Faudra retourner bosser lundi

Depuis le début de la semaine, tous mes soirs sont des dimanches. Je veux pas y retourner.

Je veux pas. Je sais qu’il m’attend, version 22 en main, les yeux brillants.

Je veux ma maman.

Jeudi matin.

J’essaie d’arriver tôt.

Je prends les devants, quarante-six feuilles de brouillon et un stylo, et je me prépare à vider la mer avec une petite cuiller.

Il reprend depuis le début.

Il réécrit cinq fois la lettre d’introduction.

Il s’interroge à voix haute sur chaque mot, chaque virgule.

Je me suis préparée psychologiquement.

J’encaisse.

Et puis il lève la tête, et il dit :

  • LBA.
  • [Ici, mettre cinq secondes de silence et une forte odeur de sueur.]
  • LBA. Ça ne va pas aller.
  • [Parfois on a des pannes de répartie, et c’est jamais au bon moment.]
  • Faut que t’arrêtes de changer d’avis tout le temps. D’ajouter partout de nouvelles idées qui sortent de nulle part.
  • [Là, je propose de ne pas faire de commentaire, il y a peut-être dans l’assistance des âmes sensibles.]
  • On perd du temps, là, faut avancer, faut avancer.

Je fais un petit arrêt cardiaque.

Big-Boss est en train de m’accuser, moi, LBA, de faire perdre du temps au projet parce que je change d’avis en permanence. Il est forcément en train de plaisanter.

Je lève les yeux vers lui, je me dis, c’est pas possible, il va me sourire, et non.

S’il n’y a qu’une seule chose de sûre dans toute l’histoire de l’humanité, c’est qu’à cet instant précis, Big-Boss n’est pas en train de rigoler.

Il est en forme, alors il enchaîne :

  • Et puis, faut que t’arrêtes de prendre des initiatives.

Aïe. Prends ça dans les dents.

J’hésite un instant à lui envoyer la machine à café à la figure, et puis je décide qu’il s’est mal exprimé, il va forcément s’expliquer.

  • Faut que tu arrêtes de prendre des libertés avec le texte comme ça. Je suis obligé de tout réécrire derrière toi.

Je lui répondrais bien, mais je viens d’avaler ma langue.

J’y crois pas. Mon boss a la mémoire tellement courte qu’il a oublié pourquoi il m’a embauchée.

Je bosse sur un logiciel informatique, bordel. J’ai fait des Lettres.

À part traduire leurs concepts de l’informaticien au français, je ne vois pas tellement en quoi je peux servir l’Entreprise.

Mon job dans cette boîte, c’est de leur expliquer pourquoi un cerveau sain ne peut pas et ne pourra jamais comprendre la phrase suivante : « Cliquer sur les corrélations des vendeurs pour visualiser leurs interactions numériques ». (…Et puis essayez, vous, de cliquer sur des corrélations de vendeurs. Vous allez voir, c’est assez sportif.)

Je jure que je n’invente pas.

Avec le boss, je pousse même la mission un cran plus loin et j’utilise des trésors de diplomatie pour lui faire comprendre – sans remettre en cause son écrasante supériorité, cela va sans dire – qu’une virgule, ça ne peut jamais être placée entre un nom et l’adjectif qui le qualifie. Non je te dis. Jamais.

À la place de mon patron, d’autres auraient estimé avoir poussé le bouchon suffisamment loin, et d’un élégant mouvement de la main, m’auraient montré où c’est qu’elle est la porte.

Mais le sens de la mesure n’est pas exactement une de ses qualités. Quand il est lancé, il ne s’arrête plus que pour aller pisser.

  • Non écoute, continue-t-il, si tu veux changer quelque chose, demande moi d’abord.
  • Pour chaque phrase ?
  • Oui, pour chaque phrase. Qu’est-ce qui ne te convient pas, d’abord, dans ce texte ?

Ne surtout pas répondre à cette question.

Je laisse échapper un « Oui, Big-Boss », je prends mes cliques et mes claques, et je me casse.

Nos bureaux sont comme tous les bureaux du monde. Un long couloir avec des cages à lapin de chaque côté.

Je marche droit devant moi. J’ai la musique de Star Wars qui résonne dans mes oreilles, là où je passe, l’herbe ne repousse plus, j’ai l’impression que l’immeuble s’écroule derrière moi au fur et à mesure que j’avance.

J’arrive devant le bureau des zoziaux et je claque la porte.

Je parle très vite. Peut-être que si je parle suffisamment vite, j’arriverai à ne pas pleurer.

Ils m’écoutent sans répondre. Ils ont posé leur souris et leur clavier.

Je ne me souviens plus très bien de ce que je leur ai raconté. Ça commençait par « Vous-devinerez-jamais-ce-qu’il-vient-de-me-faire », et ça terminait comme ça : « Moi-je-vais-me-fumer-une-clope ».

Ils ont pris leur manteau, et ils sont venus[1].

On a passé une bonne demi-heure sur la terrasse du septième.

J’ai fumé huit cigarettes, bu deux cafés, dit une bonne cinquantaine de mots très vilains, pleuré, et on a tous eu froid.

Et puis, il a fallu commencer la version 23.

Je n’y arriverai jamais.

Je trébuche sur chaque phrase. Vingt minutes pour la comprendre, et vingt autres pour la taper. J’essaie de ne regarder ni le clavier, ni l’écran, d’oublier que ces mains font partie de mon corps.

Franchement. Il y aura mon nom sur ce document, putain.

Je peux pas signer un truc dans lequel il y a écrit : « Double-cliquer, sur l’une des données (Sur le graphique lui-même), pour obtenir les interactions, avec les données du groupe d’interaction. »

J’ai le réflexe de supprimer une virgule, de corriger une faute d’accord, et puis je me souviens qu’il va tout reprendre ligne à ligne et que je vais encore me faire engueuler. Alors, je me retiens.

J’ai la sensation de faire passer mon cerveau par le chas d’une aiguille.

Je m’arrache les yeux pour comprendre de quoi il parle. Personne comprendra jamais rien à ce truc, mais j’en ai marre, j’ai plus envie de débattre. Alors, je me tais.

Je sais pas à quoi je sers. J’ai envie de pleurer.

J’ai un peu l’impression de faire la pute.

Je m’accroche toujours.

J’essaie d’entrer dans son jeu et de m’imaginer dans son cerveau, et je finis par aller le voir, armée de la version 23. Ça devait pas être différent quand on descendait dans la fosse aux lions. …Si au moins j’affrontais ça pour assumer mes convictions !

…Et c’est là qu’on peut admirer tout mon talent : Big-Boss en a marre. Tout le monde en a rêvé, je l’ai fait. Il craque avant moi.

Il parcourt ce que j’ai écrit rapidement, le survole, le regarde à peine en fait, et il dit :

  • Non, mais ça me va, là, on est bon.

Putain. J’y crois pas. Je l’ai eu à l’usure.

TADA[2] !!

Dans un monde parfait, à ce moment-là de l’intrigue, ça serait le week-end, le générique, ce que vous voulez.

En fait, dans un monde parfait, il n’y aurait pas mon patron.

Dans l’Entreprise, Big-Boss a déjà une autre idée.

Un document un peu moins axé vente, tu vois, mais pas tout à fait tutorial non plus, parce que pour la notion du tri des tendances, c’est pas ça…[3]

Et puis, finalement, il faudrait le recommencer ce document, mais en prenant un nouvel exemple, tu crois pas ?

Comme dirait l’autre, j’ai un peu froid.


[1]             Oui, faut que je précise que ceux sont presque tous des non-fumeurs patentés et militants. C’est en grande partie à cause d’eux que j’étais furax à cause des histoires de tabac, il y a quelque temps (Note intitulée Je fais ce que je veux, avec ma Carte Bleue, du 14 octobre 2005).

[2]             Ben oui, « TADA ». Comme dirait Gérard Majax.

[3]             Vous avez pas compris ? C’est normal.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *