En bon petit soldat que je suis, je suis au bureau entre midi et deux. Faut dire qu’il ne me reste plus que deux tickets resto, et qu’il fait un peu frisquet pour aller manger son sandwich dans le parc de Bercy en apprenant par cœur la programmation de la cinémathèque.
Mais bon, faut pas pousser hein. Je suis payée pour bosser de 9 heures à 18 heures. Pendant la pause dèj’, je blogue si je veux d’abord…
Je viens d’avoir des sueurs froides à cause de Goldenyears, qui multiplie les notes (à la fois drôles et angoissantes) sur une dénommée « Mémé ». Faut voir le personnage. Putain, je me disais. J’ai enfin rencontré quelqu’un qui m’a battu. Il a une vioque pire que la mienne.
Après un frénétique échange de commentaires, la pression est redescendue d’un coup. « Mémé », c’est pas sa grand-mère, c’est sa voisine. Mais, bon, l’appeler « Voisine », ça aurait été trop simple.
Le bon point, c’est que je reste championne de grand-mère pourrie toutes catégories.
…Et le mauvais point, c’est que je reste championne de grand-mère pourrie toutes catégories.
La mienne, c’est tout un poème. D’abord, on ne l’appelle pas Mémé, on l’appelle Bonne Maman (je m’étrangle). Et on la vouvoie, s’il-vous-plaît.
J’ai entendu dire que toutes les névroses trouvaient leur explication deux générations auparavant.
Je crois que c’est vrai ; je suis pas dans la merde.
Elle a eu cinq filles et cinq garçons.
Enfin, je parle de ceux qui sont vivants aujourd’hui. Chez nous, on cultive un art du tabou particulièrement raffiné, qu’elle a inoculé doucement à toute la famille.
Bref. Je sais bien que je ne sais pas tout (merci Socrate).
Elle a toujours détesté ses filles. Je ne sais pas pourquoi. Je ne saurais jamais pourquoi. Je me demande si elle sait pourquoi.
Ses garçons sont des héros, des demi-dieux (demi, parce qu’ils ont aussi un peu du sang de leur père).
Ses filles, elles, auraient de la chance si elles n’existaient pas.
Et bien sûr, comme j’ai du bol, je suis la fille aînée de la fille aînée.
J’ai une admiration sans borne pour ma mère et pour mes tantes, qui ont réussi à construire quelque chose de leur existence, qui se sont battues, qui ont fait des coudes, qui en ont chié.
Elles ont toutes pardonné. Ou bien elles disent toutes qu’elles ont pardonné.
Moi, je ne peux pas. Je sais qu’elle est responsable d’un certain nombre de choses que je traîne aujourd’hui. (Oui, j’avoue, je suis névrosée comme tout le monde, je suis désolée de briser un mythe).
Non, je ne pardonne pas, j’en suis incapable.
Chez nous, on ne devient pas catho. On naît dedans. Vous n’imaginez pas à quel point c’est le cas de le dire.
Quand j’ai pointé le bout de mon nez, j’étais la première de ma génération. J’ai toujours vu des grands-parents ravis de voir arriver leurs premiers petits-enfants (pas trop tôt quand même).
Mais il est écrit « Tu accoucheras dans la douleur ».
Il faut bien comprendre cette phrase comme on la comprend chez nous : quand tu accouches, le plus important, c’est moins que tu donnes la vie, que tu sois en train d’expier le péché originel. Soit.
Faites comme eux, faites comme moi et tirez-en les conclusions qui s’imposent. Ben oui, c’est d’une logique imparable : la péridurale, c’est mal.
Et la césarienne, c’est très, très, mais alors très mal.
Allez. Je vous fais grâce de quelques épisodes. Je vais vous épargner la conception, la grossesse, et les vingt-quatre premières heures de l’accouchement. De rien.
Toujours est-il que le médecin, contre l’avis de ma mère, a fini par prendre une salutaire initiative, et il a pratiqué une césarienne. Il nous a sauvé la vie.
Je suis arrivée, mon père était prêt à faire sonner les cloches de Notre-Dame pour que tout le monde sache que ça y était, le cours de l’Histoire allait changer.
Je suis arrivée, et j’étais moche comme un pou. Ou plutôt comme un extra-terrestre dans les Cités d’or. Toute bleue, avec le crâne en forme de cône. Comme quoi, grand message d’espoir, on peut naître très moche, et devenir un sex-symbol (le premier qui réagit là-dessus, je le censure).
Bonne Maman arrive à la maternité, comme toute Bonne Maman qui se respecte. Elle a appris la vérité. Je ne suis pas arrivée par voie normale.
Elle rentre dans la chambre, commence par regarder les rideaux, la commode, le lit, maman, moi, maman.
Et puis elle dit :
- Ma pauvre fille.
Blanc.
- Ma pauvre fille. Tu n’as pas su souffrir.
Merci Mémé. Surtout, ne réfléchis pas quand tu parles. T’as raison, ce que tu dis n’a jamais de conséquences. T’as raison, personne n’a besoin du soutien de sa mère au moment de passer le relais. Tu sais voir les vraies choses importantes. Merci Mémé.
Je ne crois pas qu’elle soit stupide. Elle a même le cerveau plutôt acéré. Mais je suis sûre qu’elle est incapable d’aimer quelqu’un.
Je me demande si elle est méchante, profondément égoïste ou très très seule. Je me demande pourquoi.
Et je me demande ce que je tiens d’elle.
Et puis, comme dirait Drucker : ma chère Bonne Maman, si vous nous regardez…