Looking for Bob Morane

C’est la deuxième fois en quelques jours que l’un ou l’une de mes amis me dit qu’il n’a plus qu’une envie, partir. Partir en voyage, partir vivre ailleurs, partir pour longtemps, partir loin.

La vérité, c’est que nous avons vingt, vingt-cinq, trente ans, et que nous avons déjà commencé à renoncer. La vérité, c’est que nous nous sommes heurtés au marché du travail comme à un mur. Nous avons couru dedans avec toute l’énergie du monde. Au moment de l’impact, vous pouvez me croire, ça fait mal à la mâchoire.

Oui, nous avions fait un choix. Oui, nous savions que nous choisissions des secteurs professionnels sans avenir. Oui, on nous avait dit que c’était dur, oui, nous l’avions entendu. Mais nous étions la jeune garde. Jusqu’à il y a quelques jours, je croyais que nous l’étions toujours.

Mais voilà que ça commence déjà, insidieusement. Le renoncement nous gagne, nous commençons à lâcher prise, doucement, sans nous en apercevoir.

Au début, ce sont seulement ces sempiternelles questions sur l’avenir (Et toi, tu en es où ? En stage encore, je vois. Tu sais que Robert / Paul / Jean-Marc s’est fait embaucher chez un tel ?) que l’on a de plus en plus de mal à supporter. Ensuite, ce sont les contacts que l’on a du mal à entretenir, parce que faut bien se rendre à l’évidence, on est trente-deux sur le coup. Et puis c’est pas sain ces rapports humains. Finalement, il y a les premières fiches de paie qui arrivent comme des insultes.

On commence à bosser dans d’autres branches. Bien sûr, c’est temporaire, toujours. Quand on nous demande ce qu’on fait en ce moment, on se contente de grommeler que ça n’a rien à voir avec le métier, et on change de sujet.

C’est une humiliation à avaler. On ferme les yeux pour ne pas la voir. Si on s’est battus, c’est qu’on y a cru, et on ne peut pas s’avouer qu’on y croit plus. Il y a encore seulement six mois, on disait qu’on le vivait mal parce que c’était trop difficile d’attendre. Aujourd’hui, c’est bien plus simple et bien plus difficile à vivre. On n’y croit plus, c’est tout.

On dit « partir », en espérant que les autres comprendront « jeunesse et aventure » ; et ce que l’on veut dire, c’est « loin ». On ne se rend même pas compte qu’on a déjà commencé à fuir.

Ils sont autour de moi. Ils ont fait leurs cinq ans après le bac. Ce sont des bons. Ils ne sont pas restés à moisir sur le banc de la fac, ils ont des CVs longs comme le bras. Et où sont-ils aujourd’hui ? Au mieux, ils font leur treizième stage ; les autres, ils sont vendeurs, serveurs, ils s’encroûtent dans un énième petit boulot. Et moi, je saute au plafond parce que mon boss veut me garder. Je saute au plafond parce qu’on m’annonce que si je veux, je peux passer ma vie à rédiger des guides utilisateurs, et à les faire passer de Powerpoint à Word (ouais, moquez-vous, essayez un peu qu’on rigole).

Ils sont autour de moi, ils n’ont pas trente ans, et ils ont l’impression que c’est déjà fini.

Et si ce n’était que nous ! Si c’était seulement le travail ! Tout nous est devenu prétexte à fuir. La famille, les ruptures, Paris, le boulot, le boulot. Ils sont où, tous ces aventuriers post-pubères du quotidien, qui pensaient que les générations précédentes s’étaient laissées vivre, et qu’il suffisait de se secouer pour s’en sortir ? Où est-elle passée, notre énergie ? Où est-elle, la garde montante ? Où sont nos couilles, bordel ?

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