Trois mois de sursis

Trois mois de sursis.

Alors, voilà, c’est tout ce que j’ai gagné.

J’ai bossé comme une folle les premières semaines de novembre, et puis depuis, plus rien.

Tant que je ne suis pas dans l’œil de mire du patron, je me terre dans mon bureau et je fais semblant de travailler. Ça ne sert à rien de se fouler pour un projet qui aura encore changé du tout au tout d’ici quinze jours.

Ça me laisse tout mon temps pour réfléchir – et finalement, c’est un peu déprimant.

Il me reste deux mois et demi ici.

Selon l’humeur du moment, c’est soit encore deux mois et demi à avoir envie de sauter par la fenêtre et de transformer Big-Boss en hot dog ; soit plus que deux mois et demi pour trouver un autre boulot.

En fait, non, c’est les deux en même temps. Je suis d’humeur schizophrène.

Je me revois quelques mois en arrière, abandonnée sur le marché du travail, toute petite au pied de la montagne, à me demander comment je vais bien pouvoir m’en sortir.

Rien n’a changé.

Si, j’exagère. La donne a changé un peu quand même.

Plutôt mourir que de redevenir à la charge de mes parents.

Surtout que pour eux pas de boulot, ça veut dire pas de nécessité de vivre à Paris, et donc pas la peine de payer le loyer de ma piaule.

Donc, retour à Melun – et ça, y a même pas moyen.

Bon, comme d’habitude, je tourne autour du pot alors que j’ai quelque chose de très précis à dire et une question à poser.

Je sens que je vais le regretter toute ma vie.

Je vous avais dit que d’ordinaire je ne parle que de ce que j’ai réussi ?

Que je n’évoque jamais les tentatives avortées, les échecs un peu honteux ?

Eh ben, cette note est à marquer d’une pierre blanche. Je vais faire un truc extraordinaire : je vais faire l’inverse.

Et tant qu’à faire les choses jusqu’au bout, je vais raconter tout ça sur Internet, comme ça, ça me fera une thérapie de choc.

Comme dirait l’autre, si ça me tue pas, ça me rendra plus forte.

Voilà.

Je voudrais bosser en librairie.

Il y en a une en particulier qui m’intéresse. Une grosse librairie du VI° arrondissement, que je ne nommerais pas ici, évidemment.

J’ai rédigé une belle lettre de motivation. Je l’avais mise dans l’enveloppe, pris ma plus belle plume pour rédiger l’adresse, choisi un timbre qui veuille dire « Je vous aime, épousez-moi », sans sous-entendre « Je suis aux abois », quand mon téléphone a sonné.

C’était ma Môman, qui voulait m’avertir qu’elle connaît très bien quelqu’un qui connaît très bien quelqu’un qui a un poste important dans cette boîte.

Ah.

En résumé, elle veut essayer de me filer un coup de piston.

Et, ça paraîtra étrange à certains et parfaitement logique à d’autres, ça me pose un problème.

Oui, ça me pose un problème à cause du regard des autres. Dans l’imaginaire commun, qui dit « piston » dit « incapacité chronique ».

Je sais bien qu’il y a des milieux professionnels qui fonctionnent entièrement comme ça. Pour n’en citer qu’un et complètement au hasard, celui de l’édition, par exemple, auquel j’ai donné mes plus belles années.

Enfin, celui de l’édition en particulier, et celui de la culture en général.

Pas de bol, il me semble que la librairie, ça a quand même quelque chose à voir avec la culture.

Je me fais engueuler par mon entourage.

Il y a les grandes théories de mon père sur la différence entre le piston et les relations. Pour lui, le pistonné, c’est le neveu profondément incompétent qui aurait été totalement incapable de trouver quelque chose tout seul.

Pour mon père bien entendu, il va de soit que je ne fais pas partie de cette catégorie.

Ça serait évident aussi pour moi, ça serait parfait.

Il y a Pierre qui m’explique qu’il ne voit vraiment pas le problème dans le fait d’être pistonnée, puisque je n’ai rien à prouver.

Rien à prouver ? Ben, justement, c’est là que le bât blesse.

Le piston me pose un problème parce que j’ai passé les six dernières années de ma vie a essayer de prouver à mes parents que je peux être – que dis-je, que je suis – une adulte responsable et indépendante.

Quand j’ai reçu ma première paie, que j’ai payé mon premier loyer, mon premier contrat d’assurance, ma première facture d’électricité, de téléphone, etc[1], j’ai pas mangé pendant deux semaines, mais j’étais pas loin du septième ciel.

Je ne veux pas dépendre d’eux. Je ne veux pas leur devoir quoi que ce soit. Je ne veux pas, tout simplement parce que sinon, je ne serais jamais capable d’assumer mes choix de vie vis-à-vis d’eux.

Pour habiter avec mon copain hors mariage (pareil, un exemple au hasard), faut encore que je m’accorde la licence morale de le faire. Pour m’accorder cette licence, faut que je sois parfaitement indépendante.

Il faut que si je me plante, je ne puisse m’en prendre qu’à moi.

Il faut que si je me plante, je sois capable de me relever toute seule.

Le piston me pose un problème à cause de quelque chose que je n’ai pas avoué[2].

Je ne vous ai jamais raconté comment ça s’est passé quand je suis arrivée dans la boîte dans laquelle je suis en ce moment ?

Je venais de finir mon dernier stage. Mes parents, stoïques, cachaient leur angoisse. Fillotte débarquait sur le marché du travail, avec seulement un bac +5. Dur.

Autant dire que je n’avais pas du tout la pression.

Un jour, mon père déjeune avec l’un de ses fournisseurs, lequel commence à lui parler de sa fille qui n’en fiche pas une dans ses études, parce qu’elle sait pertinemment que chez elle, le fric, ça pousse sur un arbre, planqué quelque part dans un placard.

Quand les gens commencent à parler de leurs enfants et de tous les problèmes que ça entraîne, mon père, en règle générale, regarde ses pieds. Il regarde ses pieds tout simplement parce que lui, ses gosses, il en est super fier.

Quand quelqu’un te dit que son aîné vient de louper son BEP et le second sa troisième tentative de suicide, c’est pas vraiment facile de lui répondre, que non, moi, ça va, mon aînée a tant d’années d’avance, le second termine Polytechnique[3], etc.

Forcément, ce jour-là, il a sauté sur l’occasion. Il a expliqué que j’avais fini mes études, que j’étais au chômage (depuis trois jours, au moins), et qu’il s’inquiétait beaucoup.

Dans l’œil du fournisseur, une lumière s’allume. Il laisse son numéro de portable pour que je le rappelle, il a une correction de brochure à me proposer.

Évidemment, vu de l’extérieur, ce qu’on comprend, c’est que le fournisseur, malin, a trouvé le moyen de séduire l’un de ses clients.

Mais je le connais, moi, le bonhomme (oui, pour ceux qui ne l’ont pas reconnu, c’est Big-Boss). Il avait vraiment une brochure à corriger, et il s’est dit qu’il pourrait me la filer.

Ensuite, c’est allé très vite.

En sortant du restaurant, mon père m’a téléphoné.

J’ai rappelé Big-Boss avant même qu’il n’arrive à sa voiture.

Il m’a fixé rendez-vous dans l’après-midi.

J’arrive toute pimpante. Il me pose plein de questions qui n’ont aucun sens. Sur le coup je trouve ça rigolo. Si j’avais su, tiens.

À l’instant T, il m’interroge sur ce que j’aimerais que les gens disent de moi. J’ai répondu : « Que je suis efficace. »

Son œil droit s’est mis à briller (oui, ce mec a le regard expressif), et il a créé un poste pour moi.

Oui, ce mec est un impulsif.

Ce qui est allé moins vite, ça a été le temps qu’ont mis les gens de l’entreprise pour se souvenir de mon prénom plutôt que de mon nom de famille.

Voilà.

Mon premier boulot, c’était du piston – ou non, ça dépend des définitions, on va pas entrer dans le débat. Le second, j’aimerais vraiment bien le trouver moi-même.

Le piston me pose un problème aussi parce que si je me plante en envoyant une candidature spontanée, je ne peux m’en prendre qu’à moi. Je sais que j’ai fait de mon mieux, que mon profil ne correspond pas. Et puis si j’ai merdé, c’est de ma faute. Je garde ça pour moi, j’en tire les conclusions qui s’imposent, et je passe à la suite.

Mais là, si ça marche pas ? Comment je saurais, moi, que ce n’est pas parce que ma mère a dit ce qu’il ne fallait pas au mauvais moment ?

Comment je sais si, finalement, ça ne serait pas beaucoup mieux passé en candidature spontanée ?

Ce qui m’inquiète, ce sont les intermédiaires. Ce sont des gens bien, hein, mais j’ai toujours eu l’intime conviction qu’ils avaient une très mauvaise image de moi.

Tant que ce ne sont que des amis des parents, ce n’est pas grave. Quand ils deviennent des amis de l’employeur potentiel, c’est plus gênant.

Voilà. Je viens de gratter trente-deux pages pour exprimer mes réticences.

De l’autre côté de la balance, les arguments sont moins longs, mais j’ai peur qu’ils pèsent plus lourd.

Les Trente Glorieuses, c’est fini ma petite LBA. Il est temps de mettre son ego dans sa poche, avec son mouchoir dessus.

Sur cent CVs envoyés en candidature spontanée, quatre-vingt-dix-sept tombent amoureux de la corbeille à papier avant même d’être sortis de l’enveloppe.


[1]             Cette liste n’est pas exhaustive.

[2]           D’ailleurs, c’est marrant, depuis la note sur les vingt choses inavouables, j’ai trouvé plein d’autres trucs dont je ne parle jamais.

              Je vous ai fait une note plutôt soft en fait.

[3]             Cette liste n’est pas exhaustive non plus.

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