Que jeunesse se passe

Qu’on était bien samedi, installés dans les chaises longues avec Ramon.

Ramon est le mec qui m’a aidée pour les travaux quand j’ai emménagé. Il a refait le panneau électrique et construit les meubles dont je rêvais.

C’était il y a plus de deux ans, deux ans d’amour entre mon appart et moi. Pas d’envahisseur. Pouvoir décisionnel complet. Une grande bibliothèque, de l’air et de l’espace, un bar à bière, proche extase.

Dans les débuts de la rupture, j’avais dit d’abord que je voulais garder l’appart que nous avions acheté ensemble. Je perdais déjà mon nom de famille et treize ans de ma jeunesse, je trouvais ça bien assez. Et comment on s’achète un toit avec un seul salaire, et qu’est-ce que je vais devenir ? J’avais besoin de me sentir en sécurité quelque part, de me rouler en boule dans un canap qui me connaisse.

Et puis un jour – le lendemain de celui où j’ai annoncé péremptoire que « je ne bougerai pas d’ici », sans doute – je regardais depuis 9h les yeux vides mon écran au bureau et je me suis retrouvée sur les sites d’annonces immobilières. A 10h30, j’avais trouvé une maisonnette pas chère à côté de là où on vivait. Il y avait un petit jardin. Pour aller de chez l’un à chez l’autre, les enfants n’auraient même pas besoin de changer de trottoir. A 11h45, je visitais. J’ai vu l’endroit où j’allais mettre la balançoire et celle où j’installerais le barbecue. J’ai vu les chaises longues sur la terrasse et le carré potager. J’ai entendu les enfants courir et rire.

J’ai passé l’aprem à faire des plans (et si je faisais tomber ce mur ? Il y a moyen d’utiliser la véranda ? Hé, dans la cave, je peux faire une sorte de salle pour les petits quand ils seront ados, comme dans The 70’s show ?). Le soir j’annonçais à celui qui était en train de devenir l’ex qu’il pouvait garder son appart et que moi, je voulais acheter dans le coin, j’avais une vie à reconstruire. Le WE qui a suivi, mes parents ont fait 500 bornes en voiture pour visiter la maison et dans leurs yeux, il y avait le reflet des étoiles qui étaient dans les miens.

J’ai continué mes plans dans tous les sens et fait des fichiers excel au kilomètre. Ça demande un sacré budget d’avoir de l’imagination. J’ai pesé le pour et le contre et j’ai fini par me dire que ça n’était pas raisonnable. Pour que la maison soit vraiment agréable, il aurait fallu la rehausser d’un étage. Outre les larmes de douleur que j’entendais de la part de mes feuilles de paie, ça voulait dire encore un an à vivre dans l’ancien appart, au moins. J’avais besoin de m’envoler moi, pas de rester terrée là entre quatre murs qui me rappellent ma vie ratée.

Je m’étais piqué le doigt malgré tout à la quenouille du jardin. Les balcons des appartements que je visitais me semblaient étriqués maintenant, comment peut-on respirer ici ? Le jardin n’était plus seulement une option. Si j’exceptais la mini-ruine dont j’étais tombée amoureuse, je pouvais tout à fait acheter une maison dans le coin, à condition de m’endetter sur 118 ans ; et j’étais fumeuse moi à l’époque, je ne me faisais pas trop d’illusions sur ma longévité.

C’est pratique, les rez-de-jardin. Ça ressemble à un appart, quelqu’un se fade l’administratif pour vous s’il y a un problème de fuite sur le toit, un voisin peut récupérer vos colis, il y a le coin de verdure, et personne ne veut acheter parce que ça se cambriole facilement. Et hop, magie, on passe de 118 à 30 ans de crédit. Je vis dans un monde de bisounours où on ne cambriole pas son voisin si on n’a pas son consentement : je n’avais pas peur. Je n’étais même pas concernée.

J’avais signé un compromis raisonnable pour un petit appartement en rez-de-jardin. Je dormirais dans le salon, mais comme ça les enfants auraient chacun leur chambre et ça rendait le projet payable en 20 ans. Il y avait un mur pour mes livres, d’autres enfants dans la copropriété. Contrat rempli.

J’ai dû manquer d’enthousiasme quand j’ai parlé de cet appart à Agnès. Elle a fait ce qu’elle fait d’habitude quand je m’apprête à faire un choix : elle m’a envoyé un message sans commentaire, avec d’autres annonces.

La dernière fois qu’elle m’a fait le coup et que je l’ai suivie, ça a transformé ma carrière pro. Agnès a un pouvoir magique. Agnès aurait dû être là quand j’ai accepté d’épouser l’Ex, elle aurait réécrit l’Histoire.

J’ai ouvert le message et j’ai regardé les liens.

J’ai fait une dernière visite. Un dernier pour la route. Pour me conforter dans mon choix et ne pas regretter.

Trois chambres, deux salles de bain, un grand mur pour les livres, un très grand jardin, une copropriété fermée avec une gardienne, un toboggan, un garage et une grande cave. Encore une victoire d’Agnès.

Je l’ai aimé tout de suite parce qu’il était d’une laideur infinie et qu’il allait falloir tout détapisser, tout repeindre, tout repenser. J’allais pouvoir le transformer en chez moi. J’ai recommencé à faire des plans. J’ai dit aux enfants quand comme j’allais tout refaire, quand on arriverait, ils auraient le droit d’écrire sur les murs.

Quand j’ai eu les clefs, j’ai dormi par terre la première nuit. Les premières semaines, pendant que je refaisais les chambres, les enfants et moi on dormait en vrac sur les fauteuils dans le salon. J’ai adoré ça.

Le jour où j’ai apporté les cartons avec l’aide de deux de mes collègues, Fanny mon ancienne voisine avait nettoyé la cuisine de fond en comble. Mon frère était venu de Paris pour aider à détapisser. A chaque fois que je ramenais un nouveau paquet, un lai de papier peint était tombé. Il y avait du monde dans chaque pièce, ça papotait en tirant sur le papier.

J’avais trouvé enfin la pédale que mon pied droit cherchait si fort.

Je bossais la journée, je pouvais me concentrer de nouveau. Ce projet, c’était ma cocaïne. Le soir, la nuit, le week-end, je planchais sur l’appart. C’était épuisant et c’était génial. La moitié de l’univers avait les clefs et passait filer un coup de main quand ils étaient dispos, quand ils en avaient envie.

Il y a eu le jour où je pleurais de douleur dans la chambre de Poussin parce que j’enlevais les plinthes avec les mains. La copine qui est entrée dans l’appart à ce moment-là m’a regardée, a ri et est rentrée chez elle. Elle était de retour dix minutes plus tard avec l’outil dont j’avais besoin.

Il y a eu la nuit que j’ai passée à repeindre le plafond du salon. C’est le seul moment où j’ai pensé que cette putain de pièce était trop grande. Le jour s’est levé et j’ai compris qu’on peint n’importe quoi avec une lumière artificielle, en fait. Que c’était laid. Agnès est arrivée alors que je fixais le plafond désolée. Ses yeux ont suivi les miens. Elle a juste dit : « Ouch, c’est moche. Bon, va te coucher. » Ma pote a peint mon plafond pendant que je dormais.

J’étais fière d’arriver au bureau le matin avec toutes ces traces de peinture sur les mains, que plus rien ne pouvait faire partir. Mais après une journée passée derrière un bureau avec le cerveau à 130, quand on rentre chez soi et qu’on s’aperçoit qu’on a oublié de dire aux enfants d’arrêter d’écrire sur les murs au stylo bille, on se rend compte qu’on ne pourra plus soulever un pinceau. Plus jamais et en tout cas, pas ce soir. On allume à peine les lumières. On traverse les pièces en songe et on s’allonge, chaussures pendantes au bord du lit.

Mais ? Mais qu’est-ce que ? Je me relève. Je fais demi-tour. Il y a un truc qui a changé non ? Hé, mais il n’était pas peint ce mur, ce matin ! C’était pile la couleur que je voulais. Merci Virginie.

J’ai repris mon pinceau. J’ai essayé de couvrir les inscriptions des enfants. Sous ma septième couche de blanc, on voyait toujours « CACAAAA » et « J’ÈME PAS POUSSIN » au stylo bleu. Alors j’ai regardé autour de moi, pris un pot de peinture bleu et fait une grande bande verticale sur le mur. C’était marrant en fait. J’aimais bien. Alors j’en ai fait une verte à l’horizontale. Et puis une rouge à mi-mur. Et ici, un petit carré jaune.

Sur le mur d’en face, j’ai voulu peindre la partie basse du mur en rouge pour créer un effet d’écho. J’avais la langue serrée entre les dents, mon pinceau le plus fin entre le pouce et l’index pour reprendre le trait en haut de la bande, quand Poussin est entré tonitruant : MAMAAAAAAN, il est où DOUDOUUUUU ? J’ai fait un bond et une grosse boucle rouge. Bon. Ben ça sera pas une bande, ça sera une pyramide. Ça répondra au carré jaune, ce sera très bien.

Ramon m’avait été recommandé par un collègue. On a passé plusieurs jours à bosser ensemble dans l’appart, moi à pester pendant que je peignais un mur en orange, lui à jurer parce que mais qui m’a fait ce tableau électrique de merde. C’était bon de ne pas avoir à se surveiller. Après une journée à suer, on se prenait une bière sur le balcon, vautrés dans les chaises longues et on se racontait nos vies.

Je me suis aperçue qu’il était plombier en fait, et qu’il regardait bosser celui que j’avais embauché en se demandant ce qui m’était passé par la tête. Que sa passion c’était de faire des meubles sur mesure qui ressemblent à leur propriétaire. Ça te dirait que je te fasse une bibliothèque ? Il a fait deux bibliothèques, une table basse, un bar, les meubles de salle de bain et je suis bien chez moi.

C’est tout ça que je revivais samedi, paupières mi-closes et bière à la main, pendant que Ramon me racontait sa vie depuis sa chaise longue.

– Et alors du coup, me demande-t-il, ça va, c’est pas trop chiant finalement, le rez-de-jardin ?

– Non, pourquoi ce serait chiant ?

– Ben avec les rideaux, ça va, les gens ne voient plus chez toi, mais on ne t’a jamais rien piqué sur ton balcon ?

J’ai ri. Cette résidence, mon pote, c’est Fort-Knox. Il y a une quantité de commères au centimètre carré, c’est pire que le KGB. Ça rend les lieux hyper sécurisés.

J’ai laissé des cartouches de clope pendant des semaines entières sur la table de balcon. Mon téléphone a dormi dehors. Mon sac à main, même, plusieurs fois.

Quand j’étais gamine, je voulais vivre en ville, parce que dans un village, tout le monde se regarde, piapiate et se juge. Je voulais m’offrir le luxe de l’anonymat.

En ce qui concerne les piapias, une copropriété vaut bien tous les villages. Je les trouve toujours fatigants, mais je dois reconnaître que c’est pratique aussi. Quand je sors chercher mes enfants dans l’immense jardin, il y a toujours quelqu’un pour lever le doigt et me dire « Ils sont partis par là ».

Essayez donc de monter sur mon balcon. C’est un coup à passer dans le journal, dans le coin.

Ici, les cancans me laissent tout de même pas mal la paix. Je devrais j’imagine, remercier l’une de mes voisines qui les attire à elle comme un aimant, qui les concentre. Les dames en tablier et les messieurs à côté de leur vélo en ont fait l’objet privilégié de leurs commérages et semblent adorer ça.

Ça laisse de la place pour respirer et moi, ça me permet de recevoir des mecs sans trop de commentaires.

Elle a un look que l’on trouve plus souvent chez ceux qui tendent la main devant les boulangeries que chez ses copropriétaires, de longs cheveux gris blanc effilochés en dreads involontaires. Elle sort chaque matin avant 7h avec un sac plastique vide et revient avec des trésors. Ceux qui se lèvent tôt la regardent les dénicher, dans les poubelles du quartier. Quand elle rentre, elle regarde droit devant elle. Elle est la seule à ne pas répondre quand je dis bonjour. Je ne sais pas son nom et je ne sais pas à quel étage elle habite, mais quand on dit « elle » avec le nez qui remonte vers le front, je sais de qui on parle.

L’année dernière, ou il y a deux ans, les magazines des enfants ont cessé d’arriver dans notre boîte aux lettres. L’éditeur maintenait que les magazines étaient bien postés, les enfants étaient désespérés et les voisins que personne n’interrogeait regardaient la voisine aux dreadlocks, de l’air de celui qui sait. On me dit doucereux : « Elle vole, vous savez », « Elle ne peut pas s’en empêcher ».

Je ne la connais pas moi cette voisine. Je ne lui ai jamais parlé. Elle pourrait aussi bien être muette, pour autant que je sache. Je n’aime pas gémir avec les meutes. Je n’aime pas les jugements gratuits. Je préfèrerais qu’on lui fiche la paix. Tant pis pour les magazines.

Il y a quelques semaines, je ne sais plus pourquoi, je m’étais mis en tête de descendre à la cave un truc incroyablement lourd et volumineux. J’étais toute motivation, tout féminisme dehors, toute sueur aussi ; mais chaque voisin que je croisais et qui ne me proposait pas son aide me saoulait un peu, je dois le reconnaître. C’est Dreads qui m’a aidée. Elle m’a croisée, dépassée. S’est arrêtée, a fait demi-tour.

– Mais vous allez porter ça seule ?

Moi : « Oui oui. C’est l’un des avantages du célibat. »

Elle rigole, et commence à porter avec moi. « Je vis seule, mais je porte pas des trucs comme ça. » Grimace : oui, c’est vraiment très lourd.

– Et depuis tout à l’heure, il y a des voisins qui passent et pas un pour vous aider ?

– Ils devaient être pressés, j’imagine.

– Mouais. Vous êtes trop gentille avec eux. Vous leur faites confiance ? Ils sont mauvais les gens ici, vous savez. Ça fait vingt ans que j’habite ici. Ils sont mauvais.

Je ne saurai jamais si j’aurais réussi à descendre seule cette armoire comtoise / ce buffet / cette baleine morte. Les magazines des enfants ont recommencé à leur parvenir. Je ne saurai jamais non plus si c’est lié.

18h. Ramon s’en va pour respecter le couvre-feu. On regarde un reportage avec les enfants. On va se coucher. Grasse mat.

Je n’ai rien remarqué quand j’ai ouvert les volets. Je suis allée faire les courses, j’ai cuisiné. C’est quand nous nous sommes mis à table tous les trois dans le salon que je me suis aperçue que quelque chose clochait, sans pouvoir identifier quoi.

Ah oui ! Le bac à fleur est un peu de travers. Je regarde Poussin pour le gourmander en rigolant : Poussin escalade le balcon maintenant, il trouve très drôle de rentrer à la maison comme ça. Il m’a fait une farce vendredi, je dormais dans le salon porte-fenêtre entrouverte, en attendant leur retour de chez leur père. Il m’a réveillée en me chatouillant, je ne l’avais absolument pas entendu arriver. Il était très fier de son tour.

– Fais plus attention quand tu rentres par le balcon mon cœur. Ça ne m’ira pas si tu renverses un bac.

Poussin regarde le balcon par-dessus mon épaule. Il n’a pas l’air de comprendre de quoi je parle.

– Maman, elles sont où les chaises longues ?

Mais.

Mais qu’est-ce que ?

Effectivement, ce balcon est très très vide. Quelle désagréable impression.

A quel moment ? J’étais chez moi pendant tout ce temps, avec les enfants, en plus.

Une partie de moi est convaincue qu’elles vont revenir, que c’est l’adolescence des transats qui est comme ça, elles vont bien se rendre compte que l’herbe n’est pas plus verte sur les autres balcons et rentrer à la maison.

Je n’arrive pas à comprendre que quelqu’un puisse voir une chaise longue dans une propriété fermée et se dise « Ah, chouette, il y a des voisins partout et pas moyen de sortir sans code, mais ces chaises sont bath, je vais les mettre dans mon jardin. Pour y parvenir, je vais discrètement faire un peu d’escalade. »

Les voisins qui lisent le mot que j’ai laissé dans l’entrée – on ne sait jamais, si les chaises le lisent, elles comprendront qu’elles peuvent rentrer sans punition, que je ne leur en voudrais pas – me disent qu’ils me comprennent, que ça les énerve aussi, on a une voleuse ici vous savez. C’était pas comme ça il y a 40 ans. L’endroit a beaucoup perdu.

Ça va Papi, ce ne sont que des chaises longues. Que des chaises longues, mais mon balcon et ma maison. Mon cerveau turbine toujours ; je n’arrive pas à faire cadrer la fugue de mes chaises avec ma vision du monde.

A chaque fois que je rentre chez moi, j’ai l’impression qu’elles sont revenues et que c’est la fin de la farce. J’ai même vérifié à la cave. Spoil : elles n’y sont pas.

Et pourquoi ne prendre que les chaises longues ? Elles ne vous ont pas plu, mes lampes de jardin ?

Je pense à la remarque d’une voisine l’autre jour.

Je laisse régulièrement Poussine aller faire de petites courses. Non. Soyons honnête. Au début, je laissais Poussine faire de petites courses quand elle me suppliait, qu’elle me disait qu’elle avait grandi et que si je ne lui donnais pas l’occasion de me montrer qu’elle pouvait me faire confiance, elle ne pourrait jamais me le prouver. Maintenant parfois, j’ai plus de farine, et j’ai Poussine.

Ce qui n’a pas changé quand elle s’absente, c’est que je fais semblant d’être très détendue : oui il y a des vilains dans le monde, des pas-gentils et des violeurs dans le métro, mais si on s’arrête de vivre le monde a gagné. Je fais semblant d’être très détendue et je me pisse dessus, parce que ce raisonnement est inapplicable sur ses propres poussins. Prenez donc des risques avec les enfants des autres, tiens, laissez les miens tranquilles. Je sais toujours à quelle seconde précise Poussine est sortie, et 10 minutes et 0 seconde plus tard, je l’appelle (toujours avec l’air détendu, bien entendu). Mais Poussine pense qu’un téléphone en CM2, c’est pour jouer à Candy Crush et pas pour être joignable par ses parents quand elle va faire des mini-courses ou qu’ils sont coincés au bureau. Je compte jusque 16 parce que si je bouge avant j’aurais l’air de paniquer, je plonge dans mes pompes en laissant mon gâteau au four et je sors ; dé-ten-due.

C’est donc à ce moment-là que je croise la voisine que je salue d’un signe de tête muet, et qu’elle me dit que tout va bien, elle a croisé Poussine, Poussine rentre. Mon soulagement est peut-être un peu trop large, peut-être que mon sourire me trahit, et la voisine s’engouffre dedans avec un petit mouvement des épaules vers l’arrière.

– Vous ne devriez pas laisser sortir votre fille comme ça.

– Je ne ?

– Elle est jolie.

– …

– Moi j’aurais peur.

Je n’ai pas envie de baisser tous les volets toutes les nuits. Je n’ai pas envie de fermer toutes les fenêtres sous prétexte que je vais chercher le pain. Je n’ai pas envie de me limiter au cas où quelqu’un d’autre ne respecterait pas les règles.

Dans dix ans, je n’ai pas envie d’interdire à Poussine de sortir en boîte parce que les mecs sont des violeurs. J’ai envie qu’elle sache ce que les autres peuvent se permettre ou non et qu’elle leur arrache les yeux avec toute la légitimité du monde s’ils franchissent les barrières.

Je revois le jugement dans les yeux de ma voisine. Dans les yeux de ma concierge.

Pourquoi seulement les chaises longues ?

Est-ce que quelqu’un aurait pu vouloir me donner une leçon comme c’était arrivé pour le chat ?

En septembre l’an dernier, j’ai cédé aux instances de mes deux féroces poussins. Après un an de résistance acharnée, on a adopté un chaton de la SPA, souffrant de ronronnite aigue et de mignonitude absolue.

Quand on a commencé à le laisser sortir (ai-je déjà dit que j’avais un rez-de-jardin ?), je trouvais un jour sur deux un mot sur ma porte : « J’ai croisé votre chaton, il est trop mignon, j’ai eu l’impression qu’il avait faim, je l’ai emmené chez moi pour le nourrir. » Une fois il a passé une nuit sans rentrer, on a fait une campagne d’affichage dans le quartier ; il était chez les Schmoll qui en étaient tombés raides amoureux et m’ont demandé ensuite de leur donner des nouvelles en envoyant des photos du fauve par SMS.

Ça m’a fait rencontrer plein de voisins.

Un samedi, alors que je m’apprêtais à passer la nuit chez Fabien (une autre note, trop de parenthèses dans celle-ci), pas moyen de mettre la main sur le chat. Je retourne le jardin. Aucune boule de poil blanche et rousse à l’horizon.

Au pire, me dis-je, je rentre demain dans la journée. C’est un chat, il a grandi et il vit une vie de chat. A demain ! Et de fermer la maison.

Pas de chat à mon retour. Nouvelle exploration.

Pas de chat lundi matin.

Je sais bien que ce genre de bestiole est censée être autonome et indépendante, mais je trouve quand même que ça fait long. Je me fends d’un aller-retour du bureau vers la maison pendant la pause dej. Mais où peut-il bien être ce petit con ?

J’envoie un SMS à la concierge, un SMS aux Schmoll.

Une heure plus tard, alors que je suis en réunion, lapidaire réponse de monsieur Schmoll : « Bonjour. Je souhaite vous parler du chaton que nous avons recueilli ».

Je tique un peu, mais si je réagissais à chaque fois que quelqu’un est maladroit à l’écrit, je passerais mon temps à mordre des gens. J’appelle sitôt ma réunion terminée.

– Ouf, Il est chez vous. Si vous saviez ce que je suis contente ! Je commençais à croire qu’il était passé sous une voiture, j’ai eu peur !

– Je ne suis pas si certain que vous soyez soulagée.

– Pardon ?

– Cela fait trois jours que vous laissez ce chaton dehors. Vous l’avez enfermé dehors ce week-end.

– Je.

– Volets fermés en plus ! Sans nourriture ! Sans eau !

– La fenêtre était entrouverte, mais je vous confirme que je n’avais pas fait d’annonce officielle pour dire qu’on pouvait entrer dans mon appart en mon absence. Il y avait des gamelles dans la cuisine et sa litière était changée.

– Vous êtes partie trois jours ! Depuis vendredi !

– Il était dans mon lit quand je me suis réveillée samedi matin.

– Vous êtes sûre ?

– Est-ce que je ?

– Mon amie veut appeler la SPA pour dénoncer vos agissements.

– Je.

Je ne vais pas m’énerver. Je veux revoir le chat, pas me faire raccrocher au nez.

– Ecoutez, on en parle ce soir de vive voix si vous voulez, ce sera mieux.

Et on se fixe rendez-vous. Ma colère monte toute la journée, mais je n’ai pas envie de la laisser m’envahir. Je ne vais pas aller laisser mes relations de voisinage pourrir à cause d’un Schmoll qui est une quiche en com’. Ça se résout, un problème de communication.

Je préviens Fabien : « Je veux juste récupérer mon chat. Je ne veux pas que tu réagisses pendant la conversation ou que tu me défendes, même si tu as l’impression que je rampe. Au pire si ça te choque, va te balader. » Fabien opine.

A l’heure fixée, monsieur Schmoll arrive devant le balcon.

Je vais la refaire pour être plus précise : monsieur Schmoll arrive devant le balcon, sans le chat.

Le procès reprend.

– Il n’a même pas de médaille à son nom. Vous voulez qu’il se perde et qu’on ne vous retrouve pas ?

– Il n’a pas de médaille à son nom parce qu’il a perdu la sienne la semaine dernière et que celle que je lui ai commandée n’est pas encore arrivée. Et il a sa médaille de la SPA, avec un identifiant qui permet de remonter jusque moi. Et il est pucé.

– Mouais. Vous ne vous êtes pas inquiétée dimanche.

– Je me suis inquiétée dimanche, mais c’est un chat. Un chat, ça se promène. S’il était chez vous, j’aurais voulu que vous m’appeliez pour le dire, pourquoi ne pas l’avoir fait ?

– J’ai considéré que c’était à vous de le faire. Vous vous rendez compte ! Partir samedi et n’appeler que lundi !

– Vous avez consi…

Mon cerveau frise. J’ai 200 voisins, lapin, dont 199 sont amoureux de mon chat et le dernier est allergique. Ne considérez plus en fait, vous le faites mal.

Monsieur Schmoll reprend, docte :

– Ce que je voudrais savoir, c’est ce que voulez faire de ce chat exactement.

Ce que je veux faire de mon chat ? Mais le faire cuire évidemment, et puis le couper en cubes et le faire revenir au bouillon. Si ça pouvait faire pleurer les enfants, ce serait parfait.

– C’est mon chat, putain. On va arrêter ces conneries maintenant. Vous allez aller chercher ce chat et vous allez me le ramener.

Lui, un pas en arrière : « Ha ha. Ça va me prendre cinq minutes hein. »

Moi : « J’ai dit maintenant.  »

Le voisin recule lentement vers son immeuble jusqu’à disparaître de mon champ de vision, et tout à coup, Fabien rit. Il n’a pas encore fini de se foutre de ma gueule. A chaque fois que je fais un appel au calme, il se tourne vers moi et il me dit : « Vous allez me rendre ce chat, et vous allez me le rendre maintenant. » Nia nia nia.

Pendant quelque temps je n’ai plus osé laisser sortir la bête. J’ai fini par me dire que je trouvais crétin de se priver parce qu’un con me pourrissait la vie. Comme d’empêcher ma fille de sortir parce que quelqu’un l’a trouve jolie.

C’est aussi une torture de coincer dans un appart un chat qui a envie de partir en exploration – une torture pour moi, lui je ne sais pas. J’ai rouvert l’appart.

Je ne voudrais pas que les Schmoll s’inquiètent, alors à chaque fois que j’ouvre la porte fenêtre pour laisser le chat entrer ou sortir – ou qu’il hésite, souvent – je leur envoie un message pour les prévenir. J’espère qu’ils sont bien rassurés et qu’ils considèrent toujours que c’est à moi de les informer.

Que des voisins don Quichotte prennent mes qualités d’éducation féline pour leur moulin à vent, soit. Mais à quel moment un voisin escalade-t-il un balcon pour prendre deux transats ? Quelle leçon espère-t-il donner ?

La vie autonome de mes chaises longues est restée quelques jours mon option la plus probable ; et puis je me suis souvenue de mes 17 ans.

J’ai trouvé subtil de faire des jeux à boire. Mon plus grand exploit a été de traverser la Seine sous un pont. En m’accrochant à l’armature.

On ne peut pas escalader les ponts quand on est confiné.

Les chaises ont fugué samedi soir. Ça fait un an qu’on se fait chier. On fait des trucs idiots quand on est bourré.

J’espère que mes chaises longues font plein de super soirées maintenant, sur leur balcon lointain, et que les ados bourrés qui les ont récupérées s’amusent bien.

Je mets mes pas dans les pas de ma mère

Est-ce que vous triez vos contacts sur FB ?

Je l’ai fait un jour où, dans un moment d’enthousiasme égoïste, ayant négligé l’importance pour l’ex que les enfants n’apparaissent nulle part sur les réseaux sociaux, j’avais publié un sourire ravissant qui m’enchantait.

L’ex, dont la Bible est un long principe de précaution, n’a pas de compte sur ces réseaux, mais il a appris l’existence de la photo par ses sœurs ; ses sœurs qui ont mystérieusement disparu pour moi à la minute où je me suis fait larguer, après qu’elles ont pendant treize longues années donné avec méthode leur avis sur chacun de mes gestes. J’avais eu le temps en trois ans de silence d’oublier leur présence dans mes contacts. Ménage : si tu as un message pour moi, ma grande, vient me parler, mon numéro n’a pas changé.

Mais surtout, il m’arrive de le faire forcée.

Il est des jours où à 7h04, au moment de la clope du réveil, les yeux mi-clos sur le  téléphone, c’est trop tôt pour les propos racistes.

La plupart du temps cela reste une lie que je m’impose. Je ne veux pas oublier dans quel monde je vis. C’est facile de rester encotonné avec son nid d’amis choisis et de penser que le monde grandit, que ma fille pourra être astronaute et mon fils se marier avec son mec si ça leur chante.

Alors, je laisse mes yeux saigner devant des gens de la famille, des gens ajoutés trop vite, ou des amis d’enfance dont je ne peux plus comprendre comment ils ont vieilli.

Je les regarde justifier le retour de la peine de mort (« Ces gens-là, il faut les buter, ils ne comprendront jamais sinon »), démontrer la paresse des sans-abris (« Pourquoi ils ne cherchent pas de travail ? ») et même en un moment mémorable, se réjouir de la mort d’une famille en voiture (« On sait d’où ils viennent ces gens, ils n’avaient qu’à pas mettre cinq gosses à l’arrière de la bagnole pour aller en vacances au bled. », « Ils doivent être bien emmerdés de perdre autant d’allocs, les cons. »)

Il reste d’autres comptes avec lesquels je me console, dont je vais regarder l’historique pour accompagner ma cicatrisation. Des gens qui me rassurent et que je vois réagir autrement, des gens qui me montrent que les lignes bougent. Dans ces moments je peux me retourner dans mon nid de coton, fermer les yeux et profiter.

En me promenant l’autre jour, je suis tombée sur le post d’un Mec-Nid.

Ça parlait d’une chaîne youtube appelée Dad, how do I ?, tenue par un type qui explique en video tout ce qui pourrait nécessiter une figure paternelle. Il veut aider tous ceux qui grandissent, mais qui grandissent sans papa.

Tout ce qui pourrait nécessiter une figure paternelle : faire un nœud de cravate, démarrer une voiture dont la batterie est morte, planter de l’herbe, se raser, réparer des toilettes.

Je sais bien que le message est « oh, quelle bonne idée, comme c’est gentil, comme c’est touchant, de penser à aider ainsi les enfants. » C’est d’ailleurs bien ce que disent les commentaires.

Mais voici ce que je lis moi : cravate + réparation -> papa.

On ne parle pas d’enfants qui sont à la recherche d’un modèle complémentaire, d’enfants qui cherchent les informations qu’ils n’ont pas chez eux.

On parle d’enfants sans papa, qui ont besoin d’informations de papas. Réparer une bagnole ou utiliser un pistolet à mastic.

Vous l’avez aussi ? Très bien. Ne lâchons pas cette ficelle. Si c’est forcément Papa qui apprend le nœud de cravate, alors que fait Maman ?

Je suis une pro en nœuds de cravates. Comme je ne pense jamais à éteindre mes phares, si je ne sais pas démarrer ma voiture sans batterie, je n’ai plus de voiture. Personne ne va m’aider à réparer mes toilettes, et j’ai des enfants qui prennent la chasse d’eau pour un buzzer.

En revanche, je suis nulle pour : leur préparer un repas équilibré (préparer un repas tout court), me lever la nuit en cas de cauchemar, leur choisir des vêtements adaptés à la météo, poser un RTT parce qu’ils sont malades, surveiller les devoirs. Je kiffe les emmener faire le tour du monde.

Si Dad how do I est la norme, dois-je comprendre que je ne suis pas normale ?

Je ne commente d’ordinaire quasi jamais en donnant mon opinion – si ça se trouve il y a quelque part une ex-belle-sœur oubliée qui me regarde. Mais ce jour-là mes doigts ont rejoint mon clavier avant que mon cerveau ne s’ouvre. J’ai demandé : « C’est moi, ou c’est super genré ? »

Ce n’est pas une question, hein. C’est super genré. Maman protège et Papa fait grandir. Maman aime et Papa fait découvrir. Maman nourrit, Maman guérit. Papa ouvre au monde. De là à considérer qu’on ne peut pas grandir sans papa, il n’y a qu’un pas.

Voici la réponse que j’ai reçue : « Est-ce vraiment important de se poser la question ? Ton premier nœud de cravate souvent tu demandes à ton papa comment faire ; c’est tout… »

Ben c’est important pour moi mon cœur, sinon je ne l’écrirais pas ; je salue cette façon de dire « on se branle de ce que tu ressens ». Je salue également le « c’est tout » de fin de message. Fin du débat. Bouge. Tu déranges.

Je n’étais pas bien en recevant cette réponse. Comment ça pas important ? Comment ça fin de la conversation ? Comment ça les papas font les nœuds de cravate et c’est tout ?

Quand j’étais ado puis jeune adulte, je ne voyais vraiment pas le problème avec la condition de la femme (je pensais aussi que c’était cool d’être royaliste, long way to ride). Je faisais des études. Je couchais avec qui je voulais. Je n’avais pas vu de différence d’éducation entre mes frères et moi. Aucun de nous n’avait jamais sorti les poubelles ou peu s’en faut.

J’ai compris beaucoup plus tard que nous avions été protégés, peut-être trop ; que ma mère avait passé sa jeunesse à s’occuper des repas et de l’éducation de ses frères et sœurs parce qu’elle était l’aînée des filles et qu’elle voulait que nous ayons une enfance et non pas la responsabilité de l’intendance.

J’ai commencé à voir le problème en arrivant sur le marché du travail, mais sans imaginer que des solutions étaient possible.

Je savais bien que j’aurais plus de mal à entrer sur le marché parce que « Elle va faire des gosses » et que ma carrière s’arrêterait plus tôt parce que je vieillirais dix ans avant les mecs. Mais même en changeant les mœurs, même en étendant les congés paternité, même si les pères posent des jours enfant malade, c’est toujours moi qui ai l’utérus, toujours moi qui met ma vie entre parenthèses pour poussiner, toujours moi qui présente un manque à gagner quand j’ai les pieds dans les étriers.

Des années avant de rencontrer l’ex, j’ai été en couple plusieurs années avec Un-autre-ex. J’étais étudiante, il bossait. Je trouvais tout à fait normal de faire les courses, le ménage et la vaisselle. C’était lui qui payait le loyer. Ça me semblait une répartition des tâches tout à fait logique.

Et puis j’ai fait une expérience. Je ne sais plus exactement quelle mouche m’avait piquée ni de quel pied je m’étais levée ce matin-là, mais j’ai décidé d’arrêter de faire la vaisselle pour voir ce qui se passerait. Je n’ai pas donné de préavis, pas expliqué, j’ai seulement laissé la vaisselle s’accumuler.

Un-autre-ex n’a pas non plus commenté. Quand il n’y a plus eu de vaisselle propre, il a acheté des assiettes en plastique. Quand on a eu des cafards, il a couvert l’évier de sacs poubelle pour éviter que ça ne s’étende et que ça pue partout dans l’appart. Et puis au bout de quelques semaines, alors que nous partions en week-end chez ses parents, il a mis des sacs poubelle à l’arrière de la voiture.

Je n’oublierai jamais le regard de sa mère pendant qu’elle lavait les assiettes en me regardant. Nous sommes rentrés avec la vaisselle propre. J’ai repris mon rôle.

Quelques années plus tard, alors que je cherchais désespérément à changer de profession, j’ai été intérimaire à la CAF. La belle-famille recommandait que j’y entre en CDI : ça aurait fait un revenu faible mais fixe, ce qui limitait les risques si l’homme perdait son job.

C’est un chas d’aiguille dans lequel je ne voulais pas passer et que j’ai évité ; je trouvais je job mortellement ennuyeux, mais le raisonnement cohérent. Travail d’équipe. L’un qui sécurise en rapportant le plus d’argent possible. L’autre en rapportant un salaire pérenne et du temps pour s’occuper de la maison.

Je ne me rendais même pas compte des schémas que j’avais ingérés. Je ne mesurais pas la violence contenue dans cette logique : c’est comme ça et-c-est-tout. Je ne voyais pas que cela n’était pas évident mais construit.

Et je ne voyais pas les conséquences que ça avait sur mon quotidien et sur mon avenir. Si j’avais suivi, je frémis : quand il est parti, je ne sais pas ce que je serais devenue. Dieu que j’aime mon grand salon.

Lorsque j’ai fait mon premier comité de pilotage dans ma nouvelle mission, le chef m’a demandé comment ça se passait. Je lui ai répondu que c’était la phase A, celle pendant laquelle on ne comprend rien et où l’on se sent inefficace alors qu’il faudrait être sur tous les fronts et que je détestais ça.

– C’est pour ça qu’on embauche des femmes, m’avait-il répondu. Parce qu’elles savent faire plusieurs choses à la fois.

Moi : Et parce qu’elles ne tiennent pas de propos sexistes ?

Bref silence surpris.

Non, il n’est pas évident que les femmes savent faire plusieurs choses à la fois tant qu’aucune n’est un nœud de cravate. Et non, ce n’est pas drôle. Oui, vos réflexes de pensée ont une incidence sur mon parcours, sur celui de ma mère et sur celui de ma fille.

Poussine aime Harry Potter, le rose, les talons hauts et les déguisements.

Poussine préfère le vélo rose au vélo bleu.

Mais Poussine se demande : pourquoi, sous prétexte qu’elle a dix ans, est-ce qu’elle ne peut plus se mettre torse nu ?

Et moi je voudrais bien savoir : pourquoi est-ce que sous  prétexte que mon poussin commence à avoir des amorces d’œufs sur le plat, il est normal que les gens se retournent choqués sur son passage quand elle est déguisée en indien ?

Ma mère a tout fait pour que je me marie, et tout pour que je ne fasse pas le ménage pour tous ceux qui ont un pénis. J’ai fait ce que j’ai pu pour continuer son chemin. Quelle pression et quelle route sur les épaules de la Lumière de mes Jours ?

Merci à Dad pour ses tutos.

Dans les commentaires qui ont suivi, d’autres ont su faire de la place à ce que je disais. Mais les hommes disaient toujours : « Si j’avais eu un papa, j’aurais voulu qu’il […] ».

Oui, les références extérieures sont capitales pour bien grandir. Je sais que Poussin trouvera autour de lui toutes les figures masculines dont il aura besoin. J’espère que quelqu’un saura montrer à Poussine comment se servir d’un sèche-cheveux. Ma mère ne m’a jamais appris à repasser une chemise. Quelqu’un peut-il m’aider ?

Je suis privilégiée.

J’ai un bon job, un bon salaire, je suis propriétaire, je suis bien entourée. Si j’ai besoin au quotidien de me battre pour être légitime sans testostérone, si cela existe encore dans les pages Nid qui apparaissent sur mon mur Facebook, c’est que le monde n’a pas fini de changer.

Meeting Franck

Depuis que j’ai découvert les joies du célibat, Lyon et moi, on s’apprivoise.

Modulo la pandémie, il y a des bars qui se posent là avec des jardins délicieux et des bières brunes à tomber, des bars à jeux de société avec des collections à pâlir. Les bibliothèques se défendent et il y a plein de trucs à découvrir avec les enfants.

On peut monter dans la voiture, aller tout droit et se dire « une fois sortie de la ville, je roule trente minutes, je m’arrête et je marche quatre heures » : ça sera forcément une belle journée.

Et puis il y a le parc de Miribel, qui loué soit Dieu, est à dix bornes de la maison. Que vous soyez avec des gamins en draisienne, avec des amis et beaucoup de bière, que vous soyez plagiste, runner, vététiste, naturiste, amoureux des hérons, sportif, fan de barbecue, le bonheur est à Miribel.

Lorsque je ne me perdrai plus dans le parc, ce sera le signe qu’il est temps pour moi de quitter la région.

J’ai fait hier le tour du lac à vélo et je suis très fière.

Je n’ai toujours pas réussi à trouver l’itinéraire complet parce que crues aidant je me suis encore paumée et suis passée par des sentiers invraisemblables. Personne ne peut passer par là avec des roues  ; avec des ailes et un sac à dos, peut-être.

Il y a quelques semaines lors d’une précédente tentative, j’étais à pied, épilée de frais, jupe colorée, livre dans le sac à main, concentrée sur le parfum des fleurs, les reflets de l’eau et la pensée réjouissante de ma bouée de gras qui mathématiquement devait fondre à chaque pas.

« Attention, tour du lac impossible pour cause de crue », chantaient les panneaux sur le bord du chemin. Je sens que je mincis, je sens que je mincis, chantonnait mon cerveau. Tout allait bien.

A dix mille pas de la voiture, le chemin descend et remonte. Entre la descente et la côte en ce moment : le lac.

Enfin, un tout petit bout de lac. Un bras, un petit bras, un poignet. Je suis d’humeur aventureuse. Regard pour mon sac à main. Ça ne peut pas être si profond, si ? Regard pour mes escarpins. Bouarf, ça fait dix ans que je les ai, ils sont foutus que je me lance ou non. Regard autour de moi. « On ne peut pas passer », me dit un promeneur, « à cause de l’eau ». Les gens ont vraiment un sens de l’observation impressionnant et je les remercie de me faire part systématiquement du produit de leur examen. « J’ai bien envie de tenter », je réponds.

Les galets roulent sous mes pieds. Je mets une première chaussure dans la flotte, comme si je faisais de la randonnée en haute montagne, en m’assurant à chaque pas que le sol est ferme sous mes semelles ; mais en tenant serré mon sac sous mon sein et en relevant ma jupe de la main. Encore un pas. Ouch, je le voyais moins profond celui-là. Un cycliste sur l’autre rive s’arrête et regarde ce que je suis en train de faire. Il me fait un signe : « Vers la droite, me dit-il, par là, c’est là qu’est le chemin, ailleurs ce ne sera pas jouable. » Je change de direction et je suis mon coach. Mi-cuisse. Je renonce à ma dignité et remonte la jupe au-dessus de la culotte, que j’ai fort laide ce matin. Ça descend encore. Si le bas du pull est mouillé, ça ne sert plus à rien de tenir la jupe, sauvons le sac. Je l’accroche autour de mon cou et le tiens à bout de bras au-dessus de ma tête. Encore un pas. Je bois la tasse et je perds mes chaussures. Mon sac plonge avec moi. Je fais quelques mouvements confus, la nage du petit chien que je réussis avec tant d’élégance, et je rejoins un endroit où j’ai pied. J’ai réussi à choper mes chaussures au passage. Entre les mains levant au ciel le sac dégoulinant, les chaussures pleines de vase et l’eau qui m’arrive aux épaules, je suis au sommet de ma gloire. J’ai de la boue dans la bouche et les cheveux.

« Alors ? » me demande le cycliste.

« Alors, j’arrête, je lui réponds. »

Ma fierté, mon livre trempé au fond de mon sac et moi essayons de nous souvenir sur le chemin du retour duquel de ces satanés rochers était stable et lequel ne l’était pas. Je finis par accoster. Je suis toujours en petite jupe et épilée de frais, mais trempée et dégueulasse.

Les gens me regardent en silence.

Je fais quelques pas encore et m’assois sur une plage de galets, au soleil, le temps de sécher et de lire trente pages humides.

Je rentre. C’était une bonne journée.

Tout ceci pour dire que le raisonnable et moi ne sommes pas toujours très proches. J’aime bien agir sur un coup de tête. La dernière fois que j’ai fait un choix raisonné, je me suis mariée ; et c’était con. L’expérience des autres, quelle valeur a-t-elle, tant qu’on ne l’a pas mise à l’épreuve ? Que c’est creux, une expérience qu’on ne s’approprie pas.

Dans ma tentative d’hier à vélo, fine guêpe (c’est du figuré), je n’ai même pas essayé de passer par le chemin que je savais condamné par la crue. Mais cinq mille tours de roues plus loin, rebelote.

Frustration : sur ce bras de lac, des âmes charitables ont jeté des troncs. Les piétons peuvent passer. Mon aventure de la semaine précédente aurait eu lieu ici, je n’aurais rien eu raconter et je serais rentrée sèche chez moi ; mais je ne tente pas vingt mètres sur un tronc branlant avec mon vélo chargé.

J’ai croisé il y a trois minutes une famille à vélo qui rebroussait chemin. Qu’est-ce qu’ils pensaient ? Que j’avais des ailes ? Ce serait trop dire que dire que je suis énervée, mais j’aurais bien aimé qu’ils me préviennent, quand même. Ça m’aurait évité un cul-de-sac. Demi-tour.

De la confiance plein les pédales, arrive un mec caché derrière sa barbe. Il est juché sur un monstre avec des pneus presque plus larges que ceux de ma voiture.

– C’est fermé à cause de la crue, je le préviens.

– Ah, merde. Le petit chemin à gauche, il est toujours ouvert ?

– Vous connaissez mieux que moi on dirait. Je n’ai pas regardé. Perso avec mon vélo de ville, je ne le sens pas, je retourne chercher le chemin principal.

Il me fait un grand sourire.

– Moi je vais tenter. Merci de m’avoir prévenu, en tout cas !

Arrivée au croisement suivant, je n’ai aucune idée du chemin que je dois suivre. Je n’ai pas du tout envie de sortir mon téléphone pour me repérer, j’aurais l’impression de tricher. Je choisis celui qui semble partir dans la moins mauvaise direction et avec un prorata supportable de caillou et de goudron. Je vous laisse deviner à quel point mon choix était judicieux avant de vous en raconter plus.

Mon vélo n’est pas fait pour rouler à la verticale. Il ne me faut pas cent mètres pour descendre et le traîner comme je peux. Le chemin se fait de moins en moins carrossable. Mes épaules touchent les branches des deux côtés. Je dois parfois soulever le cadran pour passer un obstacle. J’ai chaud. Je n’ai absolument aucune idée d’où je peux bien être (dans le parc de Miribel, à dix kilomètres de chez moi, oui, je sais). Bruit derrière moi :

– Eh ben, me dit Barbe-man toujours bien calé sur sa jument déguisée en vélo, je pensais que vous cherchiez le chemin principal ?

– Oui, je réponds, j’espérais que c’était celui-ci.

– Je sais pas trop où je suis non plus, mais je me demande si on passe pas par là (grand mouvement compliqué avec le bras), si on peut pas retrouver le chemin ?

C’est à ce moment-là que je m’aperçois que je ne le connais absolument pas, que son vélo tient plutôt de la moto cross et le mien du monocycle et que je suis perdue avec un inconnu barbu au milieu de nulle part. Je suis son mouvement du regard, vers les gravières impraticables.

– Par là ? (pointe d’inquiétude dans ma voix.)

Lui : « Enfin, je crois. »

Je ne trouverai pas de meilleur plan dans les cinq prochaines minutes et il va bien falloir que je trouve un moyen de sortir d’ici avant le couvre-feu. Je le suis.

Je me rends bien compte, dans la gravière, qu’il pourrait m’arriver n’importe quoi. Mes pieds s’enfoncent dans les cailloux, je galère pour pousser mon vélo, je serais bien en peine de réagir en cas de problème.

Quand on sort enfin du champ de cailloux, je suis Barbe-Man dans des sentiers profonds. Je n’aurais jamais choisi ces sentiers-là – mais je commence à mesurer ce que valent mes décisions en matière d’orientation. Fallait-il vraiment choisir à chaque fois le passage le plus sombre ? Mais le lac, il est pas exactement dans l’autre direction ? Je doute. Je n’aime pas quand je n’arrive pas à faire confiance aux gens. Je n’aime pas vivre dans un monde de soupçon. J’ai l’impression d’alimenter la machine à peur à chaque fois qu’on voit que je me méfie. Ce n’est pas ce monde que je veux, ni pour moi, ni pour Poussin, ni pour Poussine.

Quand même. Quand on voit la frontière entre confiance et suicide, c’est souvent qu’il est trop tard. Barbe-man est une vingtaine de tours de roues devant, sur ses deux roues motrices. Il avance tout doucement pour que je puisse le suivre. Moi, je progresse cahin-caha en tenant mon guidon de la main droite. De la gauche, j’essaie de récupérer mon téléphone dans la poche. Je voudrais réussir à partager ma position googlemap avec quelqu’un, n’importe qui. Si je ne suis pas au bureau lundi matin, ça fera toujours un indice. Barbe-Bleue se retourne, toujours en souriant. Je rempoche mon téléphone le plus vite possible. Je n’ai pas eu le temps d’envoyer quoi que soit. J’ai même pas eu le temps de repérer ma position.

– Ça va ? Tu t’en sors ? Tu permets que je te dises « tu » ?

Il me montre une futaie plus épaisse encore que celle dans laquelle nous sommes.

– On va traverser ça, et de l’autre côté, si je me trompe pas, on sera sur le chemin.

Au stade où j’en suis, hein.

De l’autre côté de la futaie, il y a le chemin. Avec des gens, avec de vrais gens, bonheur et soulagement.

Barbe-Bleue s’appelle Patrick, il est venu à vélo de Vénissieux. Il a cassé sa tirelire pour s’offrir un VTT à moteur, venir ici se perdre, c’est son petit plaisir. Il m’indique comment finir mon tour de lac, et me souhaite une très bonne journée. « Bon ben à bientôt peut-être, ce serait rigolo, on se croisera peut-être dans le coin ? »

Qu’ils étaient bons, les derniers tours de pédale. Qu’est-ce que j’aime ces moments où je me dis que je l’ai fait et que j’ai réussi. J’arrive à la voiture transpirante et de l’oxygène plein des poumons. J’ai toujours le bide qui dépasse et le sein gauche trop bas ; le sport me déçoit toujours un peu. Je m’en veux d’avoir eu peur.

A Cordeliers, il y a quelques années – à deux pas de la pharmacie qui m’a donné Poussine, tiens – on se promenait avec mes parents. Les enfants étaient peut-être là. Devant les passages piétons, la foule se pressait. Je ne sentais pas le mec à côté de moi : j’ai serré mon sac contre moi et ai jeté un coup d’œil rapide sur son contenu, pour m’assurer qu’il ne manquait rien. Le type a réagi avec véhémence :

– Quoi, tu crois quoi ? Que je vais te chourer ton sac parce que je suis arabe ?

J’avais été vexée. D’abord, parce qu’on était en public et que mes parents avaient assisté à la scène. Et puis, comment avait-il pu me prêter de telles intentions et m’accuser de racisme ?

J’ai mis du temps à m’apercevoir qu’il avait eu raison et que j’aurais aussi été en colère à sa place. Je peux faire de mon mieux autant que je veux, je reste le fruit de ma culture et de mon milieu. J’ai toujours des peurs et des réflexes que je ne maîtrise pas. Monsieur, si vous me lisez un jour, pardon.

Honnêtement, à chaque fois que je me suis fait voler mon téléphone et/ou mon sac (et c’est arrivé souvent, et toujours à Lyon), je ne m’en suis jamais aperçue. Je réagis aux mauvais signaux, mais je ne sais pas comment travailler dessus. Comment les transformer ? Comment changer ma réaction quand je les reçois ? Je me demande si je trouverai un jour.

Quand les enfants étaient petits, je ne conduisais pas encore. Tous les soirs, j’allais les récupérer chez la nounou en transport en commun et nous rentrions en bus.

Un soir au même arrêt que nous, monte un type qui ressemble au Père Noël. Il ne sent pas très bon. Il descend au même arrêt que nous. Quand les petits et moi arrivons à la maison, je plonge dans la ronde des bains et des coquillettes au jambon. La sonnerie retentit après une bonne demi-heure. A la porte : le Père Noël. On est au cinquième étage. On ne peut pas entrer dans l’immeuble sans se faire ouvrir à l’interphone – et je n’ai ouvert à personne à l’interphone.

Lui : « Ah tiens, c’était vous tout à l’heure dans le bus nan ? C’est marrant. Les petits sont là ? »

Moi : …

– Je suis antiquaire. Je viens voir si vous avez des meubles à vendre.

– Mon mari n’est pas là (je me hais aujourd’hui pour des réponses de ce genre).

– Vous me laissez faire un tour ? Comme ça je vous dis s’il y a un meuble intéressant.

J’ai un enfant dans le bain, un autre dans la chaise haute, j’ai beaucoup de mal à réfléchir et à faire un choix intelligent. Je le laisse entrer. C’est étrange de le voir faire le tour de l’appartement et jeter dans chaque pièce un regard circulaire.

Il finit par repartir et je sens bien que j’ai fait une connerie. L’homme n’aurait jamais laissé entrer chez lui un inconnu-qui-veut-voir-des-meubles. Il ne va pas aimer. Si le type revient pour cambrioler ? S’il fait du mal aux enfants ?

J’ai appelé le lendemain au numéro qu’il avait laissé pour vérifier qu’il faisait bien partie de l’association et me rassurer. Je ne m’attendais pas quand j’ai décroché quelques heures plus tard un appel provenant d’un numéro que je ne connaissais pas à ce que ce soit le Père Noël en personne. Un Père Noël déçu et en colère.

« Pourquoi vous avez téléphoné pour vérifier ? Mais vous imaginez que je vais faire quoi au juste ? Comment pouvez-vous me soupçonner ? Est-ce que vous vous rendez compte que c’est grave, ce que vous imaginez de moi ? »

J’ai eu honte.

Je venais d’accrocher mon vélo à ma voiture ce matin, et je faisais une manœuvre pour sortir du parking. S’approche de la voiture un homme dont j’aurais du mal à définir l’âge, mais que l’on reconnaît : c’est l’homme qui va nous demander quelque chose, celui qui mendie. J’ouvre la fenêtre.

– Madame, commence-t-il, bonjour. Excusez-moi de vous importuner. Je sais que nous venons de cultures différentes.

Ensuite des phrases confuses, longtemps. Pas de papier. Un ami avec un téléphone bloqué. Un problème administratif à résoudre. Des nuits dehors. L’ami ne répond pas. Dormi à la Part-Dieu. Encore une histoire de téléphone, peut-être la même.

– Je n’ai pas encore compris comment je peux vous aider, finit par l’interrompre la connasse qui est en moi et qui trouve qu’il parle trop longtemps.

Il suspend sa phrase et me regarde quelques secondes silencieusement.

– J’ai faim répond-il. Et j’ai besoin d’un timbre.

– Je n’ai pas de liquide. Mais un timbre, j’ai.

Je tends la main vers mon sac sur le siège passager.

– Ils ont dit un timbre fiscal, et…

Les mots lui manquent. Il fouille dans sa pochette plastique et me montre un avis de réception. Ça ressemble à une démarche administrative pour obtenir des papiers en règle.

– Bon, je lui dis. Je gare ma voiture, j’arrive.

Pendant que nous marchions jusqu’au distributeur, il m’a parlé de l’administration française. Elle est terrible votre administration madame, c’est la pire du monde. Je me suis aperçue que l’administration française me donnait souvent envie de manger mes mains alors que je suis blanche, diplômée et avec des papiers melunais.

Je fais mes comptes tous les jours depuis une semaine pour guetter la limite de découvert qui approche tonitruante, mais c’est parce que j’ai parce que j’ai fait une crise d’Amazonite et parce que j’ai acheté des vélos aux enfants sur un coup de tête, pas parce que je n’ai pas de papiers et que la dame de l’accueil me demande un timbre fiscal pour le formulaire B12.

Moi si je reste sage quelques semaines, je me rétablirai, et je paierai mes impôts quoi qu’il advienne.

On est allés jusqu’à un distributeur où j’ai retiré vingt euros. En entrant dans le sas, je me suis retournée pour lui demander d’attendre dehors. Je n’avais pas envie qu’il regarde mon code. Il n’était pas entré. Il m’attendait à l’extérieur, sage et discret.

– Ça paiera le timbre fiscal et au moins un repas, je lui dis en tendant le billet. Bon, maintenant, vous avez faim ?

Il hoche la tête.

– Vous voulez manger quoi ?

– Ben, j’aimerais bien un kebab.

Il sourit : « Je ne suis pas encore habitué, moi, à la nourriture des Blancs. Je suis encore Noir foncé à l’intérieur. »

Je souris aussi. Va pour un kebab.

Pendant qu’on cherche un kebab à Villeurbanne un dimanche matin en période de pandémie, il me parle des deux barges qui ont embarqué et de la seule qui est arrivée. Il dit que dans les barges, il y avait des femmes, des enfants, des amis.

Il dit que son nom, c’est Franck, qu’il ne faut pas perdre espoir, que souvent quand on demande aux gens, ils ne donnent pas, mais qu’il y en a, on ne leur demande pas et ils donnent quand même. Et tout à coup, un cri : « Dieu donne ! » et il plonge. Il vient de se jeter sur un billet de dix euros qui était sur le trottoir. Il le brandit comme Mufasa brandit Simba. Dix euros ! Dix euros ! Et avec les vingt… Mais avec ça, je mange aujourd’hui, je mange demain, avec ça je mange après-demain. Il dit que c’est ma chance.

Le moment m’ébouriffe. Je n’ai pas vu un billet de dix euros seul par terre depuis bien quinze ans. Un billet qui n’était pas encore là quand nous sommes passés à l’aller.

Le regard de Franck à ce moment, c’est celui de mon fils devant un nouveau jouet dont il rêve et qui le surprend, mais celui de mon fils dure moins longtemps.

– Vous avez vraiment un français impeccable, je dis à Franck.

– J’ai fait des études, avant de venir. J’ai un bac +4. En économie. Et je parle anglais aussi. J’ai étudié en Afrique du Sud. Mais ici, mon diplôme…

– Vous savez, dans la voiture, j’ai une gourde et un thermos. Bon ça craint un peu parce qu’ils ne sont pas propres, je les ai utilisés hier, il y avait du café dans le thermos. Faudra les laver. Mais je me dis que ça pourra vous être utile, si vous voulez ?

Il me dit que oui, ce sera utile, il veut bien, merci. Il me pose des questions sur moi. Comment je m’appelle. Si j’ai des enfants. « Vous avez deux enfants ? Mais ça ne se voit pas du tout ! » Soit mon tour de vélo d’hier a été super efficace, soit il est très bon en tact, soit c’est un bisounours. Mais je l’aime bien, du coup.

Il n’y a pas de kebab à Villeurbanne un dimanche matin en période de pandémie. On se rabat sur Monoprix.

On se marre en se perdant dans les rayons. On discute de ce que c’est qu’un produit de première nécessité et de leur définition qui change de jour en jour. Les vêtements pour enfants de moins de trois ans sont en vente libre, mais les caleçons pour mon fils qui en a huit et qui n’en a plus un de mettable, non. On n’a plus besoin de caleçon, quand on a huit ans.

Franck demande pourquoi l’alcool fait partie des produits de première nécessité. Je réponds que ça ne me semble pas incohérent avec le fait qu’aujourd’hui le rayon maquillage est accessible.

Je voudrais bien lui acheter tous les produits des rayons alimentaires, mais je ne dis rien.

Quand j’étais jeune adulte un copain voulait monter un projet humanitaire en Afrique avec cette phrase en exergue de son dossier : « Donne un poisson à un homme, il pêchera un jour. Apprends-lui à pêcher, il mangera tous les jours. » Je n’ai jamais réussi à lui faire comprendre à quel point je trouvais ça raciste.

Franck et moi on a tous les deux très bien compris que j’avais plus de fric que lui. Ce n’est peut-être pas le moment de l’étaler. Il finit par trouver les sandwiches, et là où j’aurais voulu lui payer tous les sushis du magasin, il se choisit un minable jambon-beurre.

– Nan mais prenez-en un deuxième.

– Sûre ?

– Oui, sûre.

Il vérifie encore dans mes yeux que je suis ok, et se ressert.

– Bon, je lui demande. Une boisson, maintenant ?

Et c’est parti pour un coca. Mais un petit. Le plus petit possible. Quand on va dormir à la Part-Dieu, la nuit, ils fouillent les sacs et ils se servent. Ça ne sert à rien de prendre grand.

Au moment de régler l’épique somme de 4,67 euros à la caisse du Monoprix, toutes mes CBs bloquent une par une. Je vois approcher le moment où je vais devoir lui demander de m’avancer de l’argent. La dernière carte passe enfin. On échange un sourire soulagé ; il commente : « Ce suspense ! »

On se salue devant le magasin. Il me dit qu’il va manger sur un banc dans le parc dans le coin. Moi je rejoins ma voiture.

Franck sourit encore et s’éloigne. Mon cœur est flatté et je flotte ; mais Franck s’éloigne et je passe la main dans mon sac pour m’assurer que mon portefeuille est toujours là. Je me surprends à presser le pas. Et si quelqu’un m’avait piqué mon vélo pendant ce temps-là ?

Pendant les premières minutes au volant, je me sens un peu béate. C’est bon pour l’ego de se sentir quelqu’un de bien et ce qui est bon pour l’ego est bon pour le moral.

Et puis au troisième feu rouge j’ai envie de faire demi-tour. Pourquoi je l’ai laissé manger seul ? Pourquoi je ne lui ai pas proposé de passer quelques nuits à la maison plutôt que dans le froid ? J’y ai pensé en plus, j’y ai vraiment pensé et je ne l’ai pas fait. J’ai trois chambres dont deux vides quand les enfants ne sont pas là. L’appart va être tellement grand ce soir. Il serait au moins reparti avec une couverture.

Je sais pourquoi : parce que la connasse en moi a peur qu’il ne parte plus. Ou qu’il vole. Ou qu’il me gêne. Ou qu’il me juge.

J’ai honte.

Si je tourne ici à droite, je peux encore faire demi-tour. Si je tourne ici, je peux, mais après c’est le périph, ce sera trop tard.

J’entre dans le parking de ma copropriété.

Mais pourquoi je ne suis pas restée manger avec lui, prendre le temps de faire connaissance, prendre la température, décider en mon âme et conscience quel risque je voulais bien prendre et dans quelle mesure je pouvais aider ? Pourquoi je me suis dépêchée de rentrer comme ça ? Si ça se trouve, c’était juste pour pouvoir écrire vite vite cette note auto-satisfaite.

Le portail se ferme derrière ma voiture.

Putain. J’ai oublié de lui donner le thermos.

Recette de homard cuit au bouillon

LBA ne voulait pas d’enfant.

Et des années après, alors qu’elle avait changé de métier, de ville, de vie, que personne ne se souvenait qu’elle était LBA et qu’elle l’avait oublié elle-même, ça n’avait pas changé.

Il ne s’agissait pas seulement de ne pas en vouloir. C’était une inaptitude chronique.

Je savais que je ne pourrais pas me lever la nuit. Je savais que je ne pourrais pas mettre mon réveil une heure plus tôt pour lever, habiller, nourrir un mouflet. Je ne voulais pas de chien déjà, parce que je savais bien que j’aurais la flemme de le sortir. Je ne voulais pas de plante verte. Je ne voulais pas me marier, pour commencer.

Je savais que je me sentirais réduite en esclavage. Je ne supportais pas l’idée d’en prendre pour vingt ans [insérez ici la remarque originale « Dans le meilleur des cas ! Imagine tu fais un Tanguy, hi hi hi. »].

Les renoncements se sont faits par degrés. On ne se sent pas cuire quand l’eau dans laquelle on est d’abord plongé est encore fraîche.

Quand j’étais petite, ma mère me disait : « Tu feras ce que tu veux quand tu seras grande ».

Que d’espoirs déçus, quelle aigreur à vingt ans. On ne fait pas du tout ce qu’on veut. On fait ce qu’on peut, en fonction des autres.

En fait, elle avait raison : on fait ce que l’on veut à condition d’être célibataire et parfaitement indépendante financièrement ; mais c’est une longue leçon.

A vingt-et-un ans donc, je regardais ma mère avec une sorte de commisération affectueuse, parce que j’avais découvert qu’elle avait tort. On ne fait pas ce que l’on veut quand on est à deux. C’est important les compromis. Je m’étais convaincue qu’un compromis c’était : s’aligner sur celui des deux pour lequel c’est le plus important. Je voudrais prendre dans mes bras le jeune moi, ou la gifler je ne sais pas. Quelle définition de merde. Celui pour lequel c’est le plus important, ça se mesure comment ? Est-ce que c’est celui qui insiste le plus ?

A vingt-et-un ans mes parents me disaient marie-toi, marie-toi, marie-toi. Mon mec me disait viens-on-se-marie, viens-on-se-marie, viens-on-se-marie. Et moi je disais non, non, non. Et ils recommençaient.

Je me souviens d’un soir, sur notre banquette fétiche de notre bar fétiche en bas de notre appartement cocon ; l’homme jouait de nouveau sa rengaine. Il avait un éclat dans les yeux quand il parlait de notre avenir. J’avais l’impression de le brimer, à force, le pauvre lapin. Il semblait accorder une telle importance à un bout de papier, à un jour déguisé en blanc. Ça devait bien être essentiel, non, pour qu’il m’en parle tout le temps ? Et puis bon, on était partis pour tout faire pour vieillir ensemble de toutes façons n’est-ce pas ? Je trouvais qu’on n’avait pas besoin d’un mec en robe pour nous valider, mais l’engagement, entre nous, il était déjà pris ? Alors, ma foi, un peu plus, un peu moins…

– Bon, ai-je cédé. Si c’est vraiment important pour toi, je te suis.

– Tu me suis quoi ?

– Ben pour le mariage. De quoi tu me parles depuis tout à l’heure ?

Il a un franc mouvement de recul, la fourchette en l’air.

– Wo, wo, wo. Tu t’embarques, là.

J’ai pris quelques secondes je crois pour ramasser mon honneur et j’ai répondu :

– Bon, mon cœur. Deux choses. Note pour ta prochaine copine : ne lui fais jamais ce coup-là, crois-moi, c’est très désagréable. Et surtout, surtout : tu ne me reparles plus jamais de mariage. Cartouche grillée.

Ici fermez les yeux et laissez passer devant vous quelques heureuses semaines, construites sur un doux tabou. On tait les envies de mariage, on bosse, on baise, on boit, on voit des copains.

Ouvrez les yeux.

Quelques mois plus tard, alors que j’avais les mains dans la vaisselle, l’homme rentre à la maison. Sa grand-mère avait fait une crise cardiaque et il était allé la voir à l’hôpital.

– Chérie, qu’il crie depuis l’entrée hilare, j’ai fait une connerie !

Je le vois passer la tête par la porte de la cuisine. Je suis en train de rincer une assiette. Il reprend.

– J’aurais dit n’importe quoi pour lui faire plaisir…

Assiette en suspens.

Lui : On se marie l’été prochain.

Bruit d’assiette qui tombe.

Lui : Ben tu m’avais dit que tu me suivais l’autre jour, non ?

C’était une entrée en matière cohérente avec ma perception du mariage, somme toute. Absurdité pour absurdité, j’ai pensé pendant des années que la demande avait été marrante et que ce serait une chouette anecdote à raconter aux petits-enfants dont je ne voulais pas.

On savait l’un comme l’autre qu’il rêvait de famille et de clan et moi de sac au dos et d’aventure. Que l’idée d’une collection de modèles réduits lui semblait un phare à suivre et me donnait envie de m’allonger sur une autoroute.

Lui se disait sans doute que je ne voulais pas du mariage non plus à l’origine et qu’il suffisait de laisser passer un peu de temps. Moi je voyais déjà dans le mariage un pari tellement irrationnel que le petit trou dans la raquette concernant le désir d’enfant ne me chiffonnait pas plus que ça. Je savais que je n’en voulais pas et que je l’avais dit, c’est tout. Je pensais qu’on le respecterait.

Avance rapide.

Ça va vous surprendre, mais quand on se marie sans être d’accord sur ce point, eh ben il y a un moment où ça coince.

Quelques années plus tard, alors que nous avions quitté Paris et que j’avais amorcé ma reconversion professionnelle, le sujet est devenu de plus en plus douloureux pour l’homme.

– Tu sais, a-t’il annoncé, j’ai réfléchi. Je veux vraiment des enfants. Je ne vais pas réussir à faire une croix dessus. J’ai besoin que tu y réfléchisses. On n’a pas toute la vie devant nous pour la refaire.

J’avais adoré sa formulation. Toute la vie devant nous pour la refaire. J’ai répondu que moi, je m’étais engagée et que j’avais l’intention de tenir parole. Je ne serais pas celle qui partirait. A lui de se positionner.

Nouveau statu quo.

A l’époque, j’avais fini ma reprise d’étude, mon stage de fin d’études et signé, doux Graal, mon premier CDI avec un salaire de grande personne – près de cinq ans après mon premier bac +5.

Pendant l’entretien de recrutement, j’avais dit que je ne voulais pas d’enfant alors qu’on ne me demandait rien – ça n’aurait pas été légal de me poser la question. J’aurais fait n’importe quoi pour qu’on m’embauche, pour qu’on m’embauche enfin. Je pense que dans la même phrase j’ai proposé de faire du café et des photocopies.

Pendant quelques mois, j’ai travaillé à des heures indues pour faire un boulot idiot et je n’en pouvais plus de joie. J’avais attendu d’être une grande personne pendant si longtemps.

On était assez loin de rouler sur l’or ; j’achetais toujours ma pilule dans une pharmacie précise dans laquelle, pour une raison que j’ai oubliée, elle était 10% moins cher. Le dernier jour de ma période d’essai, sortie du travail plus tard que prévu. Longue file d’attente devant la pharmacie. Attente, attente, fatigue. Quand deux petites vieilles (true fact) ont commencé à se battre devant moi à coup de canne pour une histoire de préséance dans la file, j’ai craqué et je suis rentrée. Ce n’est pas pour un jour de pilule que bon, hein.

Elle s’appelle Poussine.

Lorsque j’ai fait le test et que j’en ai vu le résultat, je me suis assise dans la cuisine. Je me suis servi une grande vodka. J’ai allumé une clope dans l’appartement non-fumeur. L’homme a fait un pas en arrière dignement et est sorti de la pièce, le temps de me laisser digérer. J’ai appelé ma belle-mère en larmes. Je ne me souviens absolument pas de ce qu’elle m’a dit, mais je me souviens qu’en levant les yeux, j’ai vu l’homme dans l’entrée qui n’avait pas calculé que sa danse de la victoire se reflétait dans le miroir.

J’ai détesté que tout le monde se réjouisse pour moi, j’ai détesté que l’on me félicite. J’ai détesté les En-fin !, j’ai détesté les tu-verras-c-est-merveilleux.

Moi, j’étais convaincue que je n’avais pas été aimée enfant. Je pensais que j’avais été un poids pour ma mère et que j’avais pourri sa jeunesse et que c’était de ma faute.

Je pensais que les enfants pourrissaient la jeunesse.

 Je ne voulais pas que quelqu’un grandisse en se disant qu’il avait pourri la mienne.

Je ne voulais pas qu’on la pourrisse.

Il y a un médecin, un seul qui m’a dit, devant mon mari-ravi : « Vous savez que vous n’êtes pas obligée de le garder n’est-ce pas ? »

Je sais que je ne suis pas obligée.

Je sais mais si je n’ai jamais porté de stérilet, c’est parce que ça m’arrange bien de ne pas avoir à me poser la question de savoir quand commence une vie humaine et quelle responsabilité on a quand on interrompt le processus en cours de route. Je viens d’un milieu catho trad, moi. Je fais ce que je peux pour grandir mais il y a des questions qu’il est tellement confortable de ne pas se poser.

Et puis j’ai un toit. J’ai un job. J’ai un salaire. Il y a un papa. Il va y avoir un bébé.

That’s how life goes.

Le processus avait commencé sans moi et je ne me voyais pas d’argument suffisant pour changer le cours de l’histoire. J’avais peur de l’ubris et je n’avais plus qu’à suivre.

Pendant une grossesse, les grands chamboulements sont intérieurs. Je ne parle pas de l’intérieur de l’utérus, je parle de l’effort que c’est d’appréhender ce qui se passe et ce qui va changer. C’est intérieur, mais ce n’est pas privé : le ventre gonfle comme une proue pour annoncer au monde qu’on fabrique un nouveau soldat – et tout le monde s’en mêle.

Et que ça te touche le ventre, et que ça te toucherait les seins si tu laissais imaginer une ouverture, et que c’est merveilleux et que tu dois être tellement heureuse. Et que quoi, tu ne laves pas tes légumes ? Nan, mais tu risques pas de lui faire du mal à faisant du sport ? On se commande des sushis ? Sauf pour LBA, ha ha, elle peut pas.

Une tante de l’homme pendant une réunion de famille, qui se précipite sur moi toutes mains dehors pour me les poser sur le ventre. Je suis passée à un cheveu de mettre les mains dans son soutif, et puis j’ai respiré très fort. Comme je paniquais pas mal, j’avais des réactions idiotes que je m’amusais à raconter, ça dédramatisait.

« L’autre jour, raconté-je, je me suis brûlé le doigt. Et comme je suis pas super maline comme fille, au lieu de passer la main sous l’eau froide, j’ai attendu que ça passe pour m’entraîner à la douleur. »

La tante, l’amour du monde sur le visage : « Han, nan, mais tu sais, la douleur de l’accouchement, ça ressemble pas du tout à une brûlure… T’aurais dû t’occuper de ton doigt ! »

Sans dec. Merci pour le conseil.

J’avais trouvé longs mes trois mois de période d’essai ; mais cette période d’essai-là était d’un autre niveau et je n’avais même pas postulé.

J’ai toujours été une grosse fumeuse. Neuf mois sans alcool, admettons. Il y a toujours moyen de feinter avec ces horribles ersatz déguisés en bière. Neuf mois sans cigarette, alors que j’étais dans un état d’inquiétude que je n’arrivais pas à surmonter ? Le monde veut ma mort. Je sais que je ne serai pas à la hauteur, mais je jure que je fais de mon mieux. Je passe de plus de trente clopes par jour à huit, et les gens commentent. Qu’ils disent « han mais c’est mal » ou « je comprends, il vaut mieux un bébé drogué qu’un bébé stressé », je m’en fous, je voudrais seulement qu’ils se mêlent de leur cul et qu’ils laissent le mien, mon ventre, ma vie tranquilles. Le bébé sera drogué et stressé de toutes façons, et je vous emmerde. Je fais de mon mieux avec ce que j’ai. Mon but n’est évidemment pas de mettre en danger qui que ce soit. Je fais de mon mieux. Je ne suis pas prête, vraiment, pourquoi est-ce que ça semble logique à tout le monde que suis prête et que tout va bien ? Laissez-moi tranquille.

Passons les collègues, les amis et la famille. Ce sont les réactions des inconnus qui m’ont le plus marquée.

Au sortir du bureau, un jour où je n’avais encore rien fumé (exploit et cotillons). Je dois être à cinq mois de grossesse. Je marche vers la maison et j’allume ma cigarette. Réconfort. Yeux clos. Joie dans mon cœur. Je croise dans la rue une brochette de jeunes wesh. Je les regarde avancer face à moi un peu amusée ; ce sont des clichés ambulants. Ils ont les chaussettes remontées, le pantalon en dessous des fesses, on dirait qu’ils ont été castés par TF1 pour un rôle de jeune-des-téci.

L’un (je jure je cite, aucun mot n’est de moi) : Oh l’autre là comment ça se fait trop pas, elle est enceinte et elle fume. Comment ça craint. Genre, elle pense quoi ?

Entre clichés ambulants, vivantes projections des craintes des autres, toi wesh, moi enceinte indigne, je ne pensais pas qu’on pouvait se juger l’un l’autre comme ça. Mais j’avais négligé l’influence de TF1, semblerait-il.

Autre jour. Arrêt de départ de la ligne de bus. J’ai tellement envie d’une cigarette que je pourrais couper l’un de mes doigts et le fumer, là maintenant tout de suite devant vous. Le bus est à l’arrêt. Je soulève mon ventre sur la première marche :

– Bonjour, vous partez dans combien de temps ?

Le conducteur, après un coup d’œil à l’horloge : « Sept minutes ».

– Merci !

Je redescends. J’allume ma clope. Putain, c’est bon. Yeux clos. Joie dans mon cœur.

Le conducteur du bus m’appelle : « Madame ? Je vais partir maintenant finalement, ce sera mieux pour votre bébé. »

J’ai pris le bus suivant.

Vous savez ce que c’est une ESN ? Une SSII ?

Ce sont ces boîtes qui recrutent des ingénieurs et les vendent sur mission à d’autres boîtes. J’étais en ESN. Lorsque j’ai annoncé ma grossesse, j’ai été, légalité oblige, moûltement félicitée. Puis on m’a annoncé, jouez hautbois, résonnez musettes, qu’on m’avait trouvé une super mission un truc de fou, passionnant, à Lausanne. Une mission de six mois. Par contre stp, ne dis pas au client que tu es enceinte, ça va les stresser. Et pas non plus à l’antenne suisse de l’ESN, ça va les tendre.

Peut-être qu’ils n’étaient pas bien informés de la durée d’une grossesse. Peut-être que ça n’était pas logique pour eux que trois mois + six mois = mission que je n’allais pas faire jusqu’au bout. Ça n’avait pas l’air de les choquer.

C’était une époque où je n’avais pas encore appris à dire non.

J’ai dit que j’étais flattée, que ça avait l’air intéressant effectivement, mais que comment j’allais faire mon suivi de grossesse depuis la Suisse ?

Ben, tu feras ton suivi en Suisse.

Heu, merci, mais pardon, j’ai pas été assez précise. Je voulais dire : comment je vais faire mon suivi de grossesse à Lyon ?

Réponse : t’inquiète, tu poseras des RTT. Le mec qui m’a répondu ça avait quatre gosses. Sa femme devait savoir mieux que lui qu’en France, le suivi de grossesse peut se faire sur le temps de travail. Ou bien elle n’a jamais bossé. (Réponse B). Poussine a dix ans maintenant et je ne m’en suis pas encore remise de cette réponse.

Mais Lausanne, ça veut dire cinq heures de train aller, cinq heures de train retour ? Je flippe déjà d’être enceinte, c’est recommandé le train ?

Réponse : Ah, ce sont les trajets qui t’inquiètent ? T’inquiète ! Ma femme elle a pris le train pendant les quatre grossesses, c’est pas ça qui a posé problème, hein.

Je suis terrifiée à l’idée d’être enceinte. Je ne veux pas passer ma grossesse loin de mon mec.

Réponse : Ah, ce sont les WEs qui t’inquiètent ? T’inquiète !  Il te suffit de partir super tôt le lundi matin et de prendre un train le vendredi soir, t’arrives vers minuit et hop, t’as ton WE !

Je n’ai pas les moyens moi, d’avancer les aller-retours en train. Je veux un forfait, je vais pas m’en sortir sinon.

Réponse : Mais comment tu gères ton budget LBA ? I swear : mon chef m’a répondu ça. Je voudrais tellement que les gens se mêlent de leurs oignons et me laissent vivre ma vie tranquille.

Je suis allée à Lausanne. Je me suis fadé les aller-retours dans les trains transfrontaliers bondés dans lesquels on ne peut pas s’asseoir. On ne voyait pas encore mon ventre. Quand je demandais une place because grossesse, on levait les yeux au ciel, genre nan, mais si tôt dans la grossesse franchement, elle en fait des caisses. J’ai quand même eu un traitement de faveur : comme je vomissais tout le temps, je passais le trajet dans les toilettes. Les gens toquaient quand ils voulaient pisser et je leur laissais la place.

C’est joli Lausanne. J’ai bien aimé. Ça n’aurait pas été une mission de merde, je n’aurais pas été en train de mentir à mon client, je n’aurais pas été enceinte, je n’aurais pas vendu pères et mères pour rester avec l’homme que je serais restée dans la ville volontiers.

Mon médecin m’a arrêtée au bout de trois semaines, en m’interdisant de travailler ailleurs que dans la banlieue lyonnaise. Mon chef a été très déçu par mon manque de professionnalisme. J’ai démissionné pendant le congé mat, lorsqu’il m’a reproché d’avoir dissimulé ma grossesse à mon client suisse.

Les mois passent et je ressemble de plus en plus à un culbuto. Je ne peux plus faire mes lacets. Comme l’homme s’est pété la main, on rame un peu. Je bosse jusqu’à la dernière seconde.

Le jour J, je hurle toutes les quatre minutes dans l’appartement, je vais mourir, là, ici. L’homme me demande si je peux faire attention, là, un peu, quand même, je comprends que tu souffres, mais les voisins.

J’essaie d’appliquer ce que l’on m’a demandé. Je patiente. Je prends un bain. Et puis je n’en peux plus et je dis qu’on va à l’hôpital, et qu’on y va maintenant.

L’homme : « Yep, tout de suite. J’attends juste que ma tarte aux pommes ait fini de cuire et je me brosse les dents. »

Ellipse. Quelques minutes plus tard dans l’ascenseur, il reprend : « Franchement, faut que je te dise, j’entends bien que tu te marres pas, mais ne me hurle plus jamais dessus comme tu viens de le faire, franchement, ça se fait pas. »

Le melon que j’ai dans l’utérus continue de se frayer un chemin. Je vais mourir.

Course jusque l’hôpital. Attente. Hurlements. Je ne suis même plus capable de décrire la douleur que ça a pu être, mais je sais que dans les semaines qui ont suivi, je pouvais me coincer le doigt dans une portière de voiture sans que ça me fasse moufter. Du petit lait.

L’homme refuse d’ouvrir la fenêtre de la chambre pour que je puisse sauter et que ça s’arrête. Je trouve ça injuste et je l’engueule encore. Il fait vraiment rien pour m’aider. Quand on vient enfin nous chercher, je vomis de douleur partout dans les couloirs. Je m’en rends à peine compte. C’est mon problème numéro 12.

Puis blackout.

Je sais seulement que j’ai frappé le mec qui est venu me poser la péridurale parce qu’il m’a demandé de me pencher – qu’est-ce que tu veux que je me penche, mon grand, mon ventre occupe absolument tout l’espace entre mes seins et mes genoux, mon dos se disloque, je ne sais plus qui je suis. Il m’a appuyé sur les reins pour forcer le mouvement. Il ne fallait pas me toucher. Vlang, un coup de coude dans les dents et zéro culpabilité. Ils se sont mis à deux pour me piquer.

Ensuite on m’a répété Poussez, poussez, mais que croyez-vous que je suis en train de faire ? Quelqu’un a ouvert la porte et crié on a besoin d’aide ici et ils ont été tellement nombreux tout à coup.

La petite est arrivée à 20h04. L’homme n’a pas pu couper le cordon parce que ma main était toujours crispée dans ses cheveux. Quelqu’un m’a posé Poussine sur le sein. J’ai à peine regardé. Je voulais pleurer. J’étais fatiguée, tellement fatiguée. Ils ont repris le bébé et l’homme les a suivis.

Si vous pensez que quelqu’un vous a déjà regardé avec le jugement dernier dans les yeux, suivez-moi dans cette pièce, après la délivrance. Je me suis redressée lentement sur les coudes et j’ai dit à l’infirmière : « C’est bon, je peux aller fumer, maintenant ? »

Non. Je ne pouvais pas.

Le papa et le bébé en landau de maternité sont revenus. Il la regardait avec de l’amour qui débordait du coin des yeux. « T’inquiète, il lui a dit. Tu vas te sentir seule quelque temps, mais bientôt, tu vas avoir un petit frère ou une petite sœur. Je me charge de convaincre Maman. »

J’ai pu dire tout de suite qu’elle était ma fille, mais il a m’a fallu quelque temps pour dire que j’étais sa mère. J’avais le bébé le plus commode de la maternité, un bébé avec quatre façons de pleurer. Ma couche est pleine / J’ai faim / J’ai mal au ventre, il suffit de me bercer un peu pour que ça passe / Je suis claquée, si tu m’allonges, ça me calmera direct.

Elle m’a adoptée avant que je ne l’adopte. Ce regard qu’elle avait, cette confiance, c’est pas malin ma puce de mettre tous tes œufs dans le même panier comme ça : elle avait l’air d’y croire et j’ai fait de mon mieux pour la suivre.

L’homme est revenu le lendemain avec des cernes et un mal de ventre terrible. Il était sorti avec des copains et il avait trop bu : c’était ma dernière soirée de célibataire tu comprends, fallait que j’en profite, par contre je ne vais pas rester, je me sens vraiment pas bien. Hé, t’as été super bien accueillie par les infirmières, hein ? Clin d’œil. Ça a trop bien marché, de leur apporter de la tarte aux pommes.

Quand mes parents sont venus, j’ai vu mon père regarder Poussine et je me suis aperçue qu’il m’avait regardée pareil, vingt-huit ans plus tôt. J’ai compris en le regardant que j’avais été aimée et que j’avais oublié. Les grandes personnes sont maladroites, et les enfants ne savent pas qu’elles apprennent.

Quand Poussine avait un peu moins d’un an, nous étions en vacances chez mes parents. Ma mère est descendue du grenier avec une poupée dans les bras. « Tu veux la récupérer pour ta fille ? »

Oh ! Ma poupée Poussine ! Je l’avais oubliée. Je ne voulais pas d’enfant, et ma fille, dont le prénom est une évidence (c’est pas le plus beau prénom du monde, Poussine ?), ma fille porte le prénom de ma poupée d’enfant, celle dont je n’avais plus le moindre souvenir. Poussine s’est toujours appelée Poussine.

Comment on parle à une enfant dont on ne voulait pas et qu’on va faire grandir ? Qu’est-ce qu’on lui dit ? Je suis certaine que si je m’étais tue, elle l’aurait senti. Et c’est terrible de laisser libre cours à l’imagination quand c’est tout ce que l’on a.

Alors l’histoire entre Poussine et moi c’est qu’elle était mon bébé surprise, mon bébé-pas-fait-exprès. Que la grossesse était loooongue et difficile et que j’avais peur parce que je pensais que je ne saurais jamais être une bonne maman (ça ça la fait rigoler). Et puis elle est née et elle était le bébé le plus commode de l’histoire et quelle chance j’ai eue de tomber sur ce bébé-ci ! Un bébé pour Maman débutante, un bébé sur mesure pour moi, Lumière de mes Jours.

Et elle a tellement assuré, que pour le petit frère, c’est elle qui m’a convaincue.

I shot the sheriff

Je fais un job bizarre.

J’en ai chié les premières années pour me caser : avec des études littéraires on peut être prof, on peut être journaliste, on peut être éditeur.

J’aime pas les enfants. Être journaliste me semblait un rêve irréalisable. Je sais super bien lire. Je voulais être éditeur.

Tous comptes faits, devenir journaliste aurait peut-être été un parcours de santé. L’entrée dans la vie professionnelle m’a été une aventure ; et pas du type de celles dans lesquelles on a toujours dans sa poche le couteau et le bout de ficelle qui nous permettront de fabriquer une montgolfière.

C’était une obsession pour moi, dans mes jeunes-années : je n’avais aucune idée de comment j’allais m’en sortir et je n’en menais pas large. Demain était un vertige. Le blog commence là-dessus, d’ailleurs.

Comment ça se passe aujourd’hui dans le métier, j’en ai 0 fichue idée, mais j’imagine que si on ne s’appelle pas Gallimard ou qu’on ne couche pas avec un.e Gallimard, ça ne doit toujours pas être évident d’arriver à ce stade glorieux d’une carrière ou l’on a son propre bureau.

A l’époque, il y avait à Paris quatre promos de DESS. 25 places par promo. 2000 étudiants en Lettres ayant validé leur maîtrise.

Pour entrer en DESS, il fallait avoir faire des stages.

Pour faire des stages, il fallait de l’expérience et un réseau.

Pour avoir de l’expérience et du réseau, il fallait avoir un DESS.

C’était la guerre pour choper un stage de trois mois non rémunéré, et quand on l’avait on ne faisait pas semblant de s’y accrocher. On y mettait son âme.

Stages et diplômes obtenus, restait à prier, entretenir son réseau, attendre qu’un poste se libère. Un poste se libérait comme la comète de Halley, deux fois par siècle : pourquoi en ouvrir alors que tous ces stagiaires font si bien le boulot et se bousculent toutes dents dehors pour ne surtout pas recevoir de salaire ?

Voici pour la ligne de départ. A vos marques. Je partais sans sérénité et avec un handicap supplémentaire. J’avais deux ans de moins que les autres.

C’était rien que de la triche, hein : je suis née en août et ma mère était instit au CP. Je n’ai jamais fait ma grande section de maternelle. Mais j’ai postulé en bac +5 à 19 ans et 48 kilos. J’ai découvert qu’il faut plus de 48 kilos pour être crédible.

Lors d’un entretien d’entrée en DESS édito, j’avais soigné mon look. Je ressemblais encore plus à une gamine de 11 ans et demi. Devant moi assis côte à côte, cinq pontes pour décider de mon avenir.

On m’a demandé quel métier je voulais faire, ce que j’ai trouvé complètement con. Une partie de moi avait bien compris qu’on me demandait si je voulais me lancer côté distribution, diffusion ou édition ; l’autre partie criait très fort « A ton avis, Sherlock ? Je postule pour un DESS édition, je veux être boulanger ». J’ai répondu : « Dictateur ». Les cinq mecs devant moi : « … ». Moi : « Ben …Dictateur, vous savez, Maître du Monde. »

Au bout de ce qui a pu aussi bien être une heure que douze, l’un des cinq m’a dit que mon profil était vraiment intéressant. Que si je n’étais pas sélectionnée cette année, c’était important que je re-postule l’année suivante, que j’étais jeune encore. J’ai souri et j’ai dit que ce n’était pas la première fois que j’étais confrontée à cette problématique : j’avais deux ans de moins que mes collègues de promo depuis quinze ans. Que j’étais jeune et que j’avais aussi mon bac depuis quatre ans. Qu’un regard jeune pouvait être neuf et intéressant : une autre forme d’expérience. Par exemple, ils seraient surpris d’apprendre que non, à 19 ans, le loyer n’est pas offert et qu’on a aussi besoin d’acheter du dentifrice et du PQ. Moi aussi, j’ai besoin de fric.

J’ai été retenue. A moi la joie des stages ingrats et non rémunérés. A moi la vie dans l’ombre à côté de mes idoles littéraires. A moi les flûtes de champagne en soirée avant de rejoindre mes 9m2 avec toilettes communes sur le palier.

2021.

Ma jeunesse est révolue. Je ne m’appelle toujours pas Gallimard. Je n’ai plus du tout deux ans de moins que mes collègues.  J’étais préparée et je ne l’ai pas vu venir.

J’ai pris tellement cher les premières années avec mon syndrome d’incompétence profonde et la conviction que mon changement de carrière n’était dû qu’à ma viscérale bêtise. Je me suis fadée un PDG mégalo, un libraire fou et ma grand-mère en DSI. Un jour je vous parlerai du fou au fusil, de @g@memn@, de Conãrdinho et de Tourista.

Je suis entrée en DESS à 19 ans et aux prud’hommes à 24, sans jamais pouvoir me défaire de l’idée que c’était de ma faute.

J’ai fait des petits jobs de fond de tiroir, j’ai repris mes études et j’ai fait d’autres petits jobs, ceux dont personne ne voulait et qu’évitaient les étudiants en école de commerce ; mais dans un secteur mieux rémunéré. Mon salaire était toujours pourri, hein, mais les perspectives seraient meilleures si j’arrivais un jour à sortir de ma niche. Personne n’a jamais fait fortune dans la validation logicielle.

J’ai commencé à être reconnue sur des sujets que je savais parfaitement ne pas maîtriser et dont je n’avais absolument rien à foutre.

J’ai bossé en douce sur des sujets qui m’intéressaient pour pouvoir laisser discrètement les premiers.

J’ai monté ma première équipe. Et j’ai commencé à prendre mon pied. Je les ai recrutés moi-même un par un. J’ai pu bosser comme je le voulais, les laisser bosser comme nous le voulions. Les mettre en confiance et leur montrer que je les suivais. J’ai adoré ça. Ils me manquent aujourd’hui.

Juin, l’an dernier.

Coup de fil de mon big boss, qui me demande – surpriiise ! – si ça m’intéresse de reprendre une équipe de 35 personnes. La chef de projet s’apprête à partir en congé mat. Son bras droit doit quitter la mission en janvier. Ça te dit d’attaquer en août ?

35 personnes, c’est cinq fois plus que ce que je gérais à l’époque et je ne panais pas le premier mot du nouveau périmètre que l’on me demandait d’appréhender. Mais qu’est-ce que c’était flatteur, qu’est-ce que c’était bon pour l’ego. Mon plumage et mon ramage n’en pouvaient plus de joie. J’ai réfléchi deux jours et j’ai dit oui.

S’en sont suivis six mois à se pendre.

J’avais grandi : je savais que je m’étais déjà relevée une fois, deux fois, sept, je le ferais certainement une trente-deuxième. Je savais aussi me fixer des limites. Si dans tant de semaines, j’en fais toujours des nuits blanches, je rends mon tablier et je ferai comme d’habitude. Je me tournerai vers mon filet de sécurité géant. Mes amis m’aideront bien à dépasser ça.

Caillou numéro 1. Nouvelle mission moins une semaine. Je croise le chef impromptu :

– Dis-donc j’ai réfléchi. Le bras droit (appelons là Corinne, écrire bras droit toutes les deux lignes ça va me gonfler) part en janvier. Ce qu’on va faire, c’est qu’on va pas la vexer en disant que c’est toi le chef de projet, de toutes façons c’est que pour quelques mois. En attendant on va dire que c’est toi le bras droit.

Oui chef. C’est pas pour ça que j’ai signé, mais honnêtement je m’en fous. J’ai pas besoin de couronne : je suis chef de projet moi, je suis pas là pour souffler dans une trompette et agiter des petits drapeaux. Tant que le rôle de chacun est clair, que je sais où je suis attendue et à quoi je sers, c’est bon.

Ça n’a pas été clair. Je n’ai jamais été fichue de saisir ce que Corinne attendait de moi exactement et je ne supportais pas cette impression d’être payée à ne rien faire. Parfois mon téléphone sonne :

– C’est toi le chef de projet de Machin ?

Je déteste quand je ne sais pas quoi répondre. Je voudrais bien savoir si c’est moi le chef de projet de Machin. J’ai dit : « Que puis-je pour toi ? »

J’ai vidé ma signature de mails. J’étais incapable de mettre un intitulé de poste.

Prendre en main une équipe de 35 personnes en période de pandémie (caillou 1A), c’est un peu comme jongler avec des balles invisibles. On ne sait même pas si on les a attrapées, relancées, où elles ont bien pu tomber.

Je ne comprends pas le premier mot pendant les réunions téléphoniques seule dans son salon, c’est ma nouvelle définition de la solitude (caillou 1B). Parfois quelqu’un me demande de donner mon avis sur ce qui vient d’être dit et j’ai envie de pleurer. Quand je pleure, je coupe le micro.

J’ai fait deux mois avec tellement de réunions qu’il y en avait plus que d’heures ouvrées et qu’il fallait choisir entre pisser et fumer. Les jours où on pouvait aller parfois pisser, s’entend.

Entre les différents confinements, on a pu passer sur site une semaine de temps en temps et découvrir la moitié haute du visage des collaborateurs qui avaient fait le déplacement. Toujours quatre balles invisibles, mais enfin on repère la cinquième.

Nous sommes en avril maintenant. Il y a toujours une dizaine de collaborateurs dont je ne connais que les yeux. Je connais leur nom, leurs problèmes, leurs compétences, leur mode de communication, leurs points de blocage, je peux reconnaître leur voix entre mille, mais je ne connais pas leur tronche.

Les données arrivaient à l’heure en production un jour sur trois. Elles étaient fausses un jour sur deux. Le pilotage était tendu et l’équipe se faufilait entre les gouttes.

Octobre.

Le boss vire Corinne en très précisément quinze minutes. J’avais déjà vu des sorties de mission cow-boy, mais celle-ci m’a laissée assise. Je n’ai même pas été prévenue. Je ne comprends pas pourquoi elle et pas moi ; j’ai seulement l’impression que ce missile est passé très très très près.

Je n’arrive pas à savoir si je suis choquée ou soulagée. J’avais bien vu que Corinne et moi on n’était pas faites pour se marier, mais j’ai quand même eu du mal à encaisser de la voir pleurer.

Deuxième caillou. L’heure de la trompette et des petits drapeaux n’a pas encore sonné. Un nouveau chef de projet est parachuté. Des mois après je n’ai pas encore bien compris pourquoi. Peut-être pour me laisser le temps de monter en compétences, seule dans mon grand salon. Peut-être parce que quelqu’un avec une cravate dans un bureau s’est aperçu qu’il n’y a que des prestataires sur le projet et que la présence d’un agent est une question de vie ou de mort. Ciao Corinne. Bonjour l’agente.

Le temps de réunion est divisé par deux. Parfois, il y a une pause dej. L’équipe ne comprend toujours pas ce qui se passe. On bosse sur la prod. Maintenant quand les données sont en retard, ce ne sont plus les utilisateurs qui nous l’apprennent et on comprend ce qui s’est passé. On a toujours des ronces plein le cul.

L’agente est douée pour ce qu’elle fait mais ne se pose pas trop la question de comment je pourrai l’aider, manifestement. Ce n’est toujours pas clair. Je ne supporte pas cette impression d’être payée à ne rien faire.

L’agente boit beaucoup et rigole fort. Elle a une communication de tronçonneuse. Mon ego est sous mes chaussettes. Je marche dessus.

En réunion de pilotage un soir, la voilà qui claironne : « Bon, j’ai vraiment trop de trucs à faire, je vais plus avoir le temps de m’occuper de Projet Machin. On va voir avec les grands chefs si on peut trouver un autre chef de projet. »

Mes dents sont sous mon ego et sous mes chaussettes. Je suis coîte. Je me demande à quel moment j’ai été dé-chef-de-projetisée. Je réduis mon compteur de nuits blanches avant renoncement.

Semaine suivante.

Same players. Même discours. L’avantage de passer des nuits à me retourner dans mon lit c’est que cette fois-ci, je sais exactement ce que je veux dire. Je dis que ce que j’entends distinctement c’est que je ne sers à rien et que je n’en peux plus qu’on me paye à ne rien faire. Un peu de surprise sur son visage.

Janvier.

L’agente me dit qu’elle a une idée et me demande si je me sentirais de reprendre le pilotage toute seule. Je compte jusqu’à cinq le temps de laisser penser que je prends le temps de la réflexion et je réponds que c’est jouable.

Libération.

J’ai toujours l’impression de ne rien faire, mais je le fais toute la journée et je n’arrête jamais. Je commence à comprendre comment fonctionnent les gens et de quoi ils ont besoin.

J’apprends à faire écran pour les laisser bosser tranquillement.

On maîtrise la prod.

Je fais exactement ce que je veux de mes journées. Je m’organise comme je l’entends et tout le monde a l’air content. C’est une sensation très étrange que celle de n’être rémunéré que pour laisser libre cours à son caractère. J’adore et je n’arrive toujours pas à m’y faire. Parfois, je me pince.

Je les regarde vivre, je les regarde bosser. Je prends les engagements et je me débrouille pour qu’ils puissent les tenir. Je fais en sorte qu’ils aient les mains libres et je me fade les contingences. Je dose la com sur tous les plans pour que chacun puisse avancer sereinement.

Je fais des choix et je me débrouille pour dormir avec.

J’entre dans des bras de fer souriants pour ne pas virer des gens que les grandes gueules avec du pouvoir et le jugement facile veulent sortir. Je me débrouille pour que les premiers comprennent exactement ce sur quoi ils sont attendus et puissent s’organiser et retirer aux seconds leurs leviers d’action et de chantage.

Il y a quelques semaines, lundi matin.

Ça clignote dans les sens sur mon écran. Les stressés, les détendus, les grands communicants, les agressifs, les discrets, ils me parlent tous de la même épine dans le pied aujourd’hui. Ils se plaignent tous de la même personne (celui-ci va s’appeler Denis).

Je les laisse tous parler. Je m’aperçois que cette fois-ci, on est plus là pour rigoler. Peut-être qu’il est très bien comme humain Denis, mais l’équipe ne peut plus le piffrer. Il va falloir se lever de bonne heure pour les faire bosser ensemble.

J’ai laissé passer une heure ou deux parce que je n’avais pas trop de courage et j’ai appelé Denis, qui m’a expliqué que ce n’était pas lui qui avait un problème mais l’équipe. Qu’on ne pouvait vraiment pas parler d’excellence dans un contexte pareil. Que la qualité du code était inadmissible. Que le processus d’habilitation était une foutrerie. Que c’était aux assistantes de gérer les habilitations, pour permettre aux ingénieurs de faire leur boulot d’ingénieur. Qu’il avait 20 ans d’expérience, lui, parfaitement. Qu’il sortait d’un burnout et qu’il en avait de l’hôpital psy donc il savait de quoi il parlait. Que c’était plus simple d’envoyer des mails à tout le monde plutôt que de respecter le process.

J’aurais pu tiquer sur plein de points, mais féminisme oblige, j’ai tiqué sur les assistantes.

– Heu, on est d’accord que c’est un job qui a pas mal évolué depuis cinquante ans non ? Je ne comprends pas pourquoi tu le dis forcément au féminin d’ailleurs.

Il me l’a épelé en écriture inclusive pour me répondre.

A la fin de la conversation :

– Bon. J’entends. Ecoute, honnêtement je suis un peu inquiète parce que…

– Nan, attends. S’il y a un truc que j’ai retenu de mes vingt ans d’expérience, c’est que si tu es inquiète, je ne peux rien faire pour toi. Ton inquiétude t’appartient, tu ne peux pas compter sur moi.

J’ai ri.

– Oui, merci. Je te confirme que je suis une grande fille et que j’arrive assez bien à assumer mes décisions. C’est un peu mon boulot, en fait. Ce qu’on va faire maintenant si tu veux bien, c’est que je vais reprendre ma phrase et que tu vas me laisser la finir, histoire de ne pas me répondre à côté de la plaque. On fait comme ça ?

– …

– Je disais : je suis inquiète, parce que je ne suis pas certaine qu’on pourra t’apporter ce que tu recherches.

Je lui ai dit que la balle était dans mon camp et que je lui ferai un retour au plus tôt. Asap, comme on dit chez nous.

Mauvaise nuit. Je connais des gens très bien qui ont fait un burnout. Je peux écrire un livre sur l’hôpital psy. S’il l’a raconté au bureau, il s’est tiré une balle dans le pied et tout le monde va ricaner, mais ce n’est pas une raison pour le sortir.

J’hésite aussi à le sortir parce que je sais que c’est une façon simple pour moi de marquer des points. Je sais que ce que les autres retiendront, c’est que quand je décide un truc je le fais. Je sais que mon pilotage me suivra sans rien demander – et que ça se verra. Je sais aussi que les gros bras autour de moi ne pourront plus me poussiniser quand j’essaie de sauver la tête de quelqu’un. Fini les « Nan, mais tu veux pas le virer juste parce que tu es trop gentille et que tu ne veux pas faire de la peine. » Ce serait affreux si je m’apercevais que je le vire pour me servir.

On ne joue pas avec la vie des gens.

Et puis je m’aperçois que lui, ce n’est pas comme mon POA (non je ne vais pas expliquer ce que c’est qu’un POA).

Mon POA, ils sont plusieurs à l’avoir dans le viseur depuis des mois. Mon chef l’a dans le viseur. Mon équipe l’a dans le viseur. Moi je suis convaincue que personne ne lui a jamais dit clairement ce que l’on attendait de lui, qu’il est sur la défensive parce qu’il se sent agressé et submergé. Qu’il passe son temps à courir après le train parce qu’il n’a pas le temps de faire les choses proprement et que c’est un cercle sans fin.

J’ai listé avec lui les tâches et les attendus. J’ai prouvé que c’était trop lourd pour une personne. J’ai recruté quelqu’un d’autre. Le binôme fonctionne. Je ne suis pas encore au bout du chemin, mais j’ai déjà convaincu mon chef. Je commence à penser que je vais peut-être réussir à le faire rester. Je vais de vendredi en vendredi. Encore une semaine sans virer mon POA.

Mais Denis, je ne peux pas l’aider. Denis n’entend pas quand je lui parle. Denis juge. La science infuse en Denis.

Je préviens mon chef : warning, demain matin, je vire un presta qui ne s’y attend pas du tout.

J’avais négligé la loi et le process. J’avais dit à Denis que je lui parlerai directement, en oubliant qu’il est presta, ce garçon. Que je n’ai pas le droit de lui faire ce genre d’annonce directement. Je dois prévenir son commercial d’abord. Que je n’aime pas ne pas tenir parole.

J’ai failli lui parler quand même et je me suis dit que je ne lui faisais pas confiance. J’ai appelé le commercial.

J’assume et j’explique mon choix de mon mieux. Putain, ils ont raison les gros bras : c’est un enfer de faire du mal. Je raccroche. Le chef du commercial m’appelle. J’assume et j’explique de mon mieux. J’ai l’impression d’arracher les ailes d’une mouche et d’expliquer pourquoi. Je raccroche. Rendez-vous est pris pour le lendemain, 9h, en présentiel. On est d’accord sur un point : c’est un minimum d’annoncer ça de visu plutôt qu’au téléphone.

C’est maintenant, le moment de sauter.

9h.

Le commercial et son chef sont là. Ils ne font pas plus les malins que moi. Denis lui, n’est pas là. Je ne sais toujours pas si c’était volontaire ou non. Il se connecte à la conf. Je galère comme jamais pour démarrer mon PC. Les minutes coulent doucement doucement.

On se connecte enfin. Denis :

– Par contre, mon PC va lancer un démarrage intempestif dans sept minutes. On fait vite ?

Moi :

– Heu non, je voudrais qu’on prenne notre temps. Tu nous préviens quand tu as redémarré ?

On attend. Le temps ralentit encore, si c’est possible. Que ce box est grand, qu’est-ce que je fais seule sur ce plateau avec ces deux commerciaux à regarder bêtement mon écran. J’essaie de continuer de bosser. Je coupe le son, c’est insupportable ces bips à chaque notification qui résonnent dans tout ce vide.

L’un des deux commerciaux prend la parole. Je sais que vous nous l’avez déjà expliqué hier me dit-il mais tout de même, tout ça est si brutal, je me demande…

On se met à discuter. J’essaie de peser mes mots. Je raconte la conversation que j’ai eue avec Denis en essayant de ne pas le pourrir non plus. Mais je ne peux pas non plus bisounourser : je suis en train de le sortir ce garçon, et ses commerciaux cherchent la faille. Je dis que jamais dans la conversation que nous avons eue il n’a demandé sur quoi il était attendu et comment faire pour qu’on se comprenne mieux. J’ai dit qu’on avait besoin d’un dev java dans l’équipe et que Denis serait sans doute un très bon auditeur, mais que nous n’avions pas besoin d’auditeur.

La conversation dure. Toujours pas de Denis. Je finis quand même par regarder sur l’outil de messagerie instantanée s’il est là et je m’aperçois qu’il est connecté. Notre fenêtre de conversation est partagée, tout le box voit ce qui est écrit.

Moi : Tu es connecté ?

Lui : Ton avis ? Ne me dis pas que tu ne me vois pas en ligne.

L’un des commerciaux soupire. L’autre baisse les paupières.

Moi : On se retrouve dans la conf ?

Lui : J’y suis déjà.

J’ai mis deux jours à comprendre qu’il a sans doute entendu toute la conversation que j’avais eue avec ses commerciaux.

Ensuite c’est allé vite et violemment. Je m’étais préparée à expliquer. Il a dit « Stop, non, stop, j’ai dit. Ce que tu fais est dégueulasse. Je serai là dans une demi-heure pour rendre mon PC ». Il a démissionné de sa boîte dans la foulée.

Avec les commerciaux, nous sommes allés fumer en silence.

C’est moi le cow-boy.

Ce que je n’ai pas l’intention de pardonner

Il y avait une copine de longue date à la maison l’autre jour ; et quand l’ex était évoqué, impossible d’en placer une. Il fallait absolument que je dépasse-la-colère ; que-je-le-fasse-pour-moi-et-pas-pour-les-autres-et-pas-pour-lui-hein.

Ça m’a fatiguée.

Je vais bien, merci. Je suis très bien célibataire et ce qui me coupe le souffle aujourd’hui, c’est plutôt de savoir comment j’ai pu rester mariée si longtemps, comment j’ai pu me faire larguer là où j’aurais dû être partie depuis des années, à quel moment je me suis reniée et oubliée.

Certainement pas de savoir à quel moment j’ai perdu mon amour ou quand ma vie s’est écroulée. Ma vie s’est écroulée quand j’ai dit oui et que j’ai cédé.

Je ne suis pas en colère parce que j’attends une réparation – on ne peut pas obtenir réparation de quelqu’un qui n’est pas solvable. Je suis en colère parce que je mesure ce que tout cela m’a coûté et ce que j’ai perdu. Et j’ai le droit : ce que j’ai perdu, on ne me le rendra pas.

Être en colère, ça ne veut pas dire être en conflit ; ça n’implique pas de combat à la sortie de l’école ou de guerre de la pension alimentaire.

Je peux avancer – c’est d’ailleurs tellement plus facile d’avancer seule qu’à deux ; mais je ne veux pas pardonner.

Le père de mes enfants est un père parfait ; mon ex est un gros con qui m’a pris treize ans de ma vie et qui ne s’en est même pas aperçu.

En 2018, en mai, un soir sur le balcon ; après des jours de silence à la maison, j’avais insisté. J’avais demandé dis-moi ce qu’on peut faire, dis-moi ce qui fait que tu te sens si mal, dis-moi pourquoi tu m’en veux.

Tu m’as répondu ce jour-là, ça a duré des heures, j’ai cru mourir sur place ; tu as fait une liste, une interminable liste de tout ce que tu me reprochais. Fumer. Mettre en danger mes enfants. Ma réaction quand j’ai perdu le bébé (trop). Ma réaction à la mort de ma nièce (trop). A celle de ton beau-frère (pas assez). Ne pas aimer les surprises. Travailler trop. Ne pas baiser sur commande. Mal tenir les comptes. Pleurer.

Quand on s’est croisés la semaine dernière, tu as fait une sortie assez piquante sur la notion de subjectivité. Ça se voulait une phrase complice je crois, ton message était sans doute que tu comprends mieux maintenant quand je dis que le factuel n’existe pas et que tout est toujours subjectif : « Tu vois à l’époque où tu dis que je ne parlais pas du tout ? Ben moi j’en ai aucun souvenir ; comme quoi, hein, t’as peut-être raison, on a pas tous la même vision des choses, ha ha. »

Ha ha.

C’était pas drôle. Tu es vraiment resté deux mois sans parler – au point que je t’écrivais, on vivait ensemble et je t’écrivais. Tu es sorti du silence deux fois : une fois pour ta litanie de reproches et une autre pour dire que tu avais pris ta décision et que c’était fini.

C’est long, deux mois.

A mon tour aujourd’hui de faire la liste de ce que je ne pardonnerai pas – à la nuance que je ne t’imposerai jamais de la boire, la boire jusque vomir. Je pose juste ça là, c’est un peu lourd à porter pour moi.

Je ne pardonnerai jamais le retour de Paris, j’en ai peut-être déjà parlé et je m’en fous ; je ne pardonnerai jamais le jour où je suis rentrée de trois semaines de deuil en famille parce que mon frère avait perdu sa petite fille ; que je suis descendue du train, j’ai regardé autour de moi et tu n’étais pas là. Ça ne m’avait pas traversé l’esprit que tu ne pourrais ne pas être là.

Pas sur le quai. Pas dans la gare. Pas sur le quai du tram. Pas dans le tram.

Tu as décroché quand j’ai appelé en me disant que tu étais dans un bar au bout du T3 avec elle et je pouvais « vous rejoindre si j’avais envie ». Moi « mais je suis dans le T4, ça va me faire retraverser la ville… » Après plusieurs coups de fil, tu as fini par rentrer et tu étais furieux, tu disais que quand même je pouvais bien voir que t’avais fait l’effort de rentrer. J’ai passé la nuit à pleurer sous la table du salon. Ça t’a pas plu.

J’ai vérifié, je l’ai raconté déjà, effectivement. Deux pages avant, mais pour moi c’est des années. Comme quoi celle-là, elle est encore bien bien haut dans le gosier.

Je ne pardonnerai pas que tu aies oublié de me prévenir que tu l’avais quittée. Cette fille que tu fréquentais dans nos derniers mois de mariage, tu l’as quittée pendant que j’étais à Paris avec ma famille ; et comme tu as cessé de me parler à mon retour tu ne me l’as pas dit, et c’était même pas exprès.

Je ne pardonnerai jamais ta réaction juste après m’avoir quittée. Pas tant d’avoir appelé les flics parce que j’avais de colère lâché une bouteille par le balcon – le truc le plus con que j’ai fait de ma vie sans doute, record à battre.

Mais parce que tu as dit, à impact + 10 minutes : « je ne pensais pas que tu le prendrais si mal, tu avais toujours dit qu’il ne fallait pas qu’on reste ensemble si on ne le voulait plus. »

J’avais dit qu’il fallait que tu partes si tu le voulais, oui ; pas que j’allais danser la gigue dans les huit secondes qui suivraient.

Je ne pardonnerai pas de t’avoir attendu trois heures à l’hôpital.

Quand les flics se pointent pour ce genre de raison, ils appellent les pompiers ; et les pompiers m’ont emmenée à l’hosto parce que grosse colère et alcool. Je t’avais demandé de me rejoindre en voiture, je ne savais pas comment je m’appelais et je n’avais pas encore compris ce qui se passait.

A l’hosto, j’ai attendu qu’un médecin soit dispo, je lui ai raconté ma soirée. Il m’a répondu que ben oui, quand on se fait plaquer par surprise et qu’on a deux jeunes enfants, on se met en colère ; et qu’il espérait que je n’allais pas rentrer avec ce con quand même. On s’est regardés quelques secondes. Il a signé mon bon de sortie en me souhaitant bon courage et en me disant « Il faut vraiment le quitter, maintenant ». Et je suis sortie.

Tu n’étais pas là. Tu as fini par arriver, avec des plombes de retard, parce que tu avais appelé ta sœur pour qu’elle te dise que faire. Elle t’a conseillé de me faire une valise au cas où je sois hospitalisée en psychiatrie ; et tu as fait la valise. Une belle valise, bien complète. Trois heures de choix de vêtements. Je pardonnerai pas ça.

Je ne pardonnerai jamais que tu m’épouses deux fois quand vraiment, j’étais contre ; et que tu te casses trois ans après le mariage religieux.

Je ne pardonnerai pas cette manie que tu as de vouloir toujours ménager la chèvre et le chou, d’être incapable de te positionner, ce qui fait qu’à la fin, quelqu’un passe systématiquement à la trappe ; et que ça te met en colère parce que ça t’énerve de faire du mal aux gens, lapin.

Je ne pardonnerai pas le fait que tu aies toujours été infoutu de donner une information claire. Depuis la fin du mariage, cette incapacité de dire clairement si tu étais en couple ou non, si vous viviez ensemble (et avec mes gosses by the way) jusqu’à ce que je découvre son nom à la place du mien sur la boîte aux lettres en déposant les petits un soir.

Ces mensonges par omission parce que tu ne sais pas être droit dans tes bottes, ces promesses de sorties de temps en temps tous les quatre avec les enfants et les éventuels nouveaux conjoints. On est à une moyenne de 0 sortie par an depuis trois ans, on se défend pas mal. J’ai un peu revu mes espérances à la baisse sur ce point-là.

Je ne pardonnerai jamais le fait que tu aies été infoutu de communiquer à tes parents que n’avoir plus du tout de leurs nouvelles était lourd pour moi. Et surtout, je ne pardonnerai pas que tu me reproches de te forcer à te positionner.

Je ne pardonnerai jamais la fois où tu es venu à la maison pour m’aider pendant les travaux, tu étais nerveux (t’avais pas envie de venir en fait, mais tu savais pas le dire). Tu t’es énervé sur Poussin. Il a fallu que je te demande devant les enfants de sortir de chez moi. Je ne te pardonnerai pas ça.

Je ne pardonnerai pas la fois où tu as pensé que me déposer mon dernier meuble le soir de Noël était judicieux, où tu as fait une tête de martyr quand j’ai dit que non, tu n’allais pas monter le meuble maintenant – mais à quel moment as-tu pu imaginer que je m’attendais à ce que tu montes ce meuble ? Tu m’as reproché ensuite que mes parents t’avaient prévu un cadeau et que du coup tu n’osais plus partir et que tu allais être en retard à ton propre Noël.

Je ne pardonnerai jamais, jamais ton comportement lors de l’enterrement de ta grand-mère. On était à rupture + quelques jours. Ça me semblait évident d’y être, moi, c’était l’arrière-grand-mère de mes enfants, j’avais pas pensé une seconde n’être pas présente. On habitait encore sous le même toit à l’époque. Mes parents descendaient de Paris. Je crois que de notre côté, ça semblait plus logique que du vôtre.

On s’était mis d’accord pour que tu arrives avant moi pour que je ne me retrouve pas seule avec ta famille. Tu es arrivé en retard – oui oui, certainement une excellente raison, cette fois aussi, j’en suis certaine.

Quand je suis arrivée dans la maison familiale, ta mère n’a fait aucun commentaire. On ne s’était pas revues depuis la séparation – et on ne s’est jamais revues depuis. Pas un mot. Quand je suis entrée dans la cuisine, le repas s’est terminé comme par enchantement et la cuisine s’est vidée.

Tu as fini par arriver. Je pleurais. Tu m’as demandé ce qui se passait. J’ai pleuré plus fort. Tu t’es mis en colère. J’ai expliqué aux enfants que j’allais rentrer à la maison. Je suis allée prendre le bus. Tu m’as suivie. J’ai fini allongée à pleurer sous l’abribus. Toi tu es reparti furax parce que j’allais te faire arriver en retard à l’enterrement de ta grand-mère et que mon comportement était déplacé. Je n’avais pas besoin de toi pour aller prendre le bus, hein. Je ne te l’ai pas demandé. J’arrive à le faire même en pleurant.

On s’était mis d’accord ce matin-là : le soir tu devais garder les enfants. Moi, je passais la soirée avec Agnès. J’ai appris ensuite – par Agnès – que les plans avaient changé. Tu as dit à Poussine dans son lit au moment du coucher que tu partais pour la soirée parce que je ne voulais pas que tu restes. Quand je t’ai fait une tape dans le dos pour te dire quoi mais comment mais à quel moment, tu t’es retourné et tu as crié devant la petite : « Tu me frappes pas, OK ? »

J’ai du mal à décrire ce que je ressentais à ce moment-là. J’étais un poids. Il fallait que je disparaisse parce que je te gênais, je voulais pas te gêner. J’ai attrapé la rambarde du balcon. J’ai pensé fort l’enjamber. Toi : « Putain, mais tu as vu que Poussin t’a vu, tu te rends compte ce que tu lui fais ? »

J’ai demandé l’hospitalisation le lendemain.

Vraiment, crois-moi, je pardonnerai pas.

Je viens de sourire derrière mon clavier : j’avais zappé que tu as aussi oublié de me prévenir que tu ne rentrerais plus à la maison, pendant que j’étais à l’hôpital. Je l’ai appris par Agnès ça aussi. Je ne t’en veux même pas. Plus la place.

Cette liste n’est pas exhaustive.

Je me fous que tu travailles dessus depuis. Je ne vis pas avec toi et je n’attends rien de toi. Surtout, je n’ai jamais eu d’excuses.

Grand bien te fasse, si tu deviens quelqu’un de meilleur pour tes nouvelles fréquentations. A moi, on ne rendra pas ce que j’ai perdu.

Je pouvais prétendre au soutien de mon mari lorsque j’étais en deuil. J’ai pas eu ça. Je pouvais prétendre à ce que mon ex me foute la paix lors de mon premier Noël célibataire. J’ai pas eu ça.

On va continuer comme on a (pas) dit. On va continuer à être de supers exs, qui s’organisent super bien pour leurs poussins. Parfois même au moment des changements de garde, on partagera une bière.

Ca n’empêche pas la colère.