Hier soir, en sortant du bureau, j’ai continué ma vie trépidante de jeune même pas cadre mais très dynamique, et j’ai passé deux heures et demie au Lavomatic.
Pardon. Quarante euros, et deux heures et demie (on habite pas impunément à cent cinquante mètres de l’Arc de Triomphe, j’ai l’honneur et le privilège de fréquenter le Lavomatic le plus cher du monde).
Sur les coups de 21 h 30, j’ai fini de replier mon linge. À 21 h 45, j’étais en bas de chez moi. Une heure plus tard, j’avais monté les six étages.
Je soufflais comme un bœuf, mes poumons pleuraient, j’avais le choix entre le repassage, la vaisselle ou les comptes, et j’ai fini devant Delarue.
Ben oui. Devant Delarue, parce que pour une fois, les Chinois avaient baissé le son, et qu’il a fallu que j’allume la télé pour suivre l’émission.
Le thème du jour : Comment vit-on quand on est très très pauvre ?, ou quelque chose d’approchant. Je comprends que Jean-Luc se pose la question. Il connaît pas. Il est curieux. Il se renseigne.
Comme d’habitude, belle brochette de témoins, servie sur un plateau frais. Des gens sans une thune (ça, ça va, je suis assez bien placée pour conceptualiser le truc), et qui se plaignent de l’isolement que ça entraîne. Ça, ça me dépasse, mais bon, faut dire que moi, je suis une sociopathe congénitale.
J’ai pas rigolé devant ma télé.
Je venais de recevoir ma quittance de loyer, dont le montant a encore augmenté comme tous les ans, fidèlement, en septembre. C’est pas grave. C’est pas comme si on s’approchait dangereusement de la moitié de mon salaire.
Je venais de m’apercevoir que bientôt, incessamment sous peu, la CAF allait me lâcher puisque j’ai fini mes études.
Je venais de fumer ma dernière clope sur les cinq cartouches rapportées de Bulgarie, et de faire le calcul : mon budget tabac, c’est plus de cent cinquante euros par mois.
Je venais de recevoir la facture d’EDF.
Je venais de signer mon nouveau contrat d’assurance. C’est fou comme tout augmente quand on est plus étudiant.
Je venais de claquer quarante euros pour laver une semaine de linge.
Je venais de tomber nez à nez avec un frigo vide.
Je venais de prendre mes doigts et de compter : à supposer que tout aille pour le mieux, sans chômage et avec un salaire qui progresse régulièrement, le temps de rembourser ce que je dois à mes parents, de me payer le permis de conduire et de pouvoir assumer un loyer plus lourd, il me reste sept ans à vivoter dans ma cage à lapin[1] – et dans sept ans, j’aurais trente ans.
Je voyais arriver la fin de mon CDD.
Et puis dans la lucarne, des inconnus qui me prouvaient par A + B que non, grandir = meilleur salaire = fini les pâtes bordel, c’est pas vrai.
Des gens qui me montraient que ça peut être pire.
Ne me dites pas que ces gens-là, sont encore plus pauvres que moi, et que je ne devrais pas me plaindre. Je le sais, ça. C’est pas le sujet.
Le sujet, la pilule qui passe mal, c’est le pseudo économiste / psy / je-sais-plus-quoi qui a pris la parole entre deux témoignages larmoyants.
Il s’est assis, a installé soigneusement son queue-de-pie, et il a dit en substance :
- J’ai été frappé, dans tout ce que je viens d’entendre, de voir revenir si souvent l’idée de solitude. Vous vous sentez seuls, jugés, exclus des réjouissances sociales. À l’extérieur du système. Mais il faut savoir que plus de sept millions des Français vivent avec moins de XXXX euros par mois (j’étais tellement scotchée que j’ai pas retenu les chiffres).
Il a continué.
- Ce n’est pas d’être pauvre dont il faut avoir honte. C’est de la pauvreté. D’un pays qui tolère une telle pauvreté. Sept millions de personnes. Vous voyez, vous n’êtes pas seuls. Ils sont des millions comme vous.
Je dois certainement mal interpréter. Ce n’est pas ce qu’il voulait dire. Je paranoïse, etc. N’empêche. J’ai littéralement bloqué sur le « vous ». « Je » suis dans une catégorie, et « vous » êtes dans la merde.
« Avoir honte de la pauvreté du pays. » Putain. Franchement, j’ai pas envie de parler de langue de bois maintenant, c’est trop facile, c’est trop couru, c’est trop courant, ça devient lassant.
« Vous n’êtes pas seuls ». Ah.
Ça va mieux alors. Je me sens soulagée.
On va pouvoir monter un club. Ou organiser des JMPUT[2] avec un RMIste quelconque qu’on intronisera, qui sera notre Benoît XVI local.
Et on pensera à toi, connard, les soirs ou rien que le mot « Bred », ça nous fait pleurer.
C’est bien. C’est le genre de mecs qui vous aide à éteindre la télé.
[1] Au singulier, « lapin », bien entendu.
[2] Journée Mondiale des Pas-Une-Thune.