Souffrir pour.

Demain, Uneautrequemoi et Soacre se marient. Ils préparent ça depuis des mois et, dans une moindre mesure, moi aussi.
J’ai préparé la voiture parcequ’on a quatre bonnes heures de route, prévenu l’homme que départ à dix heures, ça veut dire départ à dix heures, fait les sacs, étudié mon maquillage, prévu trois tenues pour le brunch du lendemain et suis allée dans mon institut d’épilation pour faire un ravalement complet. J’avais oublié de quelle couleur était ma peau.
À Paris, rue de Tolbiac, j’avais trois instituts à moins de trente pas de chez moi. Il m’est arrivé d’oublier mes pompes et d’y aller en chaussons (on se relâche vite, quand on est en couple). Ici, c’est pareil, si on remplace « trente » par « dix ou quinze » et « pas » par « minutes ».
Pour une fois, je ne voudrais pas idéaliser ce qu’a pu être l’existence à Paris. Je ne prétendrais pas que les esthéticiennes locales étaient la classe, la professionnalisme et la douceur incarnées. Je me contenterai donc de dire que je déteste celles que j’ai ici et que j’ai la flemme de faire le tour du quartier pour en trouver d’autres.

La dernière fois que j’y suis allée, j’ai cru que ce n’était qu’une erreur de management.
La fille qui m’épilait, toute cire dehors, a passé une demie-heure à cracher sur sa patronne qui était (je cite) définitivement la dernière des grognasses. Elle avait bien l’intention de plier bagages dès que possible, de lui claquer la porte au nez et de réaliser son rêve (devenir coiffeuse, ou de faire engager dans un salon rue de la Ré, je ne sais plus).
C’est pas seulement que ça me choque que quelqu’un puisse être suffisamment peu pro pour démonter l’entreprise qui lui permet de gagner sa vie devant ceux qui permettent à l’enterprise de gagner la sienne, c’est aussi que ses projets d’avenir, sur le dos, sur le ventre ou allongée sur le côté, je m’en fous. Malheureusement, quand on a de la cire partout sous les bras, c’est compliqué de se jeter au cou de quelqu’un pour qu’il s’écrase.
On a enfin quitté le soliloque pour un semblant de dialogue quand je lui ai demandé, peut-être un peu mpins agressive qu’il n’y paraît, si c’était là sa définition du maillot échancré.

On pourrait penser qu’on a atteint le fond de l’humiliation quand on est en train de retenir les bords de son maillot pour faciliter l’épilation et que l’on comprend d’un seul coup pourquoi leurs cabines glauques sont privées de fenêtres et ne reçoivent jamais la lumière du jour.
Eh bien, quand on est accroupie façon levrette et froc baissé (essayez, vous, de le dire de façon plus classe), on s’aperçoit que non. On prend alors conscience de façon aigüe du fait que fenêtre ouverte ou non, la porte de la cabine reste entrouverte, pour que Mademoiselle puisse entendre le téléphone s’il sonne. Moi (et vous aussi dans la même situation), je n’en ai rien à foutre, qu’elle réponde au téléphone. Je commence à me demander angoissée s’il existe une notion ressemblant à celle du secret médical dans la grande confrérie des esthéticiennes ou si, le soir venu, elle raconte sa journée à son mec.
– Ça va ? me demande le cerveau qui est du bon côté de la cire.

Je cherche un truc intelligent à répondre.
– Heu, je dis, je suis pas super à l’aise, mais j’imagine que vous non plus, alors ça va.
– Oh, vous savez, qu’elle s’exclame − et j’imagine que c’est pour me détendre, quand on en a vu un, on les a tous vus !!

Ah. Ce n’est peut-être pas seulement un problème de management. Je sais reconnaître une erreur de recrutement quand j’en vois une.

Dieu merci (et si Dieu n’y est pour rien, merci quand même), les meilleures choses ont une fin et la séance s’achève. Je suis sonnée. J’ai donc besoin d’un petit check-up.
– Bon, on a fait le tour ? Aisselles, c’est bon, jambes, c’est bon, maillot…
– Ben, elle enchérit, toujours aérienne, on a même fait le trou de balle !!

Sous le choc, je me suis permis, pour essayer de sauver un peu de mon honneur perdu, le dernier luxe un peu minable qui me restait : en sortant, je paye, sors trois euro de ma poche et demande ou est le pot à pourboires. Et puis, en la regardant toujours dans les yeux, je me ravise et je rengaine mes pièces. Les pourboires, ça se garde pour d’autres occasions.

On comprendra donc que quand j’y suis retournée ce matin, c’était avec une certaine appréhension, et pas seulement parce que je suis douillette et que j’ai déjà lu tous leurs numéros de Voic. Est-ce que c’est de ma faue à moi, s’il y a des parties du corps qu’il est physiquement impossible d’épiler soi-même ?

La séance n’a pas très bien commencé. L’esthéticienne, une sorte de jumet très maquillée, est arrivée docte dans la cabine avec sa petite fiche en mains.
– Alors, madame LBA ? On fait les demi-jambes, les aisselles et le maillot aujourd’hui ?
Ben oui, connasse. Je vois pas très bien ce qu’on pourrait épiler d’autre, de toute façon. Ah, merde. Maintenant que j’y pense, si ; je lui réponds :
– Oui. On va faire les cuisses aussi.
Son visage change : je viens de dire quelque chose de mal.
– Ah mais non, mais on peut pas. Mais madame, mais j’ai d’autres clientes après vous.

Je suis déjà à poil ou presque, et pas très à mon aise pour demander un geste commercial. Pas la peine non plus d’essayer de lui expliquer que le mois dernier, sa collègue a dit que.
– Bon, je lui dis. Vous auriez pas un créneau pour un autre rendez-vous cet aprèm ?
– Ben, vous allez pas revenir cet aprem…
Si cette fille commence à penser à ma place et à décider de mon emploi du temps, c’est pas sûr que je m’en relève.
– Si, je vais revenir.

Elle soupire tellement fort qu’elle est toutes narines dehors et elle sort de la cabone. Quand elle revient, et à condition que j’aie bien analysé les traits de son visage, le rendez-vous est pris.
Arrive le moment fatidique. L’expérience a prouvé qu’une même torture peut prendre des dizaines de formes différentes : ce matin, je me suis fait engueuler parce que je n’étais pas venue en string. J’ai même eu droit à toutes les bonnes adresses lyonnaises où on peut acheter des strings pas chers et moult commentaires sur les hommes qu’il ne faut pas habituer aux bonnes choses parce qu’après ils s’y habituent justement, et qu’ils en redemandent.
Et de m’expliquer fière d’elle qu’elle a vu tout de suite que je m’épilais les jambes depuis plus longtemps, ça se voit à la texture de la peau et à la résistance du poil, etc. Ah, le professionnalisme poussé à l’extrême !
– C’est votre homme qui préfère comme ça, non ? Ça date de quand ?
Chéri, si tu lis ça, help.
Je me casserais bien maintenant, mais j’ai une jambe chauve et une jambe parée pour l’hiver. Allez, on va dire que je le fais pour Uneautrequemoi.

Je respire, je fais le vide dans mon cerveau, une sorte de yoga intérieur et je me dis qu’on y pensera plus, demain, quand on aura quitté la maison à 11h30 parce que j’aurai traqué des victimes sur chaque partie de mon corps armée d’une pince à épiler, et qu’on sera sur l’autoroute avec ABBA à fond dans la voiture. J’ai vieilli putain.

Je suis rentrée chez moi au radar, sans comprendre le pourquoi du comment, et suis retournée à mon rendez-vous de l’après-midi à peu près dans le même état, sans oser demander les finitions.
On me reproche de toujours tout voir du côté sombre. Ce n’est pas vrai : pour moi qui suis si nulle en maths, algèbre et géométrie confondus, ça n’a pas été une journée de perdue. J’ai appris qu’un « joli triangle », ça ne veut pas dire un triangle isocèle pour tout le monde.

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