Les mots me manquent.

Je voudrais vous parler de mon fils.

Mon fils, c’est un adorable petit blond avec de grands yeux qui rigolent ; un gone qui aime les câlins et les chatouilles – et qui parfois, et qui souvent, et qui tous les jours, mute sans que l’on ait besoin de le passer sous l’eau, sans que ce soit la nuit, sans préavis. Le mode OFF n’a pas été livré.

Ceux qui peuvent fuir lorsque cela se produit sont bénis, et je vous prie de croire que tous ceux qui peuvent le font. Moi, je ne peux pas.

Il se calme finalement, après une heure, ou deux ou six, après avoir hurlé, retourné sa chambre et la maison, renversé les meubles et mordu ; quand la journée est foutue de toute façon, que vous êtes allongée sur le sol de votre cuisine, dans la mare de grenadine que vous avez renoncé à éponger, la montagne de farine qu’il a versée à côté d’un saladier ou dans la mer de vos larmes d’épuisement.

J’étais en réunion l’autre jour depuis mon salon. C’était moi qui animait. Enfin, j’ai animé les trois premières minutes parce que Poussin a voulu que je lui trouve le petit bout du rouleau de scotch, maintenant, là tout de suite. Le petit bout du rouleau de scotch, vous savez ? Celui que je replie à chaque fois et qu’il recolle quand il a fini de l’utiliser, pas exprès, mais par négligence, parce qu’il s’en fout, parce que je le referai la prochaine fois, que je nettoierai la grenadine, je ramasserai la farine. Ou peut-être que vraiment, il pourrait vivre avec les pieds dans la colle, vautré dans la pâtée farine-grenadine. Je ne sais pas, j’ai plus son âge depuis trente ans.

Comme c’est un petit garçon bien élevé, il commence par demander gentiment, mais le fait qu’il brandisse le scotch entre mon nez et la caméra, quasi assis sur mon clavier, ne semble pas le déranger. J’ai trente-cinq personnes en ligne qui me regardent et attendent mon analyse sur la santé de la production.

Mon équipe est encore mieux élevée que mon fils et fait comme si rien ne se passait. Je coupe la caméra et je continue de parler, tout en essayant de faire de grands signes : « Plus tard, pas maintenant, pas dispo ». Pas clair. Poussin parle plus fort, se frustre, s’énerve, se met en colère, hurle, mon équipe grince des dents et je coupe le micro.

Je note d’une main dans le tchat, en contenant le poussin de l’autre :

– Est-ce quelqu’un peut prendre le relais ? C’est la guerre ici.

Ni une ni deux, la réunion continue. Il faudrait au moins que je suive et que je comprenne ce qui se dit, mais comme je n’ai pas de supers pouvoirs, j’essaie d’abord de calmer mon fils et de lui expliquer tout haut pourquoi vraiment là, crois-moi, ce n’est pas le moment.

Ça fait plus d’un an que tous les enfants de ce pays se sont habitués à voir leurs parents faire du télétravail, plus d’un an que les règles sont établies, plus d’un an que la même scène se joue chaque putain de jour. Il n’est pas idiot mon fils, hein, il a bien compris ; mais il faut absolument que je lui déroule cette saloperie de bout de scotch maintenant, sous peine de … Oui sous peine de quoi ? Je ne sais pas mais ça a l’air terrible. Il a huit ans et je suis fatiguée.

– Attention aux balles perdues, écrit un collègue compatissant dans la conversation.

– Tu as mal écrit « Baffe », je réponds, toujours avec la main qui n’est pas en train d’essayer de maîtriser mon alien.

Je ne suis plus la réunion mais je les entends rire. Moi, je suis sur le point de pleurer.

J’essaie de relativiser. Pendant le premier confinement, c’était pire. Je n’étais pas prête, je ne l’avais pas vu venir, je venais de commencer ma nouvelle mission et j’avais besoin de me sentir à la hauteur. Les patrons au boulot disaient qu’on ne peut pas travailler à distance avec des enfants à la maison. D’ailleurs eux voyaient bien que dès que leur femme n’était pas là pour s’occuper des leurs, leur vie était beaucoup plus compliquée. J’étais effroyablement en colère contre mon ex : à quel moment exactement est-ce que je suis passée de « que ce soit bien clair, je ne veux pas d’enfant », à « bienvenue dans le monde des parents célibataires d’enfant hyperactif, en plein confinement et avec un job à temps plein » ?

J’ai ajouté un abonnement Disney+ à mes abonnements Netflix et Amazon Prime. C’est tout à fait efficace pour neutraliser les gremlins, être une mère catastrophique et un chef de projet qui fait de son mieux. Poussin est toujours en détox et n’a pas le cul sorti des ronces.

Je voudrais écouter mes enfants. Leur donner mon avis et écouter le leur. Qu’il y ait de la place pour tout le monde. Ne pas passer ma vie à dire « non » par réflexe.

Bien sûr que tu peux te servir de la grenadine / si tu fais attention à ne pas en mettre partout parce que j’ai déjà nettoyé la cuisine six fois depuis ce matin. Bien sûr que tu peux faire un gâteau / mais je t’en supplie suis une recette et surveille tes gestes ; je viens encore de récurer de la grenadine après ta question d’il y a trente secondes et je n’en peux plus de mettre à la poubelle tes œuvres culinaires que même toi tu refuses d’avaler.

Oui on peut aller se balader, oui tu peux faire du vélo, oui tu peux prendre de la peinture. Il y a un mur à peindre dans chacune de leur chambre : c’est vraiment ça que je voudrais pour eux.

Si tu connais les règles, alors tu peux tout faire. Les règles sont un canevas et non une limite.

Mais « oui » est un rêve pour des lendemains sereins, quand la machine s’affolera moins.

Aujourd’hui, je n’ai pas le temps de dire non pour éviter la catastrophe 1 : la catastrophe 2 arrive avant la fin de ma phrase. La catastrophe 2 a plein de petites sœurs insoupçonnées ; elles ne sont même pas encore imaginées mais elles vont arriver et ça va aller très, très vite. Vous faites un pas sur le côté pour éviter une voiture et un piano vous tombe dessus, dans le piano il y a un rat qui fait faire une embardée à une autre voiture, qui vient écraser votre poussette : vous ne pouvez pas finir votre journée en souriant, ça n’est pas possible, moi je ne peux pas. Je voudrais tellement garder mon calme. Je n’ai pas envie de crier. Je voudrais tellement réussir à finir une phrase, pour commencer.

Immersion.

Vous pouvez imaginer la scène que vous voulez, cela fonctionnera dans tous les cas. Il peut vouloir construire un robot lego, décider d’apprendre le skateboard ou de construire un système électrique, jouer au petit chimiste, vous préparer un petit-déjeuner, être un super héros dont la housse de couette est la cape qui trempe dans la grenadine, se lancer dans une carrière d’artiste peintre.

Poussin est un monument d’enthousiasme et de spontanéité : il met son âme dans la réalisation de son œuvre. Seul l’objectif compte.

Il appuie sur le tube de peinture et le vide complètement pour y tremper son pinceau. Concentration extrême devant sa toile. Il lâche le pinceau pour changer de couleur là où il est, c’est-à-dire le plus souvent sur le sol ou sur la toile de sa sœur. Et de faire un pas en arrière pour admirer le produit de son labeur – marchant en chaussette sur le pinceau qu’il n’a pas ramassé. Et de faire le tour de la table pour aller écraser un nouveau tube et exploiter jusqu’au bout cette veine créatrice.

Voici ce que donnent ces moments privilégiés d’interaction dans un cerveau d’adulte : « Poussin, tu n’as pas besoin de tout le tube tu sais, si tu en laisses pour plus tard, tu pourras… Attention, la toile de Poussine ! Mets tes pinceaux dans l’eau s’il te plaît quand tu ne t’en sers pl… Non, attention, le pinceau par terre, mais mets tes pinceaux dans l’… (Ici je m’auto-interrompt bêtement pour manger ma propre main gauche) Regarde où tu marches ! Non, attention, tu en mets part… Dans l’eau, Poussin, dans l’eau ! »

Là Poussin lève les yeux et se rend compte qu’on lui parle. Il fait un effort et se concentre. Ses yeux vont de mes lèvres à sa main, de sa main à son pinceau, de son pinceau à la table et il le pose ; dans ma tasse de café.

Explosion.

Ma jeunesse, ma vie si tu veux, mais pas mon café. Il y a des essentiels auxquels personne n’a le droit de toucher.

Même scène, nouvel angle. Vous peignez tranquillement un ciel étoilé, avec des planètes. Même que vous utilisez un compas et que vous faites de super ronds super propres mais maintenant il faut peindre le ciel sans abîmer les ronds que vous venez de faire. Votre sœur peint à côté de vous. Votre mère parle. On vous demande de mettre votre pinceau dans l’eau, alors vous mettez votre pinceau dans la tasse et c’était du café, et hop, voilà comment on se fait engueuler super. Moi je fais de mon mieux et voilà ce qui se passe. De toute façon (chaise renversée) je vous déteste, (tableau par terre) et je te déteste ! Porte qui claque. Bruits indistincts.

Tout ce que j’arrive à me dire maintenant quand la crise commence c’est : et merde. Again.

Je commence par serrer les dents : je ne vais pas le frapper, hein, et ça ne sert à rien de crier, ne serait-ce que parce qu’il ne m’entend pas. Je prends mon mal en patience. Mais ça dure, et il insiste. Il finit par franchir une limite et je craque. Je hurle. Le pire c’est que ça le calme.

Et voilà comment on passe, en quelques minutes et plusieurs fois par jour, d’une faim de bienveillance et de l’envie de faire grandir ses enfants, de partager des moments avec eux, à une rage folle et contagieuse, à l’envie de le vendre.

Pauvre lapin. Ça me rendrait dingue, moi, que ma mère me reprenne tout le temps comme ça. Ça me rendrait dingue de sentir que je l’épuise. Je me hais d’être épuisée par mon lapin. Je suis désolée du message que je lui transmets.

Je suis au maximum de ce que je peux faire et à des lieues de ce que je voudrais. J’ai l’impression de lui faire du mal. Je ne sais plus où est la limite, je ne sais plus comment me faire comprendre, je sais que la violence commence avant les coups.

Quand mon fils était tout petit, sa marraine a accouché. J’ai toujours été traumatisée de la façon dont elle parfait de sa fille, même nourrisson. C’était une tornade, c’était une terreur. Je regardais le mien, duquel je savais bien déjà qu’il n’était pas évident, mais je ne comprenais pas qu’on puisse parler de son enfant de cette façon. Comment est-ce que tout cela pourrait être de sa faute alors qu’il n’a pas de libre arbitre et que notre boulot est précisément de l’accompagner là-dedans ?

J’ai giflé Poussin la semaine dernière.

Quand j’étais encore mariée, ça me rendait dingue parce que mon mari mettait régulièrement des tapes sur les doigts des enfants pour se faire obéir ; il haussait le ton, faisait les gros yeux, criait : « Mais non, bougre d’âne ! »

Personne ne traite mon fils de bougre d’âne. Surtout pas son père et surtout pas à l’époque où Poussin n’avait que deux ans. Ce qu’il était du haut de ses deux pommes, c’est un tout petit ânon exténuant et super mignon.

Je ressentais ce que faisait l’Homme comme de la violence et je faisais de mon mieux pour faire écran. Lui parlait de fatigue et « il ne m’écoute pas, alors voilà… »

Quand Poussine avait sept mois et il a fallu lui mettre des gouttes dans les yeux. Elle se débattait. J’ai frappé un opticien qui a essayé de me mettre des lentilles une fois, franchement je la comprends – mais là on parlait de sa santé, et l’Homme ne rigole pas avec la santé de son canard. Il insistait, lui bloquait les poignets, devenait de plus en plus nerveux, mais laisse-toi faire enfin, elle criait plus fort. Hurlements. Il est allé chercher la ceinture de son peignoir pour l’attacher à la table à langer. Je ne veux pas de cette vie pour mes enfants.

Entre Poussin et son père, c’était pire. Les réactions du second me fatiguaient autant que l’inextinguible énergie du premier.

Je sais bien dans le même temps que ne pas élever la voix, valoriser chacun, respecter les pleurs de fatigue, c’est plus simple à dire qu’à faire, surtout célibataire.

La première fessée que j’ai donnée, c’est Poussine qui l’a reçue – et j’étais mariée encore, à l’époque. Ma main est allée beaucoup plus vite que mon cerveau et a juste eu le temps d’éviter la joue pour limiter la casse. Elle avait quatre ans. Son frère apprenait la propreté ; on le laissait sur le trône avec un bouquin pour pouvoir le féliciter quand l’inévitable s’était enfin produit. Il était fier comme tout, super méthode. Poussine a eu une urgence, a déboulé en trombe dans les toilettes, poussé un cri en tombant sur l’intrus qui l’empêchait de remplir son programme et l’a violemment poussé pour pouvoir prendre sa place, avant que j’aie eu seulement le temps de bouger. Je suis sortie de mon corps en voyant mon modèle réduit faire un vol plané, s’étaler tout nu sur le carrelage et en entendant sa tête heurter le sol dans un grand ponk. J’ai attrapé la petite et je lui ai mis une (sèche) tape sur les fesses.

J’avais conscience que mon geste n’avait aidé personne et je n’étais pas fière de moi. J’ai ramassé Poussin, présenté des excuses à Poussine.

Poussin avait cinq ans. C’était les premiers temps dans mon appartement. Ses parents venaient de divorcer et il était en colère. Poussin en colère n’est pas un divertissement que je recommande. Je n’ai aucun fichu souvenir de ce qui avait bien pu provoquer cette scène-là, mais elle durait depuis des heures et rien ne pouvait l’arrêter. Si, il faisait des propositions : « Tout ce qui pourrait me calmer, c’est d’avoir ton téléphone ! Soit tu me donnes ton téléphone, soit je renverse tout le sucre par terre, tu choisis quoi ? » Vers 21 heures, après une journée ouvrée non rémunérée de hurlements, j’ai craqué et je lui ai dit qu’il pouvait faire ce qu’il voulait, s’endormir par terre dans le couloir si ça lui chantait, moi, j’allais me coucher. En emportant mon téléphone. Il est peut-être venu me voir, il a peut-être essayé de faire du bruit, je ne sais pas, je n’en pouvais tellement plus que je me suis endormie avant que ma tête n’entre en contact avec mon oreiller. Il faut bien que l’apnée du sommeil et l’hypersomnie aient parfois leurs avantages. J’ai été réveillée brusquement au milieu de la nuit, par un petit blond de 110 centimètres qui avait attrapé mon bras et le secouait : « Tu crois que tu vas continuer à dormir, tu crois que tu vas continuer à dormir ? Eh ben non ! Je ne te laisserai pas faire ! » Panne de cerveau. Je me suis assise dans mon lit, j’ai attrapé le petit, je l’ai posé allongé sur le ventre sur mes genoux, j’ai baissé le pyjama et j’ai mis une vraie grosse fessée.

Ça l’a choqué. Il s’est redressé, s’est tu quelques instants interloqué et s’est écrié : « Mais ça ne va pas ? Mais tu n’as pas le droit de faire des choses pareilles ! »

Je me souviens seulement que j’ai été rassurée que ça le choque, qu’il avait au moins la notion de ce qui est autorisé et de ce qui ne l’est pas.

Ces six derniers mois, il y a eu des progrès magnifiques. J’ai pu lui dire que je les voyais et que j’étais impressionnée, lui demander s’il était fier et lui dire qu’il avait bien raison, que des progrès pareils c‘était franchement la classe. Lui demander s’il était d’accord pour dire que c’était quand même drôlement plus agréable de vivre en s’écoutant et sans se disputer. Il était d’accord.

J’ai été rassurée aussi, parce que Poussin ne se comporte pas comme ça avec son père. Enfin, je ne vois pas son père vivre avec lui, mais son père dit que « Heu non, pas à la maison, je crois pas, je pense que c’est lié à toi. » Il ne le fait plus non plus à l’école depuis qu’il est tombé sur un super héros en RASED qui a passé un an de sa vie à essayer de le canaliser et qui a réussi. Soyez loué Monsieur, soyez béni ; est-ce que vous êtes fier de vous ? Vous pouvez.

J’étais soulagée de voir le chemin qui avait été parcouru. Je pouvais me dire qu’il avait eu besoin de moi pour exorciser ses angoisses, que quand on est confronté aux difficultés qui sont les siennes et que l’on se surveille en permanence, il faut bien un endroit où l’on peut craquer. Que comme je suis sa mère, c’est mon job. Que j’avais réussi à tenir.

Je repensais en souriant à des souvenirs de Poussin bébé, dans lesquels tout était écrit déjà. Un jour dans la cuisine de l’ancien appartement pendant un repas, Poussin qui n’écoute pas et moi qui lui dis en cherchant le contact visuel : « Hey, écoute moi maintenant. Je ne veux pas me répéter. Je te dis les choses une seule fois. …Hé tu m’entends ? Je ne veux pas me répéter. Je te dis les choses une seule… Arf. »

J’étais pleine d’optimisme : j’avais eu tellement peur pour ce petit garçon qui parle tout le temps et qui ne se rend pas compte qu’il ne respire pas que son oxygène, peur qu’il soit systématiquement mis à l’écart, peur qu’il soit malheureux, inadapté.

Je pouvais sortir de nouveau avec lui et les gens étaient impressionnés par ses progrès. Ça me changeait tellement de quelques mois plus tôt, quand j’appelais impromptu les amis que je devais rejoindre :

– Je vais avoir l’un de mes enfants avec moi finalement.

– Oh mon dieu, lequel ?

Et puis depuis deux, trois semaines – huit siècles si on prend pour jauge mon état de fatigue – le feu a repris. D’un seul coup.

Les enfants sont rentrés une semaine au début de mon tour de garde et c’est reparti.

Il y a eu une journée de travail à la maison particulièrement éprouvante, un garçon déchaîné quand il est rentré à la maison, une réunion interrompue.

Le soir, on avait un événement d’équipe, que j’avais organisé en mode pandémie-friendly. Comme on ne pouvait pas se retrouver autour d’une bière, on avait loué les services d’un chef à domicile et mis en place un cours de cuisine en conf call. Mon grand chef s’était connecté sans me prévenir. Ça faisait beaucoup de monde dans ma cuisine : j’avais donné les règles aux enfants. Vous pouvez venir, mais vous restez silencieux. On ne se sert pas dans le frigo avant le repas. On ne déplace pas les ingrédients que j’ai préparés. On surveille ses commentaires. Quand j’aurai fini, tous les trois, on va se régaler.

Poussin en surchauffe, caméra allumée.

– Ton chef qui est là, c’est celui que tu n’aimes pas ?

J’ai coupé le micro.

Poussin se plante devant la caméra en faisant des grimaces, passe huit fois devant l’écran pour aller mettre des glaces à la grenadine de sa confection au congélo. Il se met en tête de faire sa propre recette en utilisant les ingrédients dont j’ai besoin et en faisant un vacarme effroyable. Puis il est allé se gaver de chocolat. Je suis filmée tout le monde me regarde, je me sens coincée. Je souris faux.

Enfin, on a terminé, je raccroche. Je peux parler maintenant. Je lui dis à quel point je suis en colère, je lui dis que je suis déçue, je lui dis que ce n’est absolument pas ce que j’avais demandé et qu’il ne m’a pas écoutée. Je dis que mon moment a été gâché.

Il se met en colère. Je comprends en fait, qu’il soit en colère, je ne supporterais pas de recevoir ce que je lui dis.

Quand j’arrive enfin à le mettre à table il fait mine de vomir sur le plat. Je l’envoie dans sa chambre en lui disant que maintenant, j’ai besoin de calme et de silence, et que je vais rester sur le balcon avec une clope et une bière.

Il paraît que les autres parents arrivent à mettre les enfants au coin ou dans leur chambre. Dans mon monde c’est un mythe : pour l’aînée ça n’a jamais été nécessaire, et le petit pointe immédiatement le bout de son nez en disant « Ah, ça t’énerve, hein ? » (spoil : oui). Ça n’a pas loupé. Il est sorti sur le balcon.

Moi : « Poussin, je n’ai plus du tout d’énergie, là, je suis en colère et je n’arrive pas à redescendre, je sais que je vais faire une bêtise, il faut que tu me laisses tranquille. » Il a passé sa main plusieurs fois à quelques centimètres de mes yeux en me disant : « Je suis là, je suis là, j’arrêterais pas et je retournerais pas dans ma chambre. Ça t’énerve, hein ? »

Sortie de corps et gifle. Je me suis parfaitement vue le gifler, au ralenti et comme si c’était une autre main. Et puis j’ai dit : « Voilà, je n’en pouvais plus, j’ai craqué. Je n’aurais pas dû, mais là je suis au bout de ce que je peux faire. Tu devrais rentrer. »

Il est resté silencieux un très long moment à côté de moi. Il pleurait. Je pleurais aussi. Et puis il a dit :

– Bon. Tu as quelque chose à me dire ?

– Non, je ne peux pas. Je peux plus là.

– Bon. Je vais aller souffler dans ma chambre. Je suis très en colère.

Il y a quelques années, alors que j’étais déjà chez moi, mais longtemps avant qu’on puisse imaginer qu’un confinement était possible, un collègue était passé un soir boire une bière à la maison. Je dois préciser à sa décharge : un collègue célibataire et child-free, pour autant qu’il le sache. Les enfants n’ont même pas été désagréables, mais ils étaient en pleine forme, contents d’avoir de la visite et n’avaient absolument aucune envie de se coucher. Quand à la huitième tentative j’ai enfin réussi à éteindre la lumière dans chacune de leur chambre, j’ai rejoint mon pote qui m’attendait sur le balcon avec les bières. Il a voulu avoir un mot gentil et montrer qu’il était présent et à l’écoute. Il a dit : « Tu veux qu’on parle de ton problème d’autorité ? »

Je t’emmerde, Jean-Paul. C’est des enfants que j’ai, pas un élevage canin.

Je suis censée en faire des gens qui vont voter et utiliser leur libre arbitre, je suis censée en faire des gens qui vont passer leur vie à essayer de payer ta retraite et je voudrais qu’ils apprennent à se positionner. Oui je leur ai appris à ne pas se laisser marcher sur les pieds. Oui, je leur ai appris à dire ce qu’ils pensaient et à argumenter. Oui je leur ai dit que leur point de vue était légitime et qu’il fallait l’exprimer. Et oui putain, ça me coûte cher.

Je te remercie, Jean-Paul de souligner que le problème vient de moi. Je te remercie d’appuyer si fort sur l’une de mes plus grandes angoisses. Evidemment connard, que j’y ai pensé : évidemment que je me demande tous les jours si ce n’est pas moi le patient 0. Mais toute l’énergie que je peux donner, toute la bonne volonté, toute l’écoute, tout est sur la table, il n’y a plus rien dans mes poches. Si tu as un plan magique, Sherlock, si tu sais pourquoi Poussine interagit et Poussin mord, alors parle maintenant ou tais-toi à jamais.