.

Le matin, quand j’arrive, il est là. Il fait le guet devant mon bureau.

Quand j’ai l’impression d’y avoir échappé, que je m’assois avec un soupir de soulagement – bruyant, comme il se doit – j’ai droit à un répit de trois à cinq secondes. Jamais plus long.

Mon téléphone sonne :

  • LBA, on m’a dit que tu étais enfin arrivée, tu peux passer me voir, stp ? J’ai eu une idée.

Il paraît qu’on se fait à tout. À avoir froid, à avoir faim, à être malheureux. Ben je ne sais pas qui est le type qui a dit ça, mais c’est un con, permettez-moi de vous le dire. On ne s’y fait jamais, à une phrase comme ça.

À chaque fois que je l’entends dire « J’ai eu une idée », c’est-à-dire environ quinze fois par jour, j’ai le sang qui coagule, le cerveau qui fond, les larmes au bord des paupières et une furieuse envie de retourner dans le ventre de ma mère.

Il maîtrise un art de la torture psychologique particulièrement raffiné. Il varie les méthodes. Il surgit là où tu ne l’attends pas. Il t’achève à l’usure.

Il choisit son jour. De préférence celui de la panne de réveil, du lendemain de cuite, celui de la mort de ton chien, de ton avortement, bref, un jour de merde.

Toi, tu le connais. Tu passes, méfiante, la porte de l’ascenseur. Avant d’entrer dans les locaux, tu jettes un coup d’œil à droite, un coup d’œil à gauche. Pas de danger à l’horizon ? Surveille encore malheureux !

Non, vraiment ? Bon.

On dit bonjour rapidement aux collègues au passage. En un regard, plein de détresse et de pitié, le message passe, ils te disent tout : la bête erre à ta recherche, tu sais que tu n’y échapperas pas.

Je ne comprends toujours pas comment il fait pour être à côté de moi, d’un coup, sans que je le voie venir. Pour être derrière moi quand je me retourne.

Bref. Ça ne sert à rien de tergiverser. Quoi qu’il arrive, ça se passe toujours de la même façon.

Le lundi matin, il a une idée.

Bon, évidemment, c’est un peu urgent. Il aurait fallu que ce soit prêt pour vendredi midi. C’est une question de vie ou de mort. Si ce n’est pas sur son bureau pour la pause dèj, ce sera la fin de l’Entreprise.

C’est pas grave. Ce n’est pas comme si tout ce qu’il a raconté passionnément, pendant ces deux heures et demie n’avaient absolument aucun sens.

Tu avales ta salive. Tu te diriges lentement vers ton ordinateur. Tu restes digne. Tu essaies de penser à la façon dont tu marcherais vers un peloton d’exécution.

Tu vas y arriver.

Lundi midi.

Il a changé deux fois d’idée.

Si les idées (qu’on va nommer, dans un souci de vulgarisation bloguistique, par des lettres), si les idées A, B et C, donc, étaient compatibles, ça ne serait pas tellement un problème.

Un collègue passe en sifflotant le générique de Mission Impossible.

La bête ruse. Dès que tu as l’impression d’avoir compris de quoi il parle, il feinte. Il change de sujet, exactement avec le même ton. Exactement avec le même sourire.

Tu le regardes un peu comme une poule regarde une fourchette, en te demandant s’il le fait exprès.

Lundi. Quinze heures.

Deux changements d’idée supplémentaires.

À chaque fois, il faut tout reconstruire.

Ça te rappelle ces vacances d’été, quand tu avais huit ans, avec ce petit con qui s’amusait à démolir ton château de sable dès que tu avais terminé les créneaux.

Il le fait forcément exprès.

Lundi. Seize heures.

Tu es enfermé dans les toilettes.

Ne nous méprenons pas. Tu n’es pas en train de fuir le boss. Pas encore. C’est simplement le seul endroit où tu peux réfléchir tranquillement, avancer, être productif.[1]

S’il te trouve, il va encore tout foutre par terre.

Bizarrement tu commences à lui en vouloir.

Lundi. Dix-huit heures.

Il veut jouer à ça ? On va jouer à ça.

Tes affaires sont prêtes, ton ordi est éteint, tu as déjà appelé l’ascenseur.

Tu appelles le patron en lui expliquant qu’une telle l’attend dans son bureau, et tu en profites, James Bondien, pour lui poser ton travail sur son bureau.

Et puis, surtout, tu cours. Faudrait pas qu’il te chope avant la sortie.

Mardi. Neuf heures.

Bon, je ne vous refais pas la scène (je me trouve bien gentille, d’ailleurs).

J’insiste simplement pour dire que c’est comme ça tous les matins.

Je voudrais qu’il m’oublie. Pour Noël.

Rewind.

Tu es dans son bureau.

Il a lu le document que tu lui a remis, et il commence à gloser.

Il reprend depuis le début. Ligne par ligne. Mot par mot. Lettre par lettre.

Les mots coulent toujours de sa bouche et ne veulent toujours rien dire.

Un collègue passe en sifflotant la Marche Funèbre.

Tu t’aperçois, dans ses premières phrases, quand tu l’écoutes encore, que tu as réussi à faire exactement ce qu’il te demandait (Dieu existe peut-être, en fait), mais que depuis, il a changé d’avis (ah, non, Dieu doit pas exister).

Au bout d’une heure de réunion, on est toujours sur la première page.

Dès que quelqu’un entre dans le bureau (on est trente, à l’étage, quand même), il reprend l’explication depuis le début. Il relance le débat. C’est les « Eh, George, Robert, Samantha, etc., qu’est-ce que tu penses de ça et bla et bla… »

Plus le temps passe et moins tu es aimable.

Plus le temps passe et moins tu dépenses d’énergie à essayer de lui montrer que tu fais semblant de l’écouter.

Qui veut voyager loin ménage sa monture, et tu peux te tromper, mais là, c’est parti pour durer.

Tu attends.

Mardi. Dix heures, dix heures et demie, onze heures, etc. à Vendredi. Seize heures.

Je vous fais le résumé des épisodes intermédiaires.

J’anticipe un peu sur vendredi, parce qu’en plus je connais déjà la fin de l’histoire, ça fait trois semaines d’affilée qu’il me fait le coup.

J’en suis à la version 14. Je suis un peu fatiguée.

J’ai prie le Seigneur pour qu’Il m’envoie un accident cardio-vasculaire, n’importe quoi, un truc qui me sorte de ce merdier.

Le soir on rentre chez soi. Avec du boulot.

Ben oui, parce que c’est bien joli les lubies du patron, mais en attendant, y a quand même un projet à faire avancer, et ça va pas se faire tout seul.

Du coup, à la maison, on est un peu nerveux.

Pour se détendre, après le dîner, on invente des jeux débiles. On rêve de morpion géant.

Le morpion géant demande un peu d’organisation, une paire de couilles solides, et un total manque de respect pour autrui.

Un peu d’organisation pour faire la liste des noms et des numéros de téléphone de l’immeuble d’en face.

Une paire de couilles solides pour déranger trois fois dans la nuit le rugby man qui habite en face. Celui que vous voyez s’entraîner tous les matins avec ses haltères.

Un manque total de respect pour autrui, parce que le but, c’est de téléphoner aux gens au milieu de la nuit, de les réveiller pour qu’ils allument la lumière. Celui qui obtient le premier une rangée de cinq fenêtres allumées d’affilée gagne la partie.[2]

C’est peut-être pas fin, mais c’est toujours plus malin que de jouer à tue-patron, je trouve.

Bon. C’est officiel. Faut que je cherche un boulot.


[1]             Tu viens de sourire ? Honte à toi.

[2]             Tiens, d’un coup, je comprends mieux pourquoi il y en a qui préfèrent vivre à la campagne.