Je fume ma troisième cigarette. Je viens de raccrocher. Dans les barres d’immeuble en face, quelques lumières sont allumées. Il n’y a pas eu une seule voiture dans la rue. J’en entends une, parfois, vrombir au loin. Je dis « parfois », mais ça fait un quart d’heure que je suis là. C’est long, un quart d’heure.
Rewind.
C’est bizarre de n’avoir rien écrit depuis un an. J’ai l’habitude de ne pas avoir à revenir en arrière, de reprendre mon histoire là où je l’ai laissée. Je vais faire court. Je quitte Paris.
Ça veut dire tout laisser derrière soi – l’homme excepté, évidemment. Beaucoup de choses ont changé en un an. Je suis amoureuse et je vais me marier. J’ai un coloc étrange que j’aime et dont j’ai du mal à parler. J’ai bossé neuf mois pour un schizophrène paranoïaque qui a fini par me virer. J’aurais dû continuer à tenir un blog à ce moment-là, mais la fatigue, tout ça. Je le poursuis aux prud’hommes, et comment dire, ça me fait plaisir.
Mais j’aime toujours Paris. Je suis toujours chez moi. C’est toujours mon village, c’est toujours mon bocal.
Quelles choses stupides on ne ferait pas par amour. J’avais dit que je ne me marierai jamais, que je n’aurai jamais d’enfants. J’avais dit que je ne présenterai plus jamais personne à mes parents. J’avais dit plutôt crever que de passer une journée avec ma belle-mère. J’avais dit que je ferai ma carrière dans l’édition. Mais surtout, surtout, j’avais dit que je ne quitterai jamais Paris.
Ça y est, c’est fait. Depuis deux jours, six heures et quatre minutes. L’homme me rejoint début mars, le coloc la semaine prochaine. En attendant, la vieille grand-mère de l’homme (ma belle-grand-mère, je n’en reviens pas) m’héberge gracieusement, quelque part dans la banlieue lyonnaise. Elle a quatre chats, un chien, pas de cœur, et j’ai un peu les boules.
Il n’y a pas un bruit dans la maison, pas un bruit dans la rue. J’appellerais bien un copain pour prendre une bière. Il reste des métros, à cette heure-ci, à Paris.
Là où j’habite (/ais), je pouvais raconter ce que j’avais sur le cœur sans qu’on m’emmerde. J’avais un univers avec une place pour moi.
Bêtement, j’ai gardé l’habitude et si je continue, je vais perdre mes dents.
Il faut que je parle de la grand-mère.
Lyon, c’est pas grave, ou alors, je me plaindrais plus tard, mais la grand-mère… Elle ne parle que de mort ou de maladie, ou des chats. C’est un art.
Essayez de lui parler, essayez d’être sincère, essayez de lui dire
j’ai peur pour cet entretien,
l’homme me manque,
c’est gentil chez vous,
comment allez-vous,
non merci je ne veux pas de sel,
j’ai du mal à me dire que mes amis sont à deux heures de TGV.
Je ne connais personne d’autre capable de répondre dans l’ordre :
Je connais quelqu’un qui est mort de peur, son enterrement c’était terrible, sa veuve, etc. ;
Oui, il est sensible, ça me rappelle quand il était petit, que j’avais mon cancer des intestins et qu’il a fait un psoriasis ;
Oh vous avez vu le chat, comme il est mignon ;
Prenez-du sel ;
Prenez du sel
Vous vous vous en ferez d’autres ;
Oh vous avez vu le chat comme il est mignon.
N’essayez pas de lui parler. N’essayez pas de lui répondre. Elle s’en fout. Elle vit sur sa planète, pleine de morts, de morts horribles avec des intestins qui se vident, des peaux qui purulent – et ses chats. Vous vous n’existez pas. Elle vous sourit, elle vous parle avec un acharnement rare, mais vous n’existez pas. Ces chats sont des dieux, elle irait mourir pour eux, ils sont tout ce qu’elle a et vous pouvez crever.
Mais elle ne vous lâche pas. Elle se fait une idée très précise de la grand-mère parfaite – quelque chose comme Mamie Gâteau, ou la vieille des confitures Bonne Maman. Quand je pense que c’est ça qu’elle imite, ça me file des sueurs froides. Ça n’existe pas d’être à côté de la plaque comme ça.
Il n’y a pas un péquenaud dans les huit rues alentour, mais tant qu’elle n’est pas couchée (Dieu merci, c’est tôt), il n’y a pas de répit possible.
Mise en situation. Imaginez le dos voûté, la voix aiguë et traînante, l’œil culpabilisant.
– Vous voulez manger quelque chose ?
– C’est gentil Mamie, mais on sort de table.
– Oh ben si mais vous allez manger quelque chose. Qu’est-ce que vous voulez ?
– Mais rien Mamie, on sort de table.
– Il y a du fromage, du saucisson.
– …
– Vous préférez du hachis-parmentier ?
– Je n’ai pas faim, Mamie.
Vous vous asseyez devant la télé. Et elle arrive.
– Je ne savais pas ce que vous vouliez, alors, j’ai apporté du hachis-parmentier et du fromage. Qu’est-ce que j’ai oublié ? Ah, oui, du pain.
Quelques secondes plus tard :
– Ah le saucisson !
Quelques secondes plus tard (vous essayez de suivre le film) :
– Qu’est-ce que j’ai oublié ? Ah, l’eau !
Etc, avec les yaourts, le vin, une écharpe, une couverture et des chaussons, tout ce que vous pourriez imaginer, tout ce à quoi vous pensez et tout ce à quoi vous ne pensez pas. Ce n’est pas de l’attention puisque votre avis de compte pas. Ce n’est pas l’âge non plus. C’est de l’auto-martyrisation.
N’essayez pas de lui expliquer que vous ne mangez pas sucré ou que vous n’aimez pas la tomate. Inversement, ce n’est pas la peine de se croire suffisamment intime avec la famille pour lui avouer que vous préférez le thé. Sinon ça peut donner ça :
– Vous voulez quelque chose ?
– Ah, oui, un thé, je veux bien.
Et d’un air de « Oh non, ça ne se fait pas » :
– Oh non, pas du thé… Mais j’ai du fromage et du saucisson. Vous préférez du hachis-parmentier ?
Et cætera.
Et quoi qu’il arrive, quelle que soit la variante du scénario, et même si elle s’est armée d’un entonnoir pour vous faire manger, vous n’échapperez pas au :
– Vous ne mangez rien ? Mangez quelque chose… Vous n’êtes pas malade ?
C’est – elle est comme un aspirateur pour les âmes et pour les voix.
Je n’ai plus envie de répondre. Je réagis quand elle dit de trop grosses bêtises. Je lui dis des phrases qui commencent par : « Je vous ai dit tout à l’heure que ». Je répète parfois, de façon un peu mécanique « Je sais que Lyon est bien. Tout ce que je dis c’est que Paris me manque ». Ou encore devant la télé sous le coup de la surprise, quand elle fait sa ménagère de plus de soixante-dix ans :« Vous trouvez vraiment que “Il nous faut une politique de changement”, c’est un argument de campagne novateur et original ? »
Sinon, je me tais. Je suis fatiguée. J’essaie de ne pas entendre. Elle croit que je suis quelqu’un de silencieux. Je suis tellement silencieuse que j’étouffe et que j’ai besoin d’écrire. C’est dire.
C’est peut-être comme un vortex géant. Peut-être qu’on meurt en venant ici. Peut-être que tout le monde est mort. Tout à l’heure j’ai eu la larme à l’œil parce que le film à la télé se passait à Paris. En plus c’était en noir et blanc.
J’avais mes habitudes. Là où j’habitais, j’avais tous les commerces en bas de chez moi. Le boulanger me connaissait, le boucher, tous les autres aussi. Il y avait ce bar en bas dans lequel on passait souvent, qui était notre lieu de rendez-vous. Les serveurs me traitaient plus comme un être humain que la grand-mère engoncée dans ses chats. Je me sentais bien.
Ce soir après le film, je serais bien descendue prendre un verre. Décompresser. Embarquer le coloc sous le bras, l’homme sous l’autre, nous poser sur l’un des canapés au fond et se souvenir qu’on est vivants.
Je tournais un peu comme une âme en peine dans le salon. J’étais même prête à aller me faire un bouchon si vous voulez, mais il fallait que je sorte, que je me sorte d’ici. Et la grand-mère :
– Je vais vous dire, hein, ça sera pareil quand vous aurez des enfants ! Vous verrez, ça sera pareil ! Vous pourrez plus sortir quand vous voudrez, comme ça ! Tout de suite en sortant du boulot, hein, et on y coupe pas ! C’est un changement de vie…
J’avale ma gorge. Je ne suis plus tout à fait sûre de vouloir fonder une famille. J’hésite.
Et puis de quoi elle me parle ? Qui parle d’enfants ? J’ai 24 ans, il me reste un mois de chômage, j’aborde un tournant et j’ai une ville à découvrir. J’essaie de lui sourire.
– Je sais Mamie. Mais là, je n’ai pas d’enfants.
– C’est bien une réaction de jeune…
Je jure qu’elle a dit ça. Je ne sais pas qui est le plus cliché de elle ou de moi. Elle arriverait à me culpabiliser de vouloir une bière, de vouloir penser à autre chose, de fuir sa routine et sa sortie hebdomadaire chez le coiffeur, son passage religieux tous les jeudis chez Carrefour parce que c’est le jour des promos.
Je ne sais pas si je souris ou si je pleure. J’essaie de lui sourire.
– Une réaction de jeune ? J’espère bien !
– Vous allez voir, ça va changer de toute façon, et c’est très bien.
Qu’est-ce qu’ils ont tous à vouloir décider de ma vie à place ? Qu’est-ce qu’ils ont tous à vouloir décider de ma vie pour moi ? Ou plutôt, soyons honnête, pourquoi vient-elle m’expliquer la vie, elle, avec son neurone et demi et son cœur en plâtre ?
J’arriverais à me sentir immature si je l’écoutais. Elle qui vit avec sa fille qui a sacrifié sa vie pour elle, elle qui n’a jamais passé son permis pour lui montrer comme elle avait besoin d’elle, elle qui croit que ses chats lui parlent. Elle qui ne sait même pas qui je suis, mais qui me situe assez bien, puisque je suis dans la tranche des 12/25 et que pour comprendre la vie, on a TF1.
Je me fous qu’on m’explique que Lyon c’est bien. Je sais que Lyon, c’est bien. Je me fous de savoir qu’une nouvelle vie commence, je m’en suis rendue compte, mais merci de l’indication. Je voudrais qu’on me laisse faire mon deuil en paix. Et je voudrais une bière.
Quelques secondes passent. Merci mon Dieu, du silence.
Et puis la Mère Sollicitude, de retour dans la cuisine :
– Oh ben il est pas encore ouvert…
Présupposé : vous savez ce que « il » est ; pire : ça vous intéresse.
– Vous pouvez le lire si vous voulez.
– …
– Attendez, je vais vous l’ouvrir.
Mon Dieu. C’est Télé7Jours.