Je voudrais qu’il m’oublie

D’habitude, on organise des tours de garde.

Gérer un mec pareil seul, ça serait possible, ça se saurait.

Passez une semaine avec lui : on comprend tout de suite mieux ce qui s’est passé, le jeudi noir. La preuve : on se jetterait volontiers par la fenêtre.

D’habitude, on organise des tours de garde.

Mais en ce moment, je me sens un peu comme Jean-Baptiste recherchant désespérément un copain dans le désert. Je me sens seule.

Disons les choses comme elles sont : Je me sens pire que seule, je suis coincée avec le patron.

Depuis trois semaines, il n’arrête pas.

Le matin, quand j’arrive, il est là. Il fait le guet devant mon bureau.

Quand j’ai l’impression d’y avoir échappé, que je m’assois avec un soupir de soulagement – bruyant, comme il se doit – j’ai droit à un répit de trois à cinq secondes. Jamais plus long.

Mon téléphone sonne :

  • LBA, on m’a dit que tu étais enfin arrivée, tu peux passer me voir, stp ? J’ai eu une idée.

Il paraît qu’on se fait à tout. À avoir froid, à avoir faim, à être malheureux. Ben je ne sais pas qui est le type qui a dit ça, mais c’est un con, permettez-moi de vous le dire. On ne s’y fait jamais, à une phrase comme ça.

À chaque fois que je l’entends dire « J’ai eu une idée », c’est-à-dire environ quinze fois par jour, j’ai le sang qui coagule, le cerveau qui fond, les larmes au bord des paupières et une furieuse envie de retourner dans le ventre de ma mère.

Il maîtrise un art de la torture psychologique particulièrement raffiné. Il varie les méthodes. Il surgit là où tu ne l’attends pas. Il t’achève à l’usure.

Il choisit son jour. De préférence celui de la panne de réveil, du lendemain de cuite, celui de la mort de ton chien, de ton avortement, bref, un jour de merde.

Toi, tu le connais. Tu passes, méfiante, la porte de l’ascenseur. Avant d’entrer dans les locaux, tu jettes un coup d’œil à droite, un coup d’œil à gauche. Pas de danger à l’horizon ? Surveille encore malheureux !

Non, vraiment ? Bon.

On dit bonjour rapidement aux collègues au passage. En un regard, plein de détresse et de pitié, le message passe, ils te disent tout : la bête erre à ta recherche, tu sais que tu n’y échapperas pas.

Je ne comprends toujours pas comment il fait pour être à côté de moi, d’un coup, sans que je le voie venir. Pour être derrière moi quand je me retourne.

Bref. Ça ne sert à rien de tergiverser. Quoi qu’il arrive, ça se passe toujours de la même façon.

Le lundi matin, il a une idée.

Bon, évidemment, c’est un peu urgent. Il aurait fallu que ce soit prêt pour vendredi midi. C’est une question de vie ou de mort. Si ce n’est pas sur son bureau pour la pause dèj, ce sera la fin de l’Entreprise.

C’est pas grave. Ce n’est pas comme si tout ce qu’il a raconté passionnément, pendant ces deux heures et demie n’avaient absolument aucun sens.

Tu avales ta salive. Tu te diriges lentement vers ton ordinateur. Tu restes digne. Tu essaies de penser à la façon dont tu marcherais vers un peloton d’exécution.

Tu vas y arriver.

Lundi midi.

Il a changé deux fois d’idée.

Si les idées (qu’on va nommer, dans un souci de vulgarisation bloguistique, par des lettres), si les idées A, B et C, donc, étaient compatibles, ça ne serait pas tellement un problème.

Un collègue passe en sifflotant le générique de Mission Impossible.

La bête ruse. Dès que tu as l’impression d’avoir compris de quoi il parle, il feinte. Il change de sujet, exactement avec le même ton. Exactement avec le même sourire.

Tu le regardes un peu comme une poule regarde une fourchette, en te demandant s’il le fait exprès.

Lundi. Quinze heures.

Deux changements d’idée supplémentaires.

À chaque fois, il faut tout reconstruire.

Ça te rappelle ces vacances d’été, quand tu avais huit ans, avec ce petit con qui s’amusait à démolir ton château de sable dès que tu avais terminé les créneaux.

Il le fait forcément exprès.

Lundi. Seize heures.

Tu es enfermé dans les toilettes.

Ne nous méprenons pas. Tu n’es pas en train de fuir le boss. Pas encore. C’est simplement le seul endroit où tu peux réfléchir tranquillement, avancer, être productif.[1]

S’il te trouve, il va encore tout foutre par terre.

Bizarrement tu commences à lui en vouloir.

Lundi. Dix-huit heures.

Il veut jouer à ça ? On va jouer à ça.

Tes affaires sont prêtes, ton ordi est éteint, tu as déjà appelé l’ascenseur.

Tu appelles le patron en lui expliquant qu’une telle l’attend dans son bureau, et tu en profites, James Bondien, pour lui poser ton travail sur son bureau.

Et puis, surtout, tu cours. Faudrait pas qu’il te chope avant la sortie.

Mardi. Neuf heures.

Bon, je ne vous refais pas la scène (je me trouve bien gentille, d’ailleurs).

J’insiste simplement pour dire que c’est comme ça tous les matins.

Je voudrais qu’il m’oublie. Pour Noël.

Rewind.

Tu es dans son bureau.

Il a lu le document que tu lui a remis, et il commence à gloser.

Il reprend depuis le début. Ligne par ligne. Mot par mot. Lettre par lettre.

Les mots coulent toujours de sa bouche et ne veulent toujours rien dire.

Un collègue passe en sifflotant la Marche Funèbre.

Tu t’aperçois, dans ses premières phrases, quand tu l’écoutes encore, que tu as réussi à faire exactement ce qu’il te demandait (Dieu existe peut-être, en fait), mais que depuis, il a changé d’avis (ah, non, Dieu doit pas exister).

Au bout d’une heure de réunion, on est toujours sur la première page.

Dès que quelqu’un entre dans le bureau (on est trente, à l’étage, quand même), il reprend l’explication depuis le début. Il relance le débat. C’est les « Eh, George, Robert, Samantha, etc., qu’est-ce que tu penses de ça et bla et bla… »

Plus le temps passe et moins tu es aimable.

Plus le temps passe et moins tu dépenses d’énergie à essayer de lui montrer que tu fais semblant de l’écouter.

Qui veut voyager loin ménage sa monture, et tu peux te tromper, mais là, c’est parti pour durer.

Tu attends.

Mardi. Dix heures, dix heures et demie, onze heures, etc. à Vendredi. Seize heures.

Je vous fais le résumé des épisodes intermédiaires.

J’anticipe un peu sur vendredi, parce qu’en plus je connais déjà la fin de l’histoire, ça fait trois semaines d’affilée qu’il me fait le coup.

J’en suis à la version 14. Je suis un peu fatiguée.

J’ai prie le Seigneur pour qu’Il m’envoie un accident cardio-vasculaire, n’importe quoi, un truc qui me sorte de ce merdier.

Le soir on rentre chez soi. Avec du boulot.

Ben oui, parce que c’est bien joli les lubies du patron, mais en attendant, y a quand même un projet à faire avancer, et ça va pas se faire tout seul.

Du coup, à la maison, on est un peu nerveux.

Pour se détendre, après le dîner, on invente des jeux débiles. On rêve de morpion géant.

Le morpion géant demande un peu d’organisation, une paire de couilles solides, et un total manque de respect pour autrui.

Un peu d’organisation pour faire la liste des noms et des numéros de téléphone de l’immeuble d’en face.

Une paire de couilles solides pour déranger trois fois dans la nuit le rugby man qui habite en face. Celui que vous voyez s’entraîner tous les matins avec ses haltères.

Un manque total de respect pour autrui, parce que le but, c’est de téléphoner aux gens au milieu de la nuit, de les réveiller pour qu’ils allument la lumière. Celui qui obtient le premier une rangée de cinq fenêtres allumées d’affilée gagne la partie.[2]

C’est peut-être pas fin, mais c’est toujours plus malin que de jouer à tue-patron, je trouve.

Bon. C’est officiel. Faut que je cherche un boulot.


[1]             Tu viens de sourire ? Honte à toi.

[2]             Tiens, d’un coup, je comprends mieux pourquoi il y en a qui préfèrent vivre à la campagne.

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