Qu’on était bien samedi, installés dans les chaises longues avec Ramon.
Ramon est le mec qui m’a aidée pour les travaux quand j’ai emménagé. Il a refait le panneau électrique et construit les meubles dont je rêvais.
C’était il y a plus de deux ans, deux ans d’amour entre mon appart et moi. Pas d’envahisseur. Pouvoir décisionnel complet. Une grande bibliothèque, de l’air et de l’espace, un bar à bière, proche extase.
Dans les débuts de la rupture, j’avais dit d’abord que je voulais garder l’appart que nous avions acheté ensemble. Je perdais déjà mon nom de famille et treize ans de ma jeunesse, je trouvais ça bien assez. Et comment on s’achète un toit avec un seul salaire, et qu’est-ce que je vais devenir ? J’avais besoin de me sentir en sécurité quelque part, de me rouler en boule dans un canap qui me connaisse.
Et puis un jour – le lendemain de celui où j’ai annoncé péremptoire que « je ne bougerai pas d’ici », sans doute – je regardais depuis 9h les yeux vides mon écran au bureau et je me suis retrouvée sur les sites d’annonces immobilières. A 10h30, j’avais trouvé une maisonnette pas chère à côté de là où on vivait. Il y avait un petit jardin. Pour aller de chez l’un à chez l’autre, les enfants n’auraient même pas besoin de changer de trottoir. A 11h45, je visitais. J’ai vu l’endroit où j’allais mettre la balançoire et celle où j’installerais le barbecue. J’ai vu les chaises longues sur la terrasse et le carré potager. J’ai entendu les enfants courir et rire.
J’ai passé l’aprem à faire des plans (et si je faisais tomber ce mur ? Il y a moyen d’utiliser la véranda ? Hé, dans la cave, je peux faire une sorte de salle pour les petits quand ils seront ados, comme dans The 70’s show ?). Le soir j’annonçais à celui qui était en train de devenir l’ex qu’il pouvait garder son appart et que moi, je voulais acheter dans le coin, j’avais une vie à reconstruire. Le WE qui a suivi, mes parents ont fait 500 bornes en voiture pour visiter la maison et dans leurs yeux, il y avait le reflet des étoiles qui étaient dans les miens.
J’ai continué mes plans dans tous les sens et fait des fichiers excel au kilomètre. Ça demande un sacré budget d’avoir de l’imagination. J’ai pesé le pour et le contre et j’ai fini par me dire que ça n’était pas raisonnable. Pour que la maison soit vraiment agréable, il aurait fallu la rehausser d’un étage. Outre les larmes de douleur que j’entendais de la part de mes feuilles de paie, ça voulait dire encore un an à vivre dans l’ancien appart, au moins. J’avais besoin de m’envoler moi, pas de rester terrée là entre quatre murs qui me rappellent ma vie ratée.
Je m’étais piqué le doigt malgré tout à la quenouille du jardin. Les balcons des appartements que je visitais me semblaient étriqués maintenant, comment peut-on respirer ici ? Le jardin n’était plus seulement une option. Si j’exceptais la mini-ruine dont j’étais tombée amoureuse, je pouvais tout à fait acheter une maison dans le coin, à condition de m’endetter sur 118 ans ; et j’étais fumeuse moi à l’époque, je ne me faisais pas trop d’illusions sur ma longévité.
C’est pratique, les rez-de-jardin. Ça ressemble à un appart, quelqu’un se fade l’administratif pour vous s’il y a un problème de fuite sur le toit, un voisin peut récupérer vos colis, il y a le coin de verdure, et personne ne veut acheter parce que ça se cambriole facilement. Et hop, magie, on passe de 118 à 30 ans de crédit. Je vis dans un monde de bisounours où on ne cambriole pas son voisin si on n’a pas son consentement : je n’avais pas peur. Je n’étais même pas concernée.
J’avais signé un compromis raisonnable pour un petit appartement en rez-de-jardin. Je dormirais dans le salon, mais comme ça les enfants auraient chacun leur chambre et ça rendait le projet payable en 20 ans. Il y avait un mur pour mes livres, d’autres enfants dans la copropriété. Contrat rempli.
J’ai dû manquer d’enthousiasme quand j’ai parlé de cet appart à Agnès. Elle a fait ce qu’elle fait d’habitude quand je m’apprête à faire un choix : elle m’a envoyé un message sans commentaire, avec d’autres annonces.
La dernière fois qu’elle m’a fait le coup et que je l’ai suivie, ça a transformé ma carrière pro. Agnès a un pouvoir magique. Agnès aurait dû être là quand j’ai accepté d’épouser l’Ex, elle aurait réécrit l’Histoire.
J’ai ouvert le message et j’ai regardé les liens.
J’ai fait une dernière visite. Un dernier pour la route. Pour me conforter dans mon choix et ne pas regretter.
Trois chambres, deux salles de bain, un grand mur pour les livres, un très grand jardin, une copropriété fermée avec une gardienne, un toboggan, un garage et une grande cave. Encore une victoire d’Agnès.
Je l’ai aimé tout de suite parce qu’il était d’une laideur infinie et qu’il allait falloir tout détapisser, tout repeindre, tout repenser. J’allais pouvoir le transformer en chez moi. J’ai recommencé à faire des plans. J’ai dit aux enfants quand comme j’allais tout refaire, quand on arriverait, ils auraient le droit d’écrire sur les murs.
Quand j’ai eu les clefs, j’ai dormi par terre la première nuit. Les premières semaines, pendant que je refaisais les chambres, les enfants et moi on dormait en vrac sur les fauteuils dans le salon. J’ai adoré ça.
Le jour où j’ai apporté les cartons avec l’aide de deux de mes collègues, Fanny mon ancienne voisine avait nettoyé la cuisine de fond en comble. Mon frère était venu de Paris pour aider à détapisser. A chaque fois que je ramenais un nouveau paquet, un lai de papier peint était tombé. Il y avait du monde dans chaque pièce, ça papotait en tirant sur le papier.
J’avais trouvé enfin la pédale que mon pied droit cherchait si fort.
Je bossais la journée, je pouvais me concentrer de nouveau. Ce projet, c’était ma cocaïne. Le soir, la nuit, le week-end, je planchais sur l’appart. C’était épuisant et c’était génial. La moitié de l’univers avait les clefs et passait filer un coup de main quand ils étaient dispos, quand ils en avaient envie.
Il y a eu le jour où je pleurais de douleur dans la chambre de Poussin parce que j’enlevais les plinthes avec les mains. La copine qui est entrée dans l’appart à ce moment-là m’a regardée, a ri et est rentrée chez elle. Elle était de retour dix minutes plus tard avec l’outil dont j’avais besoin.
Il y a eu la nuit que j’ai passée à repeindre le plafond du salon. C’est le seul moment où j’ai pensé que cette putain de pièce était trop grande. Le jour s’est levé et j’ai compris qu’on peint n’importe quoi avec une lumière artificielle, en fait. Que c’était laid. Agnès est arrivée alors que je fixais le plafond désolée. Ses yeux ont suivi les miens. Elle a juste dit : « Ouch, c’est moche. Bon, va te coucher. » Ma pote a peint mon plafond pendant que je dormais.
J’étais fière d’arriver au bureau le matin avec toutes ces traces de peinture sur les mains, que plus rien ne pouvait faire partir. Mais après une journée passée derrière un bureau avec le cerveau à 130, quand on rentre chez soi et qu’on s’aperçoit qu’on a oublié de dire aux enfants d’arrêter d’écrire sur les murs au stylo bille, on se rend compte qu’on ne pourra plus soulever un pinceau. Plus jamais et en tout cas, pas ce soir. On allume à peine les lumières. On traverse les pièces en songe et on s’allonge, chaussures pendantes au bord du lit.
Mais ? Mais qu’est-ce que ? Je me relève. Je fais demi-tour. Il y a un truc qui a changé non ? Hé, mais il n’était pas peint ce mur, ce matin ! C’était pile la couleur que je voulais. Merci Virginie.
J’ai repris mon pinceau. J’ai essayé de couvrir les inscriptions des enfants. Sous ma septième couche de blanc, on voyait toujours « CACAAAA » et « J’ÈME PAS POUSSIN » au stylo bleu. Alors j’ai regardé autour de moi, pris un pot de peinture bleu et fait une grande bande verticale sur le mur. C’était marrant en fait. J’aimais bien. Alors j’en ai fait une verte à l’horizontale. Et puis une rouge à mi-mur. Et ici, un petit carré jaune.
Sur le mur d’en face, j’ai voulu peindre la partie basse du mur en rouge pour créer un effet d’écho. J’avais la langue serrée entre les dents, mon pinceau le plus fin entre le pouce et l’index pour reprendre le trait en haut de la bande, quand Poussin est entré tonitruant : MAMAAAAAAN, il est où DOUDOUUUUU ? J’ai fait un bond et une grosse boucle rouge. Bon. Ben ça sera pas une bande, ça sera une pyramide. Ça répondra au carré jaune, ce sera très bien.
Ramon m’avait été recommandé par un collègue. On a passé plusieurs jours à bosser ensemble dans l’appart, moi à pester pendant que je peignais un mur en orange, lui à jurer parce que mais qui m’a fait ce tableau électrique de merde. C’était bon de ne pas avoir à se surveiller. Après une journée à suer, on se prenait une bière sur le balcon, vautrés dans les chaises longues et on se racontait nos vies.
Je me suis aperçue qu’il était plombier en fait, et qu’il regardait bosser celui que j’avais embauché en se demandant ce qui m’était passé par la tête. Que sa passion c’était de faire des meubles sur mesure qui ressemblent à leur propriétaire. Ça te dirait que je te fasse une bibliothèque ? Il a fait deux bibliothèques, une table basse, un bar, les meubles de salle de bain et je suis bien chez moi.
C’est tout ça que je revivais samedi, paupières mi-closes et bière à la main, pendant que Ramon me racontait sa vie depuis sa chaise longue.
– Et alors du coup, me demande-t-il, ça va, c’est pas trop chiant finalement, le rez-de-jardin ?
– Non, pourquoi ce serait chiant ?
– Ben avec les rideaux, ça va, les gens ne voient plus chez toi, mais on ne t’a jamais rien piqué sur ton balcon ?
J’ai ri. Cette résidence, mon pote, c’est Fort-Knox. Il y a une quantité de commères au centimètre carré, c’est pire que le KGB. Ça rend les lieux hyper sécurisés.
J’ai laissé des cartouches de clope pendant des semaines entières sur la table de balcon. Mon téléphone a dormi dehors. Mon sac à main, même, plusieurs fois.
Quand j’étais gamine, je voulais vivre en ville, parce que dans un village, tout le monde se regarde, piapiate et se juge. Je voulais m’offrir le luxe de l’anonymat.
En ce qui concerne les piapias, une copropriété vaut bien tous les villages. Je les trouve toujours fatigants, mais je dois reconnaître que c’est pratique aussi. Quand je sors chercher mes enfants dans l’immense jardin, il y a toujours quelqu’un pour lever le doigt et me dire « Ils sont partis par là ».
Essayez donc de monter sur mon balcon. C’est un coup à passer dans le journal, dans le coin.
Ici, les cancans me laissent tout de même pas mal la paix. Je devrais j’imagine, remercier l’une de mes voisines qui les attire à elle comme un aimant, qui les concentre. Les dames en tablier et les messieurs à côté de leur vélo en ont fait l’objet privilégié de leurs commérages et semblent adorer ça.
Ça laisse de la place pour respirer et moi, ça me permet de recevoir des mecs sans trop de commentaires.
Elle a un look que l’on trouve plus souvent chez ceux qui tendent la main devant les boulangeries que chez ses copropriétaires, de longs cheveux gris blanc effilochés en dreads involontaires. Elle sort chaque matin avant 7h avec un sac plastique vide et revient avec des trésors. Ceux qui se lèvent tôt la regardent les dénicher, dans les poubelles du quartier. Quand elle rentre, elle regarde droit devant elle. Elle est la seule à ne pas répondre quand je dis bonjour. Je ne sais pas son nom et je ne sais pas à quel étage elle habite, mais quand on dit « elle » avec le nez qui remonte vers le front, je sais de qui on parle.
L’année dernière, ou il y a deux ans, les magazines des enfants ont cessé d’arriver dans notre boîte aux lettres. L’éditeur maintenait que les magazines étaient bien postés, les enfants étaient désespérés et les voisins que personne n’interrogeait regardaient la voisine aux dreadlocks, de l’air de celui qui sait. On me dit doucereux : « Elle vole, vous savez », « Elle ne peut pas s’en empêcher ».
Je ne la connais pas moi cette voisine. Je ne lui ai jamais parlé. Elle pourrait aussi bien être muette, pour autant que je sache. Je n’aime pas gémir avec les meutes. Je n’aime pas les jugements gratuits. Je préfèrerais qu’on lui fiche la paix. Tant pis pour les magazines.
Il y a quelques semaines, je ne sais plus pourquoi, je m’étais mis en tête de descendre à la cave un truc incroyablement lourd et volumineux. J’étais toute motivation, tout féminisme dehors, toute sueur aussi ; mais chaque voisin que je croisais et qui ne me proposait pas son aide me saoulait un peu, je dois le reconnaître. C’est Dreads qui m’a aidée. Elle m’a croisée, dépassée. S’est arrêtée, a fait demi-tour.
– Mais vous allez porter ça seule ?
Moi : « Oui oui. C’est l’un des avantages du célibat. »
Elle rigole, et commence à porter avec moi. « Je vis seule, mais je porte pas des trucs comme ça. » Grimace : oui, c’est vraiment très lourd.
– Et depuis tout à l’heure, il y a des voisins qui passent et pas un pour vous aider ?
– Ils devaient être pressés, j’imagine.
– Mouais. Vous êtes trop gentille avec eux. Vous leur faites confiance ? Ils sont mauvais les gens ici, vous savez. Ça fait vingt ans que j’habite ici. Ils sont mauvais.
Je ne saurai jamais si j’aurais réussi à descendre seule cette armoire comtoise / ce buffet / cette baleine morte. Les magazines des enfants ont recommencé à leur parvenir. Je ne saurai jamais non plus si c’est lié.
18h. Ramon s’en va pour respecter le couvre-feu. On regarde un reportage avec les enfants. On va se coucher. Grasse mat.
Je n’ai rien remarqué quand j’ai ouvert les volets. Je suis allée faire les courses, j’ai cuisiné. C’est quand nous nous sommes mis à table tous les trois dans le salon que je me suis aperçue que quelque chose clochait, sans pouvoir identifier quoi.
Ah oui ! Le bac à fleur est un peu de travers. Je regarde Poussin pour le gourmander en rigolant : Poussin escalade le balcon maintenant, il trouve très drôle de rentrer à la maison comme ça. Il m’a fait une farce vendredi, je dormais dans le salon porte-fenêtre entrouverte, en attendant leur retour de chez leur père. Il m’a réveillée en me chatouillant, je ne l’avais absolument pas entendu arriver. Il était très fier de son tour.
– Fais plus attention quand tu rentres par le balcon mon cœur. Ça ne m’ira pas si tu renverses un bac.
Poussin regarde le balcon par-dessus mon épaule. Il n’a pas l’air de comprendre de quoi je parle.
– Maman, elles sont où les chaises longues ?
Mais.
Mais qu’est-ce que ?
Effectivement, ce balcon est très très vide. Quelle désagréable impression.
A quel moment ? J’étais chez moi pendant tout ce temps, avec les enfants, en plus.
Une partie de moi est convaincue qu’elles vont revenir, que c’est l’adolescence des transats qui est comme ça, elles vont bien se rendre compte que l’herbe n’est pas plus verte sur les autres balcons et rentrer à la maison.
Je n’arrive pas à comprendre que quelqu’un puisse voir une chaise longue dans une propriété fermée et se dise « Ah, chouette, il y a des voisins partout et pas moyen de sortir sans code, mais ces chaises sont bath, je vais les mettre dans mon jardin. Pour y parvenir, je vais discrètement faire un peu d’escalade. »
Les voisins qui lisent le mot que j’ai laissé dans l’entrée – on ne sait jamais, si les chaises le lisent, elles comprendront qu’elles peuvent rentrer sans punition, que je ne leur en voudrais pas – me disent qu’ils me comprennent, que ça les énerve aussi, on a une voleuse ici vous savez. C’était pas comme ça il y a 40 ans. L’endroit a beaucoup perdu.
Ça va Papi, ce ne sont que des chaises longues. Que des chaises longues, mais mon balcon et ma maison. Mon cerveau turbine toujours ; je n’arrive pas à faire cadrer la fugue de mes chaises avec ma vision du monde.
A chaque fois que je rentre chez moi, j’ai l’impression qu’elles sont revenues et que c’est la fin de la farce. J’ai même vérifié à la cave. Spoil : elles n’y sont pas.
Et pourquoi ne prendre que les chaises longues ? Elles ne vous ont pas plu, mes lampes de jardin ?
Je pense à la remarque d’une voisine l’autre jour.
Je laisse régulièrement Poussine aller faire de petites courses. Non. Soyons honnête. Au début, je laissais Poussine faire de petites courses quand elle me suppliait, qu’elle me disait qu’elle avait grandi et que si je ne lui donnais pas l’occasion de me montrer qu’elle pouvait me faire confiance, elle ne pourrait jamais me le prouver. Maintenant parfois, j’ai plus de farine, et j’ai Poussine.
Ce qui n’a pas changé quand elle s’absente, c’est que je fais semblant d’être très détendue : oui il y a des vilains dans le monde, des pas-gentils et des violeurs dans le métro, mais si on s’arrête de vivre le monde a gagné. Je fais semblant d’être très détendue et je me pisse dessus, parce que ce raisonnement est inapplicable sur ses propres poussins. Prenez donc des risques avec les enfants des autres, tiens, laissez les miens tranquilles. Je sais toujours à quelle seconde précise Poussine est sortie, et 10 minutes et 0 seconde plus tard, je l’appelle (toujours avec l’air détendu, bien entendu). Mais Poussine pense qu’un téléphone en CM2, c’est pour jouer à Candy Crush et pas pour être joignable par ses parents quand elle va faire des mini-courses ou qu’ils sont coincés au bureau. Je compte jusque 16 parce que si je bouge avant j’aurais l’air de paniquer, je plonge dans mes pompes en laissant mon gâteau au four et je sors ; dé-ten-due.
C’est donc à ce moment-là que je croise la voisine que je salue d’un signe de tête muet, et qu’elle me dit que tout va bien, elle a croisé Poussine, Poussine rentre. Mon soulagement est peut-être un peu trop large, peut-être que mon sourire me trahit, et la voisine s’engouffre dedans avec un petit mouvement des épaules vers l’arrière.
– Vous ne devriez pas laisser sortir votre fille comme ça.
– Je ne ?
– Elle est jolie.
– …
– Moi j’aurais peur.
Je n’ai pas envie de baisser tous les volets toutes les nuits. Je n’ai pas envie de fermer toutes les fenêtres sous prétexte que je vais chercher le pain. Je n’ai pas envie de me limiter au cas où quelqu’un d’autre ne respecterait pas les règles.
Dans dix ans, je n’ai pas envie d’interdire à Poussine de sortir en boîte parce que les mecs sont des violeurs. J’ai envie qu’elle sache ce que les autres peuvent se permettre ou non et qu’elle leur arrache les yeux avec toute la légitimité du monde s’ils franchissent les barrières.
Je revois le jugement dans les yeux de ma voisine. Dans les yeux de ma concierge.
Pourquoi seulement les chaises longues ?
Est-ce que quelqu’un aurait pu vouloir me donner une leçon comme c’était arrivé pour le chat ?
En septembre l’an dernier, j’ai cédé aux instances de mes deux féroces poussins. Après un an de résistance acharnée, on a adopté un chaton de la SPA, souffrant de ronronnite aigue et de mignonitude absolue.
Quand on a commencé à le laisser sortir (ai-je déjà dit que j’avais un rez-de-jardin ?), je trouvais un jour sur deux un mot sur ma porte : « J’ai croisé votre chaton, il est trop mignon, j’ai eu l’impression qu’il avait faim, je l’ai emmené chez moi pour le nourrir. » Une fois il a passé une nuit sans rentrer, on a fait une campagne d’affichage dans le quartier ; il était chez les Schmoll qui en étaient tombés raides amoureux et m’ont demandé ensuite de leur donner des nouvelles en envoyant des photos du fauve par SMS.
Ça m’a fait rencontrer plein de voisins.
Un samedi, alors que je m’apprêtais à passer la nuit chez Fabien (une autre note, trop de parenthèses dans celle-ci), pas moyen de mettre la main sur le chat. Je retourne le jardin. Aucune boule de poil blanche et rousse à l’horizon.
Au pire, me dis-je, je rentre demain dans la journée. C’est un chat, il a grandi et il vit une vie de chat. A demain ! Et de fermer la maison.
Pas de chat à mon retour. Nouvelle exploration.
Pas de chat lundi matin.
Je sais bien que ce genre de bestiole est censée être autonome et indépendante, mais je trouve quand même que ça fait long. Je me fends d’un aller-retour du bureau vers la maison pendant la pause dej. Mais où peut-il bien être ce petit con ?
J’envoie un SMS à la concierge, un SMS aux Schmoll.
Une heure plus tard, alors que je suis en réunion, lapidaire réponse de monsieur Schmoll : « Bonjour. Je souhaite vous parler du chaton que nous avons recueilli ».
Je tique un peu, mais si je réagissais à chaque fois que quelqu’un est maladroit à l’écrit, je passerais mon temps à mordre des gens. J’appelle sitôt ma réunion terminée.
– Ouf, Il est chez vous. Si vous saviez ce que je suis contente ! Je commençais à croire qu’il était passé sous une voiture, j’ai eu peur !
– Je ne suis pas si certain que vous soyez soulagée.
– Pardon ?
– Cela fait trois jours que vous laissez ce chaton dehors. Vous l’avez enfermé dehors ce week-end.
– Je.
– Volets fermés en plus ! Sans nourriture ! Sans eau !
– La fenêtre était entrouverte, mais je vous confirme que je n’avais pas fait d’annonce officielle pour dire qu’on pouvait entrer dans mon appart en mon absence. Il y avait des gamelles dans la cuisine et sa litière était changée.
– Vous êtes partie trois jours ! Depuis vendredi !
– Il était dans mon lit quand je me suis réveillée samedi matin.
– Vous êtes sûre ?
– Est-ce que je ?
– Mon amie veut appeler la SPA pour dénoncer vos agissements.
– Je.
Je ne vais pas m’énerver. Je veux revoir le chat, pas me faire raccrocher au nez.
– Ecoutez, on en parle ce soir de vive voix si vous voulez, ce sera mieux.
Et on se fixe rendez-vous. Ma colère monte toute la journée, mais je n’ai pas envie de la laisser m’envahir. Je ne vais pas aller laisser mes relations de voisinage pourrir à cause d’un Schmoll qui est une quiche en com’. Ça se résout, un problème de communication.
Je préviens Fabien : « Je veux juste récupérer mon chat. Je ne veux pas que tu réagisses pendant la conversation ou que tu me défendes, même si tu as l’impression que je rampe. Au pire si ça te choque, va te balader. » Fabien opine.
A l’heure fixée, monsieur Schmoll arrive devant le balcon.
Je vais la refaire pour être plus précise : monsieur Schmoll arrive devant le balcon, sans le chat.
Le procès reprend.
– Il n’a même pas de médaille à son nom. Vous voulez qu’il se perde et qu’on ne vous retrouve pas ?
– Il n’a pas de médaille à son nom parce qu’il a perdu la sienne la semaine dernière et que celle que je lui ai commandée n’est pas encore arrivée. Et il a sa médaille de la SPA, avec un identifiant qui permet de remonter jusque moi. Et il est pucé.
– Mouais. Vous ne vous êtes pas inquiétée dimanche.
– Je me suis inquiétée dimanche, mais c’est un chat. Un chat, ça se promène. S’il était chez vous, j’aurais voulu que vous m’appeliez pour le dire, pourquoi ne pas l’avoir fait ?
– J’ai considéré que c’était à vous de le faire. Vous vous rendez compte ! Partir samedi et n’appeler que lundi !
– Vous avez consi…
Mon cerveau frise. J’ai 200 voisins, lapin, dont 199 sont amoureux de mon chat et le dernier est allergique. Ne considérez plus en fait, vous le faites mal.
Monsieur Schmoll reprend, docte :
– Ce que je voudrais savoir, c’est ce que voulez faire de ce chat exactement.
Ce que je veux faire de mon chat ? Mais le faire cuire évidemment, et puis le couper en cubes et le faire revenir au bouillon. Si ça pouvait faire pleurer les enfants, ce serait parfait.
– C’est mon chat, putain. On va arrêter ces conneries maintenant. Vous allez aller chercher ce chat et vous allez me le ramener.
Lui, un pas en arrière : « Ha ha. Ça va me prendre cinq minutes hein. »
Moi : « J’ai dit maintenant. »
Le voisin recule lentement vers son immeuble jusqu’à disparaître de mon champ de vision, et tout à coup, Fabien rit. Il n’a pas encore fini de se foutre de ma gueule. A chaque fois que je fais un appel au calme, il se tourne vers moi et il me dit : « Vous allez me rendre ce chat, et vous allez me le rendre maintenant. » Nia nia nia.
Pendant quelque temps je n’ai plus osé laisser sortir la bête. J’ai fini par me dire que je trouvais crétin de se priver parce qu’un con me pourrissait la vie. Comme d’empêcher ma fille de sortir parce que quelqu’un l’a trouve jolie.
C’est aussi une torture de coincer dans un appart un chat qui a envie de partir en exploration – une torture pour moi, lui je ne sais pas. J’ai rouvert l’appart.
Je ne voudrais pas que les Schmoll s’inquiètent, alors à chaque fois que j’ouvre la porte fenêtre pour laisser le chat entrer ou sortir – ou qu’il hésite, souvent – je leur envoie un message pour les prévenir. J’espère qu’ils sont bien rassurés et qu’ils considèrent toujours que c’est à moi de les informer.
Que des voisins don Quichotte prennent mes qualités d’éducation féline pour leur moulin à vent, soit. Mais à quel moment un voisin escalade-t-il un balcon pour prendre deux transats ? Quelle leçon espère-t-il donner ?
La vie autonome de mes chaises longues est restée quelques jours mon option la plus probable ; et puis je me suis souvenue de mes 17 ans.
J’ai trouvé subtil de faire des jeux à boire. Mon plus grand exploit a été de traverser la Seine sous un pont. En m’accrochant à l’armature.
On ne peut pas escalader les ponts quand on est confiné.
Les chaises ont fugué samedi soir. Ça fait un an qu’on se fait chier. On fait des trucs idiots quand on est bourré.
J’espère que mes chaises longues font plein de super soirées maintenant, sur leur balcon lointain, et que les ados bourrés qui les ont récupérées s’amusent bien.