Je voudrais revenir sur cette histoire d’attente.
Je sais qu’il va falloir que je fasse une croix dessus, alors il faut que je fasse le tour.
Hier, je parlais du voyage que je peux faire quand on parle de parrain.
Je fais des voyages tout le temps quand j’attends dans le vide.
Quand j’attends et que je tombe, je ne revis pas seulement la soirée où vous étiez à l’hôtel avec elle.
J’étais avec les enfants chez mes parents, c’était deux jours avant la mort de la petite, on était mariés jusqu’aux yeux, enfin moi j’étais mariée jusqu’aux yeux, toi je ne sais pas.
Vous n’étiez pas encore ensemble tous les deux, mais vous couchiez ensemble et je le savais et c’était ok.
On avait un pacte simple et formulé : tu faisais ce que tu voulais – tu l’avais emmenée prendre un verre avec nos amis communs avant l’hôtel, ça j’avais eu du mal et je l’avais dit, mais tu m’appelais avant de dormir.
C’est super long une nuit quand on ne dort pas. Super long. Tu savais qu’on peut pleurer en parlant à un téléphone en lui demandant de sonner et qu’on ne se sent même pas con ? Même deux ans après, on se sent pas con.
Tu n’as pas appelé parce que tu étais bourré. Parce que c’était une super soirée.
Je t’ai eu au téléphone quand même : je t’ai réveillé à force d’appeler, en faisant glisser ton téléphone de la chaise sur laquelle tu l’avais posée parce qu’il était en vibreur.
Et quand on en a reparlé ensuite, un long coup de fil dans la journée le lendemain et moult messages pleins de papillons, quand je t’ai demandé si vous aviez couché ensemble tu m’as répondu non pas le soir, j’avais trop bu.
Moi : pas le soir ?
Toi : pas le soir, non. Mais le matin, au réveil.
J’avais réussi à te joindre à 4h du mat. Ton heure de réveil, c’est sans doute à peu près l’heure à laquelle j’avais fini par m’endormir en larmes.
Et on était ensemble à l’époque. Tu m’as juste oubliée.
Pfiout.
Je revis surtout une autre soirée, un mois plus tard. Entre temps, la petite est morte, ma famille s’est réunie autour façon gnou et moi avec elle.
C’est le moment où on s’est perdus, où moi je t’ai perdu. C’est le moment où je crois tu as trouvé que je réagissais trop violemment.
J’en reparlerai forcément si j’écris tant que je n’ai pas réussi à sortir tout ça de ma tête et à le remettre là où ça devrait être.
Quand j’attends et que je suis déçue, je revis mon retour. J’ai pris un tortillard de banlieue qui s’est arrêté dans des gares impossibles. J’ai fait deux correspondances. Je suis partie à en fin de matinée, j’arrive à 20h à la Part-Dieu. Tu n’es pas là.
Je monte dans le tram et je t’appelle. Et tu es parti boire une bière, et je pose des questions, mais où mais quand mais avec qui mais.
Avec elle, à l’autre bout de la ville, viens si tu veux. Il faudrait que je redescende du tram, que je reparte dans le sens inverse, que je prenne une autre ligne. Je voudrais tellement que tu proposes de venir me chercher et je n’arrive même pas à le dire tellement je comprends pas, j’en reviens pas.
J’ai fini par te demander de rentrer, et tu t’es forcé, et ça s’est mal passé.
Je ne crois pas que tu m’as oubliée ce soir là. Je pense que tu m’as fuie.
Je crois que je ne sais pas quand ça a commencé et que ça ne s’est jamais arrêté.
Je voudrais comprendre.
On ne peut pas oublier quelqu’un comme ça, toi surtout tu ne peux pas – toute ton énergie tu l’utilises pour essayer d’être le plus fiable possible, je ne me serais jamais mariée si je n’avais pas pensé que si je ne pouvais pas compter sur toi, je ne pouvais compter sur personne.
Je suis rentrée pour m’appuyer sur mon équipier, ma pierre d’angle, ma référence, pour retrouver le sol sous mes pieds après ces semaines où plus rien n’avait de sens.
Tu avais dû te sentir lâché d’abord, j’imagine, sans quoi tu aurais été là.
Je me souviens quand j’ai appris le décès de la petite.
Je me souviens que je suis tombée, que je suis montée dans le premier train pour rejoindre les miens, que le TGV n’a jamais été aussi lent et après le TGV le RER.
Je me souviens avoir retrouvé la moitié de mon père et les enfants qui ne comprenaient pas.
Quand je t’ai appelé pour te prévenir, tu as pensé pratique. Je suis en réunion, j’ai un truc important à rendre, je ne peux pas venir tout de suite, mais je te rejoins asap. Je mets quoi dans la valise pour les enfants, il faut des vêtements noirs ?
Je m’en foutais. Je voulais rejoindre les autres et les prendre dans mes bras, ou bien qu’ils me disent que ce n’était pas vrai. Ce qu’on a eu peur, les médecins ont cru que, mais on a réussi à la sauver finalement.
Une part de moi espère toujours d’ailleurs.
Dans ma tête à ce moment-là :
- putain, pas encore. Un bébé perdu par famille, c’est suffisant. Il fallait accepter que le nôtre n’ait pas servi de paratonnerre, que cela tombe aussi sur mon frère et sa femme.
- comment vont les enfants. Mon père qui les gardait ce jour-là avait craqué devant eux et mon père qui craque, ça se pose là. Il voyaient qu’il se passait quelque chose, et ils ne savaient pas quoi, et je ne pouvais pas leur dire. Je ne pouvais pas parce que les enfants ça parle et que leur cousin ne savait pas encore qu’il avait perdu sa sœur ; parce que ce n’était pas à moi de parler, c’était à Lana ; parce que Lana était encore à l’hôpital avec son bébé dans les bras. Poussine demandait, elle disait, il se passe quelque chose Maman, pourquoi toute la famille arrive comme ça, vous nous préparez une surprise, qu’est-ce que c’est la surprise ? Et moi, c’est pas une surprise Poussine, il y a eu un drame, c’est pour ça que les grandes personnes sont tristes, qu’oncle Truc est en train de rentrer de Russie, c’est pour ça que Bon-Papa ne va pas bien, c’est pour ça que tout le monde arrive et je ne peux pas te dire ce que c’est. Pour l’instant je ne peux pas, mais je te jure ma puce que dès que je peux je t’explique tout. Poussine : “oh, si je suis sûre, c’est une surprise, on va tous à Disneyland ?”
Tu es arrivé pendant la nuit. Tu avais des vêtements noirs pour les enfants. Nous on avait pas encore compris que la petite était morte.
Tu es arrivé pendant la nuit, tu es resté quelques jours et ça s’est mal passé.
Je me souviens avoir gueulé parce que on t’attendait pour le repas – les Russes font des toasts tout le temps et de ce que j’ai vu surtout quand ils sont tristes. Ma belle-sœur avait les yeux dans le vide et son verre à la main, elle attendait simplement que l’on soit au complet pour parler de sa fille. On t’attendait pour le repas, je te cherchais et tu étais au téléphone avec ta famille à raconter ce qui se passait.
J’étais pas dans mon corps, j’avais besoin de toi là, maintenant, que tu sois simplement présent à ce qui se passait et je me sentais lâchée. Je n’avais pas besoin de pragmatisme, j’avais besoin de pleurer et de crier. J’ai pleuré et j’ai crié, mais contre toi au lieu de le faire dans tes bras.
J’ai fini par te demander de partir. Je mesure seulement en l’écrivant ce que ça impliquait.
Tu es rentré à la maison et je suis restée avec les enfants.
Tu es repassé les chercher le matin de l’enterrement. Poussine ne voulait pas y aller, et Poussin était malade. Moi je ne pouvais pas imaginer ne pas y assister.
Tu as fait l’aller-retour exprès, en train. Merci pour ça.
Tu dis que tu ne sais pas ce que tu dois me dire ou pas, que tu ne peux pas te projeter dans mon cerveau comme ça, mais je t’assure que parfois, il n’est pas nécessaire de lire dans les pensées et que je formule les choses.
Bon. Pas ce jour-là.
On était là comme des cons, au soleil, je regardais mon frère et sa femme de dos, prostrés, assis sur la tombe dans laquelle partait leur bébé.
Tu m’as envoyé un premier message en me disant que tu étais bien emmerdé pour prendre le train avec les petits, parce que j’avais gardé leur carte d’identité.
Je pense que je n’ai pas répondu. Je pense que je n’ai tout simplement pas regardé mon portable.
Et puis mon portable a vibré et vibré encore, je me suis éloignée de deux pas, c’est pas facile d’être discret dans un silence pareil, et j’ai regardé mes messages.
Je me souviens que j’ai bloqué, que je ne comprenais pas que tu insistes à ce point pour une chose comme ça dans un moment pareil. Et puis tu avais l’air tendu, je n’allais pas pianoter une conversation passionnée, alors j’ai évité le débat et j’ai fait encore un pas en arrière. J’ai posé les cartes devant moi dans l’herbe – où est-ce qu’il y a un coin pour traiter des documents administratifs dans un endroit pareil, j’ai sorti mon appareil le plus discrètement possible, clic, clic, texto, rejoindre les autres.
Je me demande comment faire pour te faire comprendre. Je profite du fait que je suis accroupie dans l’herbe avec mon appareil pour prendre rapidement une photo de la scène, que je t’envoie. On voit de dos mon frère qui a le bras autour de sa femme et elle, la tête dans les mains. J’essaye de me faire comprendre, mais j’ai pas de mots.
Le prêtre psalmodie. Ma belle-sœur pleure. Mon portable vibre. Merci, tu réponds avec un smiley, mais elles ne sont pas dans le bon sens, tu peux me les renvoyer dans le bon sens ?
Parfois j’écris pour toi, parfois j’écris pour moi. Ce soir c’est pour toi manifestement : je me demande comment tu réagis en me lisant.
Est-ce que tu vas te dire qu’on en a déjà parlé cent fois ?
C’est vrai. Et c’est pour ça que je reviens dessus. La dernière fois qu’on en a discuté, il n’y avait plus d’énervement, plus de rage, tu faisais de ton mieux et je t’ai demandé si ça avait été le déclencheur – je veux dire, on a eu des millions de sujets de dispute, mais celui-ci, celui-ci putain, il a été terrible.
En partie tu m’as dit. C’est vrai que ça a été un coup de m’apercevoir que tu pouvais mettre les enfants en danger sous le coup de l’émotion, comme ça.
Fin de l’histoire.