Il y a deux sortes de familles : la mienne, et celle de l’homme.
Chez moi, on m’a toujours expliqué que la vie, c’est dur. Que le monde professionnel, c’est la merde, et c’est la merde partout. Qu’il faut se battre pour s’en sortir. Que peut importe ce qu’on souhaite, ce qu’il faut, c’est se vendre et se caser où l’on peut, comme on peut. Qu’il faut courber l’échine. Et acheter un chien pour lui casser la gueule en rentrant du boulot, ça détent.
D’ailleurs, la merde au boulot, j’en connais un rayon. Je ne travaille même pas encore depuis deux ans, mais j’ai fait du concentré.
Parmi ceux qui peut-être passeront par ici, il y a ceux qui avaient lu le blog précédent et qui m’ont vu passer des journées à actualiser des documents sans intérêt parce que mon patron avait une mitraillette à la place du cerveau ; ceux qui me connaissent et qui m’ont vu m’empêtrer face à schizophrène malade (parfois un bon pléonasme, ça ne fait pas de mal), passer un mois en arrêt maladie pour « dépression réactionnelle » (on goûtera le message caché) et finalement me faire virer.
2006 : un mois de chômage par semestre, un mois d’arrêt maladie, un mois de vacances forcée. Eh ben, c’était épuisant.
Mais 2007 arrive, et avec la nouvelle année, les projets de mariage et les déménagements. Je prends mon courage à deux mains, et je remonte sur le ring. Le monde du livre, c’est la croix et la bannière ? Qu’à cela ne tienne ! Virage à 90°, je me tourne prestement vers l’informatique. Je n’ai aucune idée d’où je vais et de comment je vais y arriver, mais j’ai un futur mari à nourrir et un loyer à payer.
Paraît que ça recrute dans le coin, et il y a des jobs qui me plairaient bien. Alors, opération remodelage du CV, Monster, Keljob et autres Apec, joies de la candidature spontanée et de l’envoi en masse, pleurs sur les lettres de motivation. Et là miracle : à la première lettre sans faute de frappe (comprendre, la seizième), un mail. Je décroche le rendez-vous magique.
J’arrive à Lyon pour l’entretien pomponnée, avec les deux heures de TGV comme preuve de ma motivation ; et je passe un pur moment de bonheur. Mes parents m’auraient menti ? Il existerait des entreprises dans lesquelles on peut s’épanouir ?
Toujours est-il que je sors de là après m’être fait expliquer qu’ils avaient une excellente mutuelle et des tickets resto : ça sentait plutôt bon. J’avais envie de chanter.
Deuxième entretien deux semaines plus tard (ça ne se voit pas comme ça, mais je vous fais la version courte). J’arrive à Lyon comme d’autres montent à Paris, prête à conquérir le monde. Et là, flop.
Pour m’accueillir, une hommasse aux cheveux sales et surtout, je ne sais pas comment le dire gentiment, une hommasse stupide. Une fille incapable d’employer le bon mot au bon endroit, qui émet une sorte de logorrhée incompréhensible. Une fille qui n’a pas compris que le français, c’est pas fait pour les chiens et que quand on parle à quelqu’un, c’est pour être compris. J’ai passé une heure à faire une collection de fautes de grammaire, à essayer de ne pas rire, de ne pas soupirer, de ne pas froncer les sourcils quand, vraiment, j’étais larguée. Elle m’aurait parlé de la culture du chocolat en Patagonie, au jour d’aujourd’hui, ça aurait été pareil.
Madame, si vous passez par ici, bonjour.
Quelques semaines passent, et j’ai de nouveau la patronne au téléphone, celle que j’avais vue la première fois. Elle m’explique que c’est bon, que je commencerai début mars et qu’ils m’envoient le contrat dès qu’ils ont mon adresse définitive.
J’applaudis, je remue les coudes, je fais un bisou à la grand-mère, bref, je suis ravie. Je signe le bail de l’appartement, je fais un emprunt plus gros que moi pour passer le permis rapidement, parce que j’ai cru comprendre que ça les arrangeait pour le poste.
Et hier, mon téléphone sonne :
– Bonjour, je vous appelle pour vous donner une réponse qui n’est pas encore une réponse définitive…
Heu, se présenter, d’abord, ce serait bien. J’ai tenu dix minutes au téléphone sans savoir à qui je parlais exactement. Réflexion faite, c’était l’hommasse.
– Ce qui nous ennuie, c’est ce problème de permis de conduire…
À ce stade de la conversation, outre les insultes d’usage, il y a le choix entre plusieurs réponses. Au hasard : J’ai fait deux fois Paris / Lyon pour venir vous voir, ça vous aurait fait mal d’y penser plus tôt ? Ou : Et le coup de fil de l’autre jour, il compte pour du beurre ?
J’ai opté pour la version sauvage de meubles, et j’ai expliqué que justement, je mettais le turbo.
– De toute façon, enchaîne l’autre, la personne qui sera embauchée ne commencera pas avant début avril…
– Heu, on m’avait parlé de début mars ?
– Oui mais non, au jour d’aujourd’hui, c’est début avril. Parce que la personne qui s’en va ne reviendra pas avant.
– Ah. Eh bien, c’est très bien, ça me permettra très certainement d’avoir passé l’examen de conduite avant, merci madame, au revoir, bla bla bla.
Salope. On me l’avait jamais faite celle-là. Même mon schizo ne me l’avait jamais faite.
Je me suis assise sur la première chaise que j’ai trouvée. La grand-mère s’est tue, ce qui est peut-être un signe de l’existence de Dieu.
Je me suis sentie un peu con, pas mal vexée, paumée et franchement pauvre. Aucune idée de comment je vais rembourser le crédit du permis, l’argent qu’on nous a avancé pour la caution, payer le loyer et les montants exhorbitants de l’assurance habitation ou du premier mois d’EDF.
La tante de l’homme, qui habite là elle aussi, m’a réconfortée gentiment, comme elle a pu.
Ma belle-mère m’a expliqué au téléphone que de toute façon, c’est des cons ; raisonnement sur lequel je ne peux absolument pas lui donner tort. Et sur le même ton que celui qu’elle a employé pour m’expliquer qu’elle avait toujours su que j’y arriverais quand j’ai décroché le premier entretien, elle m’a dit que c’était la providence qui m’empêchait de mettre les pieds dans ce merdier. Là-dessus, l’homme m’a remis les idées en place au téléphone, j’ai compris que je n’étais pas toute seule : ça allait mieux.
Un coup de fil de mon papa à moi le lendemain. Il cherche à me réconforter. C’est gentil.
– En tout cas, dit-il, entre BigBoss et son cerveau-turbo, le schizo, les prud’hommes et ça…
– Oui, j’en reviens pas, pourquoi ça tombe toujours sur moi ??
– C’est pas du tout ce que j’allais dire. C’est comme partout. Ce n’est pas du tout un cas unique, et ça sera comme ça toute ta vie. D’ailleurs cette semaine au boulot bla bla bla.
Moment de solitude.
Clap.