I have no idea what I’m doing

J’ai cru d’abord que ce serait l’interdiction d’entrer dans les bars pour utiliser les toilettes qui m’empêcherait de profiter de la réouverture des terrasses le 19. J’ai compris que non en comité de pilotage, dans les quelques jours qui ont précédé.

Les chefs de projet rigolaient grassement : les équipes sont dans les starting-blocks sur la réouverture des terrasses, va falloir prévoir que ça va avoir du mal à se lever le lendemain matin. Soyez prêts les mecs, tout ça, ça va vous coûter bonbon en jus de dev.

« Du jus de dev, hihi », pouffent mes subtils collègues.

Le chef rigole : « ouais, enfin vous me comprenez ».

Rétrospectivement je me demande bien pourquoi, mais j’ai pensé judicieux de préciser qu’il y aurait peu de chances pour que je sois de ceux qui poseraient un RTT le lendemain : bière sans accès aux toilettes = mission impossible.

– Mais nawak, répond quelqu’un, c’est du fake, bien sûr qu’il y aura accès aux chiottes.

– Vous arrêtez pas de pisser, aussi, les filles, enchaîne Subtil n°1.

J’ai voulu ne pas lui rentrer dans le lard frontalement sur cette remarque sexiste, et j’ai loupé une seconde excellente occasion de me taire :

– Hé, qu’est-ce que tu veux, c’est notre jus de dev à nous.

Il y a eu un blanc, un blanc long, très long, d’autant plus long qu’on était tous à distance et Subtil n°X a fini par souffler :

– Rha, c’est dégueulasse, d’une force. C’est violent.

Je venais de faire deux-trois découvertes que j’aurais été plus inspirée de faire plus tôt :

– On se sent seul et con quand on clame comme vérité absolue une info absurde et non vérifiée

– On se sent encore plus seul et con quand on pense que les blagues pour garçons peuvent s’appliquer aussi pour nous qui n’avons pas de testicules

– Les deux leçons précédentes font un peu mal au dos quand on les apprend à la rude en comité de pilotage.

Le 19, donc, les terrasses étaient bien ouvertes, les toilettes accessibles, mais moi j’avais une gueule de bois carabinée et j’étais en train d’essayer de reconstituer ma soirée de la veille. Honnêtement, il me manque encore des pièces du puzzle. Voici où j’en suis de mon enquête introspective.

On était à la veille de la Libération. La joie et l’impatience se lisaient sur les fronts.  Ceux qui étaient présents sur site ont levé le nez des claviers plus tôt que d’habitude. Il y avait une rumeur dans l’air, une rumeur de bière dans le bâtiment d’en face – c’était quelques heures trop tôt pour les terrasses – et chacun s’en allait en suivre le fumet.

Moi, la journée m’avait profondément saoulée. On est entre trente et quarante sur mon projet ; dont trois filles. L’ambiance est très très jus-de-dev, et ça me fatigue.

J’avais tenté quelque chose le matin pour faire bouger les lignes. J’avais besoin de transformer une mésaventure qui datait du mois précédent. Je vous laisserai plus bas juger de mon succès. D’abord je vous raconte ce qui me turlupinait.

C’était à la fin d’une autre longue journée d’open space. On était allés avec un collègue se prendre une mousse dans un bar dans lequel on a nos habitudes. Un bar fermé bien sûr, mais dans lequel il nous suffisait de pousser la porte et de dire « Salut ! C’est moi. Tu sers ce soir ou pas ? » pour faire un bond dans le temps – 2019 ou la prohibition.

Et puis on n’avait pas fait ça depuis tellement longtemps, on est bien ici non ? Tu en reprends une ? Ouais moi aussi. Arrive vite le moment où il est minuit, on a atomisé tous les couvre-feu du monde et on appelle un Uber.

– Ça tombe bien, dit Melvin-le-collègue, j’ai garé ma voiture à la station de métro juste après chez toi. On partage le Uber, il te dépose, je récupère ma caisse et je rentre, ça te va ?

Ça me va. Mais on arrive chez moi et Melvin descend lui aussi de la voiture ; il est dans mon salon.

Je suis déjà bourrée de toute évidence et avoir une vie sociale me manque. Je ne bosse pas le lendemain, Melvin non plus. C’est parti pour la petite sœur, donc. Je remplis bien les verres et on reprend notre conversation là où on l’avait laissée. Il est vautré dans un fauteuil. Je suis vautrée dans la canapé. On bégaie un peu.

Je suis en train de parler. Je ne sais plus ce que je racontais, mais ça m’intéressait beaucoup.

Melvin se lève, m’embrasse, retourne s’asseoir.

Je déteste qu’on m’interrompe ; même quand j’ai trop bu. Je suis un peu surprise. J’essaie de reprendre ma phrase là où j’en étais.

Et ça recommence. Il s’allonge sur moi.

Je lui dis : « Je ne comprends pas ce que tu es en train de faire. »

Pas d’effet.

J’essaie aussi : « Mais enfin, qu’est-ce qui te prend ? »

« Je veux bosser avec toi, moi, pas autre chose. Viens, on va soulever des montagnes ensemble, mais d’abord enlève tes mains. »

« Mais elle sait ce que tu fais ta femme ? »

« Je ne comprends pas ce que tu me trouves en fait, je comprends pas pourquoi tu fais ça. »

Je n’ai pas dit non. Je ne sais pas pourquoi. Par politesse ?

Lui il a dit : « Arrête de réfléchir », « Tu te prends la tête », « Pourquoi tu parles toujours boulot » et « Détends-toi » – entre deux moment où je lui prenais la main par le poignet pour la poser quelque part où elle me gênait moins.

Je ne sais pas combien de temps a duré ce petit jeu. Il a fini par partir. Mon honneur était sauf et mon ego meurtri, encore protégé par l’alcool.

A mon réveil, Lyon était jaune de sable et j’ai trouvé ça logique.

Rassembler mes esprits m’a bien pris le week-end.

Mais à quel moment est-ce que j’ai bien pu lui laisser comprendre qu’il m’attirait alors qu’il me fait tout à fait l’effet d’être un croisement entre deux espèces distinctes de nains de jardin ?

Mon dieu que je me sens sale, comment ai-je pu ressentir cette pointe de fierté parce que j’avais l’impression d’être désirée ? Ce n’est pas parce que je me sens chaque jour grossissante et vieillissante que ça donne au premier venu l’autorisation de me retourner comme (plusieurs) crêpes, si ? Depuis quand est-ce qu’on va chercher des pansements pour l’ego sur la bite du voisin ? Et ce deuxième effet kisscool, cette petite honte qui fait penser qu’on ne l’aurait pas fait bander s’il n’avait pas trop bu ; longue goutte froide le long de la colonne.

Je ne comprends pas : comment a-t-il pu penser que j’étais open bar ? Pourquoi ce que je disais avait-il si peu de poids ? Comment est-ce qu’on peut bosser ensemble si dès que les verrous sautent, je ne suis plus qu’un objet ?

Je veux bien qu’être chef de projet, ce ne soit pas être « chef » et donner des ordres à tout va pour conquérir la Pologne, je veux bien admettre voire revendiquer que la notion d’autorité est absurde, mais si ce que je dis ne compte pas, comment retourner bosser ?

J’ai beau être chef de projet d’ailleurs, je suis une gonzesse au milieu du jus des devs et je suis assez loin d’avoir les pleins pouvoirs. Si je décide de me plaindre, si je décide que je ne peux plus bosser avec lui à cause de cette soirée lamentable, je sais qu’il faut que je me couvre. Que ce soit frontal ou pas, je sais que ça me retomberait dessus. Je dois m’organiser.

Mon plan est le suivant : à la connexion lundi matin, je commencerai par contacter ma RH. Je lui raconterai l’histoire, je lui dirai que j’ai besoin d’y réfléchir. Ça me couvrira pour la suite, quelle que soit la décision que je prendrai. Auprès de ma boîte, je deviendrai inattaquable. Ça me laissera un peu de temps pour observer la situation.

Je décide qu’à la moindre remarque, si je m’aperçois que quelqu’un en a entendu parler de cette histoire, ou qu’il y a des propos graveleux, alors je ne pourrai pas laisser passer et je tirerai.

Lundi matin arrive enfin. Lyon est toujours jaune et ça me surprend enfin.

Connexion.

Je n’ai même pas eu le temps de contacter ma RH.

Mon téléphone sonne immédiatement. Melvin ne prend même pas le temps de dire bonjour : « Pardon, pardon, pardon, je suis désolé, j’ai fait n’importe quoi. »

Je ne m’attendais pas trop à ça. J’ai l’impression qu’il n’a pas passé un bon WE, lui non plus. Je parle avec lui deux minutes et puis je lui demande :

On peut bosser ensemble sans que ça recommence ?

– Ben c’est toi qui décide en fait. Moi je voudrais bien, mais moi, je ne décide pas.

J’ai eu l’impression de redevenir acteur et non objet. On a repris le boulot ensemble.

Quand je travaille, je ne pense jamais à cet épisode : je suis concentrée sur ce que je veux faire, comment je veux le faire, je suis loin de la bière, du cul et des problèmes de poids. Melvin m’exaspère tout court, je n’ai pas besoin de repenser à cette soirée pour avoir besoin de prendre sur moi.

Mais quand même. Ils n’avaient déjà pas l’humour aérien avant, les subtils du bureau ; mais soit je fatigue, soit je deviens hypersensible, toujours est-il que j’en somptueusement ai marre.

Si je me tais à chaque remarque que je juge sexiste, ou agressive, ou déplacée, je cautionne et j’encourage ; mais si je parle alors je suis chiante. On peut vraiment plus rigoler. Si je réagis à chaque fois, je perds toute crédibilité. Comment mesurer quand se taire et quand parler ? Quelle responsabilité est-ce que j’ai vis-à-vis des deux filles de mon équipe et de toutes celles qui viendront après ? Est-ce que j’ai une chance de me faire entendre ?

L’une des filles avait envie de faire une présentation sur le féminisme ou plutôt sur ce que c’est pour elle de travailler dans ce genre d’open space et j’ai suivi le mouvement. Nous sommes de retour au 18 mai.

Elle a assuré, sa prez était parfaite. Elle avait fait 5 slides uniquement avec des « phrases entendues en open space ». Une phrase, un auteur. C’est fou comme quand c’est écrit noir sur blanc, tout à coup, ça devient choquant. Tous ses messieurs sont très silencieux.

Le dernier slide présentait simplement des pistes, des idées pour faire évoluer la communication. Elle y disait que c’est important pour chacun de faire l’effort déconstruire son référentiel ; tant qu’on reste derrière son prisme on ne peut pas comprendre les messages que les autres essaient de nous faire parvenir. Elle a dit que plutôt que d’argumenter et de donner son point de vue, la première étape était d’écouter les autres et de laisser une place à leur ressenti, et surtout de ne pas interrompre, de ne pas proposer d’explication.

Fin de présentation. Silence. J’insiste. Quelqu’un a une question, un commentaire ?

Ils sont trente, mais c’est Melvin qui prend la parole :

– Oui, enfin, je peux quand même dire à une fille qu’elle est jolie, non ?

Ce que je pense : Non Melvin, tu ne peux pas, parce que si tu le fais c’est que tu considères que ton avis est légitime en tant que référence en la matière, et je voudrais bien que tu m’expliques en vertu de quoi, sinon que tu es un mec et pas nous. Votre avis sur notre physique vous pouvez-vous le carrer profond. Merci de garder pour toi tes compliments.

Ce que je dis : …

Maintenant que l’un a commencé, les autres ont plein de choses à dire :

– Oui, enfin, quand même, vous vous plaignez, mais c’était pire avant.

Un troisième : « Mais ça bouge tout ça. Les chiffres montrent qu’il y a de plus en plus de femmes dans les conseils d’administration. »

Je sais que je devrais me taire mais je me demande ce que le nombre de femmes dans les conseils d’administration change à ma situation à moi.

– Les chiffres ? Mais comment on peut mesurer la réalité qu’il y a derrière les chiffres ? Avec le métier qu’on fait, on sait bien ce qu’on peut faire d’une stat. En fonction des chiffres que l’on choisit de mettre en avant on peut raconter toutes les histoires. Et puis ce qu’il y avait d’intéressant dans la présentation…

– Ah mais elle était très bien cette présentation, je ne dis pas ça.

-Je n’ai pas fini ma phrase (off : mais merci pour cette validation qui nous manquait). Ce qu’il y avait d’intéressant dans cette présentation c’était le message sur le fait de faire de la place au ressenti ; et ce don’t on vous parle ici, c’est de ce ressenti.

– Bouarf, avec du ressenti, on va loin, hein.

J’étais saoulée donc et quand je suis saoulée, qu’est douce à mes oreilles la rumeur et le doux bruit de la bière qui envahit le fond du verre. J’ai suivi le mouvement.

C’est à la troisième ou quatrième bière que mes souvenirs deviennent flous.

Je ne sais plus de quoi on a parlé. On m’a raconté ensuite que la conversation avait – comment ai-je pu le zapper – porté sur le féminisme et qu’on avait senti à mes réactions que j’étais heu, lasse, au minimum.

Je me souviens que j’ai pensé partir à une heure raisonnable mais comme il faisait nuit noire, j’imagine que j’avais laissé ma raison derrière moi.

Et sur la place devant le boulot, alors que nous titubions fiers de nous parce que nous partions à une heure si sage, Melvin m’a dit qu’il avait appelé un Uber. « Il te dépose, je récupère ma caisse et je rentre, ça te va ? »

Non, ça ne me va pas. J’ai vu rouge foncé, je l’ai envoyé bouler et j’ai tourné les talons, direction, le bus. Entre Melvin et le bus, 130 mètres, et le trou noir.

Je ne suis jamais montée dans ce bus, déjà. Je me suis réveillée à 6h sur le canapé du bar dont je parlais tout à l’heure, sans mon sac à main.

Je n’ai pas paniqué tout de suite. Ça arrive, une cuite. Ce sac est forcément quelque part. Je me demande à quel moment je suis entrée dans ce bar déjà ? Je me rappelle avoir discuté avec le patron, mais être entrée, que dalle.

J’ai retourné la pièce. Pas de sac. J’ai refait le chemin en sens inverse. Pas de sac. Je suis retournée dans la salle de pause au milieu des cadavres de bouteille. Pas de sac.

Rien.

J’ai pris le bus. J’étais pas très bien. Pas vraiment une gueule de bois, je n’avais pas mal au crâne, je savais où j’étais, je n’avais pas de mal à bouger. Je me demandais ce que j’avais bien pu foutre de ce sac et de cette soirée. J’étais mal à l’aise avec ce trou dans ma mémoire.

Je suis rentrée, j’ai pris une douche carabinée, et j’ai fait ma journée de boulot.

C’est important pour moi, alors j’insiste : j’ai vraiment fait ma journée de taf. Je n’avais pas le cerveau qui essaie de sortir par les yeux, pas de cloche de cathédrale derrière le front ou n’importe lequel de ces symptômes qui vous rappelle qu’un lendemain de cuite passé trente ans, il faut poser un RTT.

J’ai fait ma journée de boulot, mais j’étais préoccupée. En allant prendre ma douche, j’avais trouvé 40 euro dans la poche arrière de mon jean. 40 euro. Dans la poche arrière de mon jean.

Je suis absolument certaine qu’ils n’y étaient pas la veille. Melvin me confirme qu’il ne m’a pas prêté d’argent pour un taxi, le patron du bar, pareil. Mais qu’est-ce que je… ? Dans quel type de roman est-ce qu’on se retrouve avec un sac en moins et 40 euros en plus ?

Je ne suis pas à l’aise avec mon rapport à l’alcool.

Je sais que j’ai une bonne descente et que j’aime la bonne bière. Je sais qu’en sortie avec des potes, passé la deuxième, j’ai du mal à m’arrêter. D’ailleurs je n’imagine pas une sortie sans bière et je trouve étranges ceux qui commandent une grenadine. Je passe un bon moment dans mon salon quand je suis seule, avec un très bon bouquin, de la très bonne musique, de la très bonne bière. Mais je n’ai pas l’impression de boire tous les jours non plus. Je n’ai pas l’impression de boire pour faire passer le stress. Je ne travaille pas ivre, je ne m’occupe pas ivre de mes enfants.

J’entends tellement de choses dans les médias que je ne sais pas où j’en suis. Je ne sais pas où commence le problème avec l’alcool. Si je regarde mes amis et mes collègues, je bois comme un régiment. Si je regarde le clan de bourguignons qui me sert de famille, je suis une bonne sœur de ville d’eaux. Dans les interminables déjeuners familiaux, on commence le vin entre 12 et 14 ans. Un verre n’est jamais vide. Encore aujourd’hui, je me demande comment font les adultes (les plus vieux que moi) pour boire autant. Là-bas c’est normal et moi je ne sais plus où est la norme.

En 2015 il y avait eu au bureau, entre midi et deux, un repas incroyablement alcoolisé. Le seul agent du projet avait posé sont aprem et était rentré dormir. Nous ben, on est prestas, on pouvait pas. Ça n’a pas été notre après-midi de gloire de et de productivité. Je me suis endormie dans les toilettes, et avec les ronflements que je produis, ça n’a pas été discret. Personne n’en a vraiment reparlé. Je ne l’ai pas très bien vécu. Je n’avais pas encore été diagnostiquée à l’époque pour l’apnée du sommeil et l’hypersomnie.

Un ou deux ans plus tard, il y a eu un pot de départ sur la terrasse en haut de l’immeuble où on bossait à ce moment-là. Quand est venue l’heure de se remettre au travail, on est restés à deux ou trois pour ranger. J’avais ma bouteille de bière sur la table du fond, à chaque fois que je récupérais quelque chose sur la table, j’en buvais une gorgée.

Une de mes collègues qui me rendait dingue – je l’appelais Tourista, ça correspondait tellement bien à sa façon de bosser et à l’effet qu’elle me faisait, ça a été une libération de la surnommer – m’a calé le lendemain une réunion bidon dans mon calendrier et m’a expliqué que j’avais été vue finissant toutes les bouteilles, qu’elle n’était pas seule à le penser, qu’elle en avait parlé avec les autres et qu’elle était prête à m’aider dans mon problème avec l’alcool.

Ça m’avait tellement surprise que quand elle a balayé d’un geste de la main mon explication (« mais c’est ma bière que je finissais, pas tous les fonds de bouteille ! »), je n’ai même pas cherché à me justifier. Je la trouvais dangereuse avec ses projections. J’ai dit oui oui, ok ok. J’ai eu peur et j’ai eu tort. C’est un souvenir qui cuit toujours.

Est-ce que deux cuites en deux mois, c’est un problème ? Est-ce que par hasard j’ai été suffisamment bourrée pour vendre mon sac ? Et pour être plus précise : est-ce que par hasard, j’ai été suffisamment bourrée pour vendre mon sac contre 40 euros ?

Louée soit ma petite sœur qui me connaît par cœur ; je ne sais pas si sa version est juste et je m’en fiche : elle me plaît et je l’adopte. « Quoi ? Mais c’est fou ton histoire. Mais non enfin, en 130 mètres, même bourrée, tu n’as pas eu le temps de vendre ton sac, ça marche pas. Ah mais je sais, c’est super simple. Tu avais de la bière plein le sang, tu as eu envie de pisser, tu t’es arrêtée entre deux voitures. Par terre, il y avait deux billets de vingt. D’enthousiasme, tu les as mis dans ta poche et tu as laissé ton sac par terre. »

En voilà une histoire qu’elle est crédible. Dans mes bras. Je suis donc arrivée au jour de mon existence où je me réjouis d’avoir pu pisser entre deux bagnoles à deux pas du bureau.

La réaction de Fabien m’arrange moins. « Mais tu tiens mieux l’alcool que ça enfin. Tu as bu dans des bouteilles ou dans des verres ? Quelqu’un a pu accéder à ton verre ? »

Je n’y avais pas pensé. Ça ne m’arrange pas trop. J’oublie.

Dans mon point de synchro suivant avec mon chef – appelons-le César, il a fait mine de prendre de mes nouvelles et a bien rigolé. « C’est cool de voir que tu te lâches ». Moui. Je n’ai pas dû me lâcher souvent devant toi, on dirait. C’est étrange de voir à quel point tu ne me connais pas.

Bref. Entre la journée de boulot et mon enquête cérébrale, ce n’est que le lendemain, après être retournée encore au bar à la recherche du mystérieux sac disparu, avoir envoyé des agents secrets fouiller le quartier avec un œil neuf, que je me suis rendue à l’évidence.

Même s’il n’y a pas de faille spatiotemporelle dans les 130 mètres de mon périple, même si mes CBs disparues brillent par leur inactivité, même si il-doit-bien-être quelque-part-quand-même : c’était cuit. Mon sac n’allait pas revenir.

Dedans, il y avait tous mes papiers. Il y avait mes clefs, même celles de la cave et de la voiture. Il y avait mon attestation de vaccination. J’ai gagné le droit de jouer une nouvelle partie dans le grand jeu des démarches administratives.

Ce n’est même pas la première fois que ça m’arrive. L’avantage c’est que les demandes de passeport n’ont pas de secret pour moi. L’inconvénient c’est de perdre mon sac régulièrement.

Quand j’étais gamine et que je faisais mon dernier service au Flams – j’ai été la serveuse la plus incompétente de l’Histoire – j’ai retrouvé mon sac à main beaucoup plus léger, cul par-dessus tête dans les vestiaires. J’ai passé des moments passionnants au commissariat, à me faire engueuler par un flic qui prenait ma déposition tout en racontant ses vacances et en ne tapant au clavier qu’avec un seul de ses petits doigts. Il voulait absolument me contacter par téléphone pour m’informer des suites de l’enquête et était très en colère que je me le sois fait voler. Nan mais comment on va vous joindre du coup ?

Ils ont rappelé – deux ans et demi plus tard, pour me laisser le temps de racheter un téléphone. Ils avaient fait une descente dans une cité pour démanteler un trafic de coke, je crois. Un matin très tôt, quand tout le monde dort encore. Ils avaient fait chou blanc, tout le monde avait réussi à se carapater, sauf un gars pas très malin qui était en train de se faire un rail sur ma CB. On m’a demandé si je voulais porter partie civile et je m’étais à l’époque tellement sentie heurtée dans mon intégrité – poussin – que j’ai dit oui.

Au procès, le pauvre garçon dans son box savait à peine lire et écrire, il était un peu ennuyé parce que son père était parti en taule pile quand il était sorti de maison de redressement et que là, bim, quand son père sortait de tôle, ben c’était dommage. Il a pris 8 mois ferme et a été condamné à me verser 400 euros. Il a levé la tête à l’énoncé du verdict et il a demandé « C’est bon, je peux rentrer chez moi, maintenant ? » Je me suis sentie blanche, riche, diplômée, indécente, et je n’ai jamais demandé l’argent.

En janvier, en 2019, mon équipe et moi avions magistralement raté une mise en production. Nous étions rentrés penauds chez nous, tard le vendredi soir et le lundi matin aux aurores, sans nous concerter, nous étions tous sur le pont. Je pensais arriver la première à 7 heures, mais mes collègues étaient déjà là et ils étaient bien ennuyés. Il n’y avait plus un putain de PC sur nos postes. Quelqu’un avait fait une descente sur le plateau pendant le week-end, et les avait tous raflés. J’ai annoncé la bonne nouvelle à mon client, mangé mon savon, fait des pieds et des mains pour qu’on puisse en avoir de nouveaux dès le lendemain et on a réparé la prod comme on a pu depuis les PCs des copains.

On se remettait de notre mésaventure le lendemain soir en terrasse, quand au moment de partir je me suis aperçue que mon sac à dos n’était plus là. Dedans : mes papiers, mes clefs, mon PC pro tout neuf, et j’en passe.

J’ai beau être habituée, c’est toujours aussi désagréable de s’apercevoir au fur et à mesure de ce qui manque. Je vais avoir quarante balais dans un an, mais je n’ai toujours pas digéré l’amende dans le train pour non présentation de la carte 12-25 – que quelqu’un était sans doute en train d’utiliser pour se faire un rail de coke.

Le mois de juin c’est toujours la guerre au boulot. En ce moment les enfants sont déchaînés. Je me fade des séances de kiné deux matins par semaine, il y a un nombre incroyable de rendez-vous pro le soir. J’ai plein d’analyses médicales à faire et de rendez-vous médicaux à prendre. Je n’avais ni temps ni énergie, mais comme je n’avais pas non plus choix, je me suis fait une raison.

J’ai commencé par faire opposition sur tous mes moyens de paiement. Ensuite, j’ai enchaîné avec les déclarations de perte de permis, de carte grise, de carte d’identité x3, de passeport x3, de carte de sécu, j’ai créé un fichier excel pour me souvenir de où j’en étais de chaque démarche, j’ai stocké les document de preuve dans mon coffre-fort en ligne, j’ai voulu acheter les timbres fiscaux et je me suis aperçue que j’avais fait opposition sur mes CBs.

J’ai dit adieu à ma fierté, emprunté un max de liquide à mon ex, appelé un serrurier, pris rendez-vous pour faire refaire une clef pour ma voiture, trouvé des créneaux pour les six rendez-vous à la mairie, ouvert une demande d’indemnisation auprès de mon assurance.

J’ai réussi à ne pas taper le voisin du syndic qui s’est foutu de ma gueule parce que je disais badge au lieu de télécommande pour le machin qui sert à ouvrir le portail. J’ai tenu bon quand il m’a fait un sketch parce que je ne pouvais pas le payer par chèque.

Puis je me suis aperçue que c’est leur père qui a les passeports des enfants et qu’en faisant opposition dessus, j’étais en train de leur bousiller leurs vacances de cet été. Ça prend du temps de comprendre la logique de la préfecture et de comprendre si un passeport presque annulé est valable ou non. Chaque personne que l’on interroge donne d’un ton sans réplique une réponse différente et toujours originale. Je dirais bien à mon ex que la seule façon d’être sûr, c’est de voir ce que dit la douane, mais on n’a pas vraiment le même humour.

Au boulot, à l’agence, avec les enfants, ça devenait de plus en plus compliqué de rester aimable. Je suis passée à un tout petit doigt d’attraper avec les dents la jugulaire d’une bonne âme qui m’a recommandé de prendre soin de moi et de ne pas me surmener.

Lorsque je suis passée au cabinet médical pour me faire expliquer les analyses que j’allais devoir faire et voir comment j’allais bien pouvoir m’organiser pour caler ça dans mon planning, je suis tombée la veille du jour où le laboratoire se faisait racheter. Vu la tête et le discours de la fille à l’accueil, elle a dû penser que c’était de ma faute et moi, je n’étais pas suffisamment en forme pour ne pas réagir au quart de tour. Je n’ai toujours pas fait les analyses.

J’en étais à la V12 de mon fichier de suivi. Je venais de comprendre que les remboursements de mon assurance étaient plafonnés – à environ un tiers de ce que j’avais déjà dépensé pour les serrures. Les euros fondaient sur mon compte et je ne voyais plus trop comment m’en sortir.

J’étais sur le point de rappeler le garage automobile pour annuler le rendez-vous – avais-je vraiment besoin de mes clefs de voiture finalement, on vit très bien sans voiture, quand j’ai reçu un coup de fil du commissariat.

Après dix jours dans la nature, mon sac a refait surface. Je ne saurai jamais ce qu’il s’est passé pendant ce laps de temps. L’histoire n’est sans doute même pas originale. Une bonne âme l’aura trouvé dans la rue, posé sur la table de sa cuisine pour le rapporter au commissariat et puis aura dû bosser, s’occuper de ses enfants, enchaîner les rendez-vous. Elle aura rendu le sac à son premier créneau dispo – dix jours plus tard.

Il ne manque presque rien dedans. On a pris les 20 euros en liquide, la carte ticket resto qui n’a même pas été utilisée, le câble pour le téléphone et la montre connectée. Tiens, je l’avais oubliée celle-là.

J’ai rappelé le garage en catastrophe, annulé comme je pouvais les demandes pour mon passeport et nos trois cartes d’identité, découvert que c’était mort pour le permis qui avait déjà été édité et qu’on ne peut pas revenir sur une annulation de carte de sécu, contemplé avec amertume mes serrures changées pour rien et envoyé un mail de récap à l’assurance.

Ça faisait quelques jours qu’ils m’inquiétaient un peu, à l’assurance. J’envoyais des mails avec des questions et des bullet points et je recevais une réponse m’indiquant qu’après une analyse attentive, il manquait l’extrait de compte avec le paiement du serrurier et le nouveau permis de conduire.

Je ne sais pas ce qu’ils ont analysé attentivement : moi ce que je demandais justement c’était de savoir si la preuve de dépôt de demande d’un nouveau permis de conduire leur suffisait étant donné que je ne l’ai toujours pas reçu le nouveau, et si les factures étaient une preuve suffisante lorsque l’on a tout payé en liquide. J’étais pleine d’espoir : ça ne me semble pas si absurde quand on se fait voler son sac de faire opposition sur ses moyens de paiement et donc de payer en liquide. Si les mecs de l’assurance moyens de paiement n’ont jamais été confrontés à ce cas de figure, il y a quelque chose qui m’échappe.

A réception de l’analyse attentive numéro 12, j’ai d’abord tenté un nouveau message un peu moins rond que les précédents, puis j’ai essayé – entre boulot, démarches administratives, enfants déchaînés et collègues qui me disent « T’es drôlement nerveuse, non ? En plus il paraît que tu as fumé Melvin l’autre jour, alors qu’il voulait juste te rendre service » – j’ai essayé de joindre la hotline.

Mon interlocuteur m’a conseillé d’envoyer un mail. Il m’a expliqué qu’il avait bien entendu ma problématique et d’une voix de plus en plus froide et lente, a ajouté que ce genre de point ne pouvait être traité au téléphone. Mon mail (le quatorzième, donc), ferait l’objet d’une analyse attentive. Quand je lui ai dit que je n’avais pas l’impression qu’il m’avait écoutée, il a répondu que ce n’était quand même pas compliqué, il fallait seulement que je joigne les extraits de compte relatifs aux changements de serrure, c’est facile, vous éditez seulement la page du jour où le paiement en CB a été débité, et il m’a raccroché au nez.

Ça y est. J’ai mis plus d’un mois à écrire cette note : les vacances commencent aujourd’hui. Je n’ai plus un sou vaillant pour emmener les petits au ciné ou au resto, toujours pas de permis ni de carte vitale, mais j’ai des serrures neuves et un bon retard de sommeil.

Je vais me coucher.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *