Nan Jef, t’es pas tout seul

Hier soir, en sortant du bureau, j’ai continué ma vie trépidante de jeune même pas cadre mais très dynamique, et j’ai passé deux heures et demie au Lavomatic.

Pardon. Quarante euros, et deux heures et demie (on habite pas impunément à cent cinquante mètres de l’Arc de Triomphe, j’ai l’honneur et le privilège de fréquenter le Lavomatic le plus cher du monde).

Sur les coups de 21 h 30, j’ai fini de replier mon linge. À 21 h 45, j’étais en bas de chez moi. Une heure plus tard, j’avais monté les six étages.

Je soufflais comme un bœuf, mes poumons pleuraient, j’avais le choix entre le repassage, la vaisselle ou les comptes, et j’ai fini devant Delarue.

Ben oui. Devant Delarue, parce que pour une fois, les Chinois avaient baissé le son, et qu’il a fallu que j’allume la télé pour suivre l’émission.

Le thème du jour : Comment vit-on quand on est très très pauvre ?, ou quelque chose d’approchant. Je comprends que Jean-Luc se pose la question. Il connaît pas. Il est curieux. Il se renseigne.

Comme d’habitude, belle brochette de témoins, servie sur un plateau frais. Des gens sans une thune (ça, ça va, je suis assez bien placée pour conceptualiser le truc), et qui se plaignent de l’isolement que ça entraîne. Ça, ça me dépasse, mais bon, faut dire que moi, je suis une sociopathe congénitale.

J’ai pas rigolé devant ma télé.

Je venais de recevoir ma quittance de loyer, dont le montant a encore augmenté comme tous les ans, fidèlement, en septembre. C’est pas grave. C’est pas comme si on s’approchait dangereusement de la moitié de mon salaire.

Je venais de m’apercevoir que bientôt, incessamment sous peu, la CAF allait me lâcher puisque j’ai fini mes études.

Je venais de fumer ma dernière clope sur les cinq cartouches rapportées de Bulgarie, et de faire le calcul : mon budget tabac, c’est plus de cent cinquante euros par mois.

Je venais de recevoir la facture d’EDF.

Je venais de signer mon nouveau contrat d’assurance. C’est fou comme tout augmente quand on est plus étudiant.

Je venais de claquer quarante euros pour laver une semaine de linge.

Je venais de tomber nez à nez avec un frigo vide.

Je venais de prendre mes doigts et de compter : à supposer que tout aille pour le mieux, sans chômage et avec un salaire qui progresse régulièrement, le temps de rembourser ce que je dois à mes parents, de me payer le permis de conduire et de pouvoir assumer un loyer plus lourd, il me reste sept ans à vivoter dans ma cage à lapin[1] – et dans sept ans, j’aurais trente ans.

Je voyais arriver la fin de mon CDD.

Et puis dans la lucarne, des inconnus qui me prouvaient par A + B que non, grandir = meilleur salaire = fini les pâtes bordel, c’est pas vrai.

Des gens qui me montraient que ça peut être pire.

Ne me dites pas que ces gens-là, sont encore plus pauvres que moi, et que je ne devrais pas me plaindre. Je le sais, ça. C’est pas le sujet.

Le sujet, la pilule qui passe mal, c’est le pseudo économiste / psy / je-sais-plus-quoi qui a pris la parole entre deux témoignages larmoyants.

Il s’est assis, a installé soigneusement son queue-de-pie, et il a dit en substance :

  • J’ai été frappé, dans tout ce que je viens d’entendre, de voir revenir si souvent l’idée de solitude. Vous vous sentez seuls, jugés, exclus des réjouissances sociales. À l’extérieur du système. Mais il faut savoir que plus de sept millions des Français vivent avec moins de XXXX euros par mois (j’étais tellement scotchée que j’ai pas retenu les chiffres).

Il a continué.

  • Ce n’est pas d’être pauvre dont il faut avoir honte. C’est de la pauvreté. D’un pays qui tolère une telle pauvreté. Sept millions de personnes. Vous voyez, vous n’êtes pas seuls. Ils sont des millions comme vous.

Je dois certainement mal interpréter. Ce n’est pas ce qu’il voulait dire. Je paranoïse, etc. N’empêche. J’ai littéralement bloqué sur le « vous ». « Je » suis dans une catégorie, et « vous » êtes dans la merde.

« Avoir honte de la pauvreté du pays. » Putain. Franchement, j’ai pas envie de parler de langue de bois maintenant, c’est trop facile, c’est trop couru, c’est trop courant, ça devient lassant.

« Vous n’êtes pas seuls ». Ah.

Ça va mieux alors. Je me sens soulagée.

On va pouvoir monter un club. Ou organiser des JMPUT[2] avec un RMIste quelconque qu’on intronisera, qui sera notre Benoît XVI local.

Et on pensera à toi, connard, les soirs ou rien que le mot « Bred », ça nous fait pleurer.

C’est bien. C’est le genre de mecs qui vous aide à éteindre la télé.


[1]             Au singulier, « lapin », bien entendu.

[2]             Journée Mondiale des Pas-Une-Thune.

Petits meurtres en famille

En bon petit soldat que je suis, je suis au bureau entre midi et deux. Faut dire qu’il ne me reste plus que deux tickets resto, et qu’il fait un peu frisquet pour aller manger son sandwich dans le parc de Bercy en apprenant par cœur la programmation de la cinémathèque.

Mais bon, faut pas pousser hein. Je suis payée pour bosser de 9 heures à 18 heures. Pendant la pause dèj’, je blogue si je veux d’abord…

Je viens d’avoir des sueurs froides à cause de Goldenyears, qui multiplie les notes (à la fois drôles et angoissantes) sur une dénommée « Mémé ». Faut voir le personnage. Putain, je me disais. J’ai enfin rencontré quelqu’un qui m’a battu. Il a une vioque pire que la mienne.

Après un frénétique échange de commentaires, la pression est redescendue d’un coup. « Mémé », c’est pas sa grand-mère, c’est sa voisine. Mais, bon, l’appeler « Voisine », ça aurait été trop simple.

Le bon point, c’est que je reste championne de grand-mère pourrie toutes catégories.

…Et le mauvais point, c’est que je reste championne de grand-mère pourrie toutes catégories.

La mienne, c’est tout un poème. D’abord, on ne l’appelle pas Mémé, on l’appelle Bonne Maman (je m’étrangle). Et on la vouvoie, s’il-vous-plaît.

J’ai entendu dire que toutes les névroses trouvaient leur explication deux générations auparavant.

Je crois que c’est vrai ; je suis pas dans la merde.

Elle a eu cinq filles et cinq garçons.

Enfin, je parle de ceux qui sont vivants aujourd’hui. Chez nous, on cultive un art du tabou particulièrement raffiné, qu’elle a inoculé doucement à toute la famille.

Bref. Je sais bien que je ne sais pas tout (merci Socrate).

Elle a toujours détesté ses filles. Je ne sais pas pourquoi. Je ne saurais jamais pourquoi. Je me demande si elle sait pourquoi.

Ses garçons sont des héros, des demi-dieux (demi, parce qu’ils ont aussi un peu du sang de leur père).

Ses filles, elles, auraient de la chance si elles n’existaient pas.

Et bien sûr, comme j’ai du bol, je suis la fille aînée de la fille aînée.

J’ai une admiration sans borne pour ma mère et pour mes tantes, qui ont réussi à construire quelque chose de leur existence, qui se sont battues, qui ont fait des coudes, qui en ont chié.

Elles ont toutes pardonné. Ou bien elles disent toutes qu’elles ont pardonné.

Moi, je ne peux pas. Je sais qu’elle est responsable d’un certain nombre de choses que je traîne aujourd’hui. (Oui, j’avoue, je suis névrosée comme tout le monde, je suis désolée de briser un mythe).

Non, je ne pardonne pas, j’en suis incapable.

Chez nous, on ne devient pas catho. On naît dedans. Vous n’imaginez pas à quel point c’est le cas de le dire.

Quand j’ai pointé le bout de mon nez, j’étais la première de ma génération. J’ai toujours vu des grands-parents ravis de voir arriver leurs premiers petits-enfants (pas trop tôt quand même).

Mais il est écrit « Tu accoucheras dans la douleur ».

Il faut bien comprendre cette phrase comme on la comprend chez nous : quand tu accouches, le plus important, c’est moins que tu donnes la vie, que tu sois en train d’expier le péché originel. Soit.

Faites comme eux, faites comme moi et tirez-en les conclusions qui s’imposent. Ben oui, c’est d’une logique imparable : la péridurale, c’est mal.

Et la césarienne, c’est très, très, mais alors très mal.

Allez. Je vous fais grâce de quelques épisodes. Je vais vous épargner la conception, la grossesse, et les vingt-quatre premières heures de l’accouchement. De rien.

Toujours est-il que le médecin, contre l’avis de ma mère, a fini par prendre une salutaire initiative, et il a pratiqué une césarienne. Il nous a sauvé la vie.

Je suis arrivée, mon père était prêt à faire sonner les cloches de Notre-Dame pour que tout le monde sache que ça y était, le cours de l’Histoire allait changer.

Je suis arrivée, et j’étais moche comme un pou. Ou plutôt comme un extra-terrestre dans les Cités d’or. Toute bleue, avec le crâne en forme de cône. Comme quoi, grand message d’espoir, on peut naître très moche, et devenir un sex-symbol (le premier qui réagit là-dessus, je le censure).

Bonne Maman arrive à la maternité, comme toute Bonne Maman qui se respecte. Elle a appris la vérité. Je ne suis pas arrivée par voie normale.

Elle rentre dans la chambre, commence par regarder les rideaux, la commode, le lit, maman, moi, maman.

Et puis elle dit :

  • Ma pauvre fille.

Blanc.

  • Ma pauvre fille. Tu n’as pas su souffrir.

Merci Mémé. Surtout, ne réfléchis pas quand tu parles. T’as raison, ce que tu dis n’a jamais de conséquences. T’as raison, personne n’a besoin du soutien de sa mère au moment de passer le relais. Tu sais voir les vraies choses importantes. Merci Mémé.

Je ne crois pas qu’elle soit stupide. Elle a même le cerveau plutôt acéré. Mais je suis sûre qu’elle est incapable d’aimer quelqu’un.

Je me demande si elle est méchante, profondément égoïste ou très très seule. Je me demande pourquoi.

Et je me demande ce que je tiens d’elle.

Et puis, comme dirait Drucker : ma chère Bonne Maman, si vous nous regardez…

Un peu (beaucoup) de quotidien. Désolée.

Si vous vous interrogez, que vous vous dîtes : « Mais qu’est-ce qu’il ne faut pas faire quand on veut garder un mec ? », surtout, vous me demandez.

Je suis en train de passer pro. Je devrais peut-être créer une rubrique.

Alors un petit conseil : quand vous le retrouvez pour une nuit, entre une semaine de travail et une autre pire, ne passez pas la soirée à pleurer dans ses bras.

Encore moins à pleurer à cause de lui. Et encore moins parce qu’il vous plaît, que vous vous sentez dépassée par les évènements ; et parce que quoi qu’il dise, vous ne savez pas pourquoi, mais vous le sentez, ce ne sera jamais la bonne réponse, et vous pleurerez de toute façon.

C’est un mec, explique ELLE, il est physiologiquement incapable de donner la bonne réponse. Et pourtant, il essaie. Si, si, vous voyez bien : il transpire. Il n’est pas du tout en train de flipper.

Petit récit en images (nan, je rigole, y aura pas d’images. Peut-être en fin de note, si vous êtes sages).

Je l’ai rejoint chez lui hier soir. J’avais hâte de le retrouver, et j’avais cette petite pointe d’appréhension que j’ai toujours aimée dans notre relation.

D’ordinaire, on se retrouve, on fait semblant de ne pas s’être manqués, et en cinq minutes, c’est reparti comme en quarante.

Mais hier, j’étais malade. J’étais fatiguée. J’étais angoissée. Je me trouvais moche, je me trouvais con, et je m’étais pas pardonnée mon exploit de l’autre jour[1]. On en avait pas vraiment reparlé et d’un coup, d’un seul, un peu à la tsunami, j’ai eu horriblement peur qu’il ne m’aime plus.

Ou plutôt, j’ai eu peur qu’il s’aperçoive enfin que je n’ai aucun intérêt et qu’il n’a rien à faire avec moi.

C’est peut-être ridicule, mais c’est pas facile d’expliquer ça à un mec qu’on a horriblement peur d’étouffer, surtout quand lui n’aborde pas le sujet, déjà parce qu’objectivement vous faites la gueule, mais qu’en plus lui aussi, s’il vous parle de choses trop sérieuses, il a peur de vous faire fuir.

C’est fou comme si on cherche bien, il y a une foule de petites choses du quotidien, une foule de petites choses à la con sur lesquelles on peut s’écharper.

T’es obligée de monter si lentement les escaliers ?

Tu sais bien comment ça marche un micro-ondes, non ?

T’en mets un temps, à préparer le repas.

J’ai plus faim. En plus tu mets du pesto partout.

C’est malin maintenant on a loupé Kaamelott.

J’aurais au moins appris ça : quand on stresse, on est mesquin.

Chaque phrase, chaque geste m’agresse. Chaque phrase, chaque geste l’agresse. Il est aussi claqué que moi. Pas de bol.

Commence alors un moment d’intense frustration. On voudrait être dans ses bras, lui dire plein de choses gentilles, voire, soyons fous, faire l’amour. Ben, oui. Comme quand on est amoureux, quoi.

Ça me fait mal de l’avouer, mais il y a un moment où il faut regarder les choses en face.

Vous voudriez un moment d’intense communion, et tout ce que vous arrivez à faire, c’est l’envoyer bouler. Lui, pour, une fois, il vous facilite pas la tâche.

Personne n’a envie de s’engueuler, et on arrive pas à faire autrement. À chaque fois qu’on veut mettre les choses à plat, ça loupe pas, y en a un qui se fait mordre.

Je suis une fille à la capacité de tolérance limitée. Au bout d’une heure et demie, je pleurais comme un bébé. J’ai mis un bon quart d’heure à me calmer.

On a recommencé à se voler doucement dans les plumes, le tout émaillé d’un certain nombre de délicates intentions (ben oui, on est tous les deux en train d’essayer de rattraper le coup, quand même). On amorce une conversation, il commence une phrase, la ravale, et finit par la terminer, parce que je le force.

  • Mais non, je peux rien te dire, tu vas encore te mettre à chialer.

Argh. Coup bas. Le pire, c’est d’être d’accord avec lui. Je me mords les lèvres. Y a même pas moyen que je me mette à pleurer maintenant. Je me sens héroïque.

Il a raison le salaud. Je pleure parce que je me sens impuissante, parce que je l’aime (voilà, c’est dit), parce que je me déteste, parce que je voudrais être là pour lui, et qu’à la place, je lui gâche consciencieusement sa soirée.

Je pleure parce que je l’aime, que je voudrais être là pour lui sans le bouffer, et que franchement, je ne sais pas comment on fait.

Je pleure comme je bois, parce que je panique.

On arrive à aller se coucher sans casse. Beaucoup de bonne volonté dans les deux camps, je vous prie de le croire.

Je n’en peux plus, j’ai l’impression que je vais mourir de fatigue. J’ai froid. Tout mon corps me fait mal. Il allume la lampe de chevet, met un disque et sort une BD. Je le regarde avec les yeux de Jeanne d’Arc pour son bourreau (Tu vas pas faire ça ??), et il m’explique qu’il y a à peine cinquante pages, et qu’il aura forcément terminé avant minuit et demi.

Allons bon. Il a l’intention de la lire jusqu’au bout.

Je pèse les arguments en présence. Il est chez lui, s’il a envie de se coucher en douceur, c’est son droit le plus strict. J’ai décidé de ne pas l’étouffer, je ravale mon caprice.

Bon d’accord, il aurait pu éviter de me demander d’arrêter de bouger, parce que ça le freinait dans sa lecture. Il aurait pu.

À peine la lumière éteinte, j’ai senti que je ne pourrais plus me retenir et j’ai recommencé.

J’ai l’impression d’avoir pleuré des heures, de lui avoir parlé entre mes sanglots. Il est resté silencieux, à m’écouter, à me serrer dans ses bras.

  • Je ne te fais pas flipper, là ? j’ai fini par lui demander entre deux reniflements.

Il m’a répondu :

  • Non.
  • Non ?
  • Non, parce que les règles du jeu n’ont pas changé.
  • Quelles règles du jeu ?
  • Soit j’ai rien compris, soit tu me dis que tu es prête à passer à une autre phase de la relation. Mais que dès qu’il y en a un de nous deux qui en a marre, on arrête. C’est pas ce que t’as dit ?

Silence.

  • Euh, non. C’est pas ce que j’ai dit. Mais en gros, t’as l’idée. C’est à peu près ça.

Ce que j’ai dit, c’est que je l’aimais, que je ne me sentais pas à la hauteur, et que je ne voulais surtout pas qu’on se force. Qu’il fallait qu’on arrête si on y croyait plus.

Mais bon. Il paraît que les hommes viennent de Mars. Et il m’a écouté parler pendant une demi-heure en reniflant (c’est moi qui reniflait, pas lui, tout le monde avait compris).

Je suis sûre que ELLE dirait que c’est bon signe.

Moi, ce qui m’a fait me sentir mieux, c’est mon homme qui a profité d’une pause entre deux larmes pour me dire :

Tu sais ce dont j’ai envie là tout de suite maintenant ? J’ai envie de toi.

Il a une façon de dire ça, il a une façon de faire ça, ça vaut toutes les déclarations d’amour de la terre.

Bon. Merci à ceux qui ont eu le courage et l’abnégation de lire jusqu’ici tous mes états d’âme.

C’est une note drôlement intimiste que je viens de vous pondre là. Je me demande si je vais pas la zapper très vite.

Ça n’a absolument rien à voir, mais si ça se trouve, j’ai réussi l’exploit d’éliminer toutes les fautes de frappe, alors faut que je vous le dise, pour que vous voyez ce que ça m’a coûté de poster cette note : mon clavier fait des « l » partout, sauf qu’en j’en ai besoin, évidemment.

Chaque « l » est un copier-coller, et chaque caractère est une victoire de LBA contre la machine. L’informatique, c’est comme mes voisins, elle me déteste.

Et encore, je m’estime heureuse, la semaine dernière, ça merdait aussi avec les points virgule. Faut dire que je me sers moins des points virgule.

Temps moyen de rédaction d’un commentaire : un quart d’heure. Ce qui explique que je ne sois pas trop passée chez vous ce soir. Je me rattraperai demain. Sur les horaires de boulot.


[1]             Note intitulée Comment être une grosse conne en dix leçons, du 12 septembre 2005.

LBA est un cerveau

Un vrai, un brillant, un rare, un sévèrement blond.

Exemple.

Ce qu’il y a de sympa à mon boulot, c’est la bande de collègues inclue dans le pack. Ils sont cinq mecs avec lesquels je m’entends très bien. On est potes, on déjeune ensemble, on se raconte nos vies, on se remonte le moral, on se couvre les uns les autres, tout le tralala. La dreamteam.

Et ça fait des mois que je leur cache minutieusement que :

·        Je ne suis pas célibataire.

Eh oui, au bureau, tout le monde y croit dur comme fer (sauf la fille de l’accueil, je reste une fille, hein, faut que je raconte ma vie sinon j’explose).

Pourquoi je cache ça ? Euh, parce que je suis sortie avec l’un des collègues en question un soir de beuverie une semaine avant de rencontrer P.

Parce que mon argument pour avorter la relation dans l’œuf, c’était non, mais tu comprends, je suis pas prête, je sors d’une rupture douloureuse, bla, bla, bla. Tout ça me retrouver casée comme jamais à la vitesse de la lumière dès qu’il a eu le dos tourné. J’en ai un peu marre de ma réputation de bourreau des cœurs.

En plus les quatre autres n’étant même pas au courant de l’épisode 1, ça fait un coming-out un peu compliqué.

Oui, ce blog, aujourd’hui, c’est Santa Barbara.

·        Je tiens un blog.

Dire « Je tiens un blog », même si on en crève d’envie, c’est la porte ouverte à toutes les fenêtres.

C’est les « C’est quoi ton URL, tu racontes quoi dedans, c’est un journal intime ? tu casses du sucre sur le dos de qui, franchement pour ouvrir un blog, faut pas avoir d’amis », et je pourrais continuer longtemps ma liste à la con.

Dire « Je tiens un blog », c’est dire : « Je fais semblant de bosser depuis le début, je vous ai tous bien eus, en fait j’en fous pas une rame de la journée ».

C’est du suicide.

Suffit que ça remonte aux oreilles du patron, et ma glorieuse et prometteuse carrière dans la rédaction des guides utilisateurs s’arrête net. Comme une perdrix en plein vol le jour de l’ouverture de la saison de chasse.

Et aujourd’hui, au resto, entre la poire et le fromage, dans une ambiance détendue d’anniversaire, le drame, la gaffe.

Mes cinq zoziaux me fixent avec les yeux en dehors des orbites. Je leur aurais raconté un épisode de la vie sexuelle des bonobos, ils ne m’auraient pas regardé différemment. Je les dévisage un par un par un, en me demandant ce qui se passe. Sur le coup, j’ai eu l’impression d’avoir avoué un truc très très sale. Je me suis repassé ma phrase dans ma tête à la vitesse de l’éclair. Ensuite, encore plus vite, je me suis repassé le contenu de mes dernières notes.

Une pensée émue pour le collègue avec lequel j’ai eu ce que d’aucuns appelleraient une aventure, et qui doit encore être en train d’essayer de recracher le morceau qu’il a avalé de travers au moment où il s’est aperçu qu’à tous les coups, j’ai raconté son dérapage sur Internet.

J’ai essayé de feinter, de dire, mais y a rien d’intéressant, que dalle. J’aurais du y penser, ma mère avait eu les mêmes arguments quand j’étais gosse devant le placard mystérieux. Vous savez, le placard mystérieux de la semaine du 20 décembre. J’ai découvert dix minutes plus tard, grâce à mon sang froid et ma perspicacité sans pareils que le Père Noël, c’est du réchauffé.

Je me suis un peu éloignée de mon sujet. Tout ça pour dire qu’il faut pas les prendre pour des billes, mes collègues, ils sont pas payés deux fois plus que moi pour rien. C’est des petits malins. Nan nan nan, qu’ils m’ont dit. Si tu dis ça, c’est que t’écris des trucs que tu nous raconte pas, ça se trouve même tu dis des choses sur nous, tu nous donnes encore plus envie d’y aller.

Argh. Je suis faite comme une rate. Un coup d’œil à droite, un coup d’œil à gauche, il n’y a plus d’issue. Le sol s’ouvre sous mes pieds.

Et vous savez là où je suis encore plus un super cerveau ?

C’est que je sais très bien qu’à cet instant précis, là maintenant tout de suite, ils sont en train d’essayer toutes les combinaisons possibles sur Google pour retrouver mon blog. Et que je poste quand même (c’est une drogue, je vois que ça). Pire. Je poste quelque chose sur eux avec un résumé de tout ce que je leur cache. Un vrai guide utilisateur.

Je suis une professionnelle. Vous le direz, au patron, que je reste une pro, même dans le suicide, hein, les mecs ?

Je crois que je vais devoir partir en Argentine. Mais avant, je vais filer mon URL à mes parents. Pour la beauté du geste.

Jurisprudence sur les voisins de palier

On est dimanche, il est 19h02, et je suis censée dormir. Je voulais juste dire que si un jour on retrouve mes voisins pendus haut et court, ce sera ma faute.

J’étais à un mariage ce week-end. Un mariage à Pétaouchnok, comme d’habitude. Je sais pas si vous connaissez ce bled, mais c’est vraiment la croix et la bannière pour y aller.

Étape 1 : Prendre le train de banlieue vers le fond de la banlieue profonde, dûment armée de son plan imprimé sur Mappy. Marcher deux bornes sur des talons aiguilles, mariage oblige, jusqu’à l’église la plus triste que la terre ait porté.

Bon, la mariée est jolie, le marié a des étoiles dans les yeux, ça ira pour cette fois.

Supporter la cérémonie. Pas une messe, une bénédiction. C’est pire. C’est juste pour nous rappeler que Jésus nous aime tous très fort et que nous sommes tous frères dans la joie du Seigneur.

Et accessoirement que les mariés s’aiment aussi, ça, c’est cool.

J’ai un peu eu les cheveux qui se sont dressés sur la tête quand le prêtre a réussi à citer les cinq seuls versets de la Bible dans lesquels Dieu parle de son peuple comme un père parle de son enfant (celui qui trouve le rapport avec le mariage, je lui paie un café).

Bref, en deux temps, trois mouvements, il a réussi à nous présenter le Dieu de l’Ancien Testament comme un père plein d’amour, de compassion et de miséricorde[1]. Si vous les cherchez, ils sont chez Osée[2].

Et tout le monde d’approuver. Bruissement, chuchotement dans la salle. C’est vrai, dans l’Ancien Testament, le peuple Juif ne sait pas voir l’amour que Dieu a pour lui. Ben tiens. Rien que pour ça, ça valait le coup de le lire ce bouquin. Pour que ça me saute enfin aux yeux quand on en déforme le propos.

Bref, je crois que l’honneur est sauf, que j’ai réussi à garder la face : personne ne s’est aperçu que ma mâchoire était tombée par terre.

Étape 2 : Après la messe, mise en action de la deuxième partie du plan. Trouver une voiture pour partir sur le lieu de la fête, c’est-à-dire, en toute logique, à cinq cents bornes de là.

Dans la voiture, un éclair : je viens de mesurer ce que ça veut dire, ne pas boire à un mariage. Je décide qu’on est pas chez les mormons, et que je peux bien goûter un peu au vin.

Je m’attendais au pire pour cette soirée (je m’attends toujours au pire, dans la vie), et j’ai passé de supers moments. J’ai même gagné un beau galet bleu avec LBA écrit dessus. C’est la mère du marié qui a peint tous les galets un par un. Soit son fiston la mène par le bout du nez, soit elle aurait fait n’importe quoi pour qu’il se marie et en être débarrassée.

Bon, forcément, j’étais bourrée. Mais personne ne m’a vue à poil. Je n’ai pas expliqué à la mariée que son mec, il était bien gentil, mais que ce n’était pas le meilleur coup que je m’étais fait. À notre table, je ne connaissais personne, et on a juste passé une soirée morts de rire, à faire connaissance.

Six heures du mat, direction hôtel, dodo. Comme j’ai beaucoup de bol, comme fille, c’est bien connu, mon démaquillant s’est renversé dans mon sac pendant le trajet. Mes vêtements s’en sont imbibés toute la nuit, ma trousse de maquillage est foutue. C’est pas grave. C’est pas comme si ça coûtait la peau du cul, une trousse de maquillage.

Évidemment, je partage ma chambre avec deux copains. Évidemment, ils n’ont pas de démaquillant. Ça tombe bien, j’ai toujours rêvé qu’ils me voient dans cet état.

C’est la dernière fois de ma vie que quand la mariée me demande « Mais tu viens au brunch demain ? », je lui réponds oui. Le lendemain d’un mariage, on dort.

Bref, il a fallu se lever à 10 heures, patienter pendant que les mecs squattaient la salle de bain, et traîner ma gueule de déterrée devant toute la petite bande. Je me suis baffrée comme jamais.

Je suis arrivée chez moi vers 16 h 30, (en ayant oublié ma Bible là-bas, cent pages avant la fin, c’est rageant) et j’étais au lit une demi-heure plus tard. J’ai sombré dans le sommeil du juste.

Dans un film, c’est là qu’il y aurait le générique. Dans ma vie, ça ne marche pas comme ça : les coups de fil se sont succédés tous les trois-quarts d’heure. Les deux premiers, je leur ai raccroché au nez frénétiquement en croyant éteindre le réveil, le troisième, j’avais compris le truc, j’ai décroché, et au quatrième, j’étais plus très aimable.

J’allais enfin pouvoir me rendormir, quand mes voisins ont commencé à discuter. Mes voisins sont des champions du monde. Je pense qu’ils le font exprès. Je les déteste.

Ils disent « Passe-moi le sel » sur le ton que j’utilise pour dire « Non, je t’en supplie, ne tire pas. » Ils parlent chinois et, merveilleux effet de logique, je comprends pas un mot. C’est comme écouter à fond une radio en ougandais, c’est très frustrant. Il n’y a pas de bouton off. D’un coup, on saisit le sens du mot subir.

Ils vivent porte et fenêtre ouverte, pour la stéréo. À mon étage, ce sont des chambres de bonne : entre les deux bandes de papier peint, personne n’a jamais pensé à mettre un mur.

Leur piaule est à côté de la mienne, nos fenêtres se touchent, et il faut que je vise en rentrant chez moi : cinq centimètres trop à droite, et je rentre chez eux.

Quand on craque et qu’on va les voir pour leur demander de baisser le volume, ils font semblant de ne pas comprendre le français, ce qui est d’une mauvaise foi sans nom : mercredi, ils ont regardé tout Delarue. Regarder Ça se discute si on comprend pas ce qui se dit, c’est quand même complètement débile, faut bien le reconnaître.

L’autre jour, j’ai craqué, je suis allée les voir vers une heure du matin, en leur expliquant que vraiment j’entendais tout et que ce serait sympa de leur part de fermer la porte.

La fille m’a toisée. Elle m’a regardée de bas en haut et de haut en bas et elle m’a dit glaciale, avec un accent parfait : « Tu l’as déjà dit, ça. »

Et mon poing dans la gueule, poufiasse ?

Je suis rentrée chez moi la queue entre les jambes et j’ai pris mon mal en patience. D’ailleurs déjà quand ils m’avaient piqué mon paillasson, j’avais rien dit.

Il n’est pas 20 heures, c’est le week-end, je me vois mal aller les voir maintenant. Alors je renonce, je me relève, et je me petit-suicide.

Je suis en train de dilapider ce qui me sert de salaire sur ebay. S’il-vous-plaît, il vous reste une minute trente pour rebondir sur mon enchère. Je veux pas l’acheter, finalement, cette Bible en Pléïade.

Je connais déjà l’histoire.


[1]             Bon, comme je sens que les nouveaux tiquent toujours un peu en lisant ça (j’ai un sixième sens, je suis très douée, comme fille), je vous remets un lien qui permet de mieux comprendre mes allusions incessantes à la Bible en ce moment. Si vous passez ici régulièrement, ça sert à rien de cliquer, ça fait des semaines que je vous bassine avec ça (le lien en question mène à la note du 05 septembre 2005).

[2]             Je peux pas vous donner la référence, puisque j’ai paumé ma Bible… Et je tenais à préciser que quelqu’un m’a sauvé à la dernière seconde en rebondissant sur mon enchère sur ebay. Je sais pas qui c’est, il me lira sans doute jamais, mais merci, mec.

Please get off the train on the left. Bahada puellado y cierdo (orthographe approximative)

Je reviens du blog de Thilde. Le job de Thilde dans la vie, c’est de conduire le métro, sur la ligne 2. Rien que pour ça, je l’aime bien.

Ben oui, le métro, c’est important dans ma vie. Le truc le plus indispensable dans mon sac à main, excepté mes clopes, mon portable, ma CB et ma pilule (merde ! ma pilule !), c’est mon Navigo pass.

Je vous préviens tout de suite. Vaste sujet, vaste note. Mais j’ai sauté plein de lignes pour que vous puissiez zapper des paragraphes, et en récompense, il y a un dessin à la fin.

Les provinciaux, les demi-Parisiens (pour lesquels j’ai par ailleurs un respect profond, cela va sans dire), n’aiment pas le métro. Pire. Ils ne comprennent pas qu’on puisse aimer le métro. Pour eux, métro = heure de pointe + connasse tombée dans sa bouteille de parfum + sale mouflard qui te marche sur les pieds en reniflant + clochards + est-ce qu’il y aurait moyen de descendre avant que tout le monde se précipite pour monter + pervers (au pluriel).

Bon. Ils ont pas entièrement tort, je le concède. Mais le métro, c’est pas que ça.

D’abord, je tiens à préciser qu’il paraît que c’est bien pire ailleurs : mon frère vient de rentrer de six mois à Moscou, et l’une de ses premières réflexions à son retour à été que c’était agréable le métro à Paris, (je cite) au moins ici les gens sont polis.

Ah ouais, quand même.

Le métro, c’est des gens, et les gens, c’est marrant.

C’est cette fille qui se la joue, genre je suis trop belle, tous les mecs du monde ont le regard posé sur moi, et toutes les autres filles autour de moi (vous y compris) sont des chiures de mouche. Quand elle s’est retournée pour descendre, je me suis aperçue qu’elle traînait des feuilles de PQ dans son pantalon. D’un coup, je la détestais moins.

Ce sont les provinciaux qui se fixent un rendez-vous, qui ne connaissent pas la ville et qui stressent :

  • On se retrouve à 14 h à Châtelet, hein ? Sans faute ! Tu seras là, tu seras pas en retard, tu te planteras pas de station ?

Les pauvres… Si on savait pas qu’il est absolument impossible d’arriver à retrouver qui que ce soit avec un rendez-vous pareil, Géant Vert compris, on aurait presque envie d’aller à Châtelet le lendemain à 14 h pour voir leur tronche.

Ce sont les copains qui discutent entre eux et qui ne s’aperçoivent pas qu’il y a des gens autour, et que les gens, ça écoute.

Ce sont les regards échangés dans les reflets des vitres.

Le métro, c’est des souvenirs, et les souvenirs, c’est rigolo.

C’est la fois où mon portable a sonné : une copine affolée qui voulait que je lui explique comment faire cuire des artichauts, là, tout de suite. C’est bien, maintenant, tout le wagon sait comment faire cuire des artichauts.

C’est ce marionnettiste qui tend son rideau noir entre deux barres et fait braire ses marionnettes sur Petit Gonzales. Les gens changent de place pour ne pas lui tourner le dos, je commence à chantonner, je suis au spectacle. Ca me rappelle mon enfance.

Ce sont les retours de soirée où on s’amuse à chanter à tue-tête sur Aimer, c’est ce qu’il y a de plus beau, en inventant des paroles avec des rimes en -our. (Allez, je vous aide : four / abat-jour / amour / velours / balourd / Darfour [ok, je sors]).

C’est la fois où j’avais fait les catacombes de nuit avec des copains, où je me suis endormie au matin sur le quai, et où je me suis réveillée avec cinquante francs dans la main.

Le métro, c’est Paris, et Paris, c’est chez moi.

C’est la Tour Eiffel entre Passy et Bir-Hakeim.

C’est être capable de donner de tête n’importe quel trajet d’une station à l’autre, estimation temporelle comprise, en moins de cinq secondes. C’est se la péter en aidant les provinciaux à s’y retrouver.

Ce sont les chauffeurs qui souvent se sentent un peu seul dans la cabine et te laissent monter avec eux. J’aime bien les écouter parler.

Le métro, c’est des aventures tous les jours, et ça permet de se sentir vivre.

Et même, une fois, je me suis fait agresser par une petite vieille. Ça vous est pas arrivé, ça, hein ? Bon elle était pas si vieille que ça, elle devait avoir seulement la soixantaine bien tapée.

Je pose le décor : ligne 1, heure de pointe (évidemment), chacun ses dix centimètres carré pour respirer. Parfois, on arrive à être tellement serrés que tes pieds ne touchent plus le sol. C’est pas très grave, parce que de toute façon, tu risques pas de te casser la figure, sauf grosse et brusque hémorragie de passagers à une station importante.

Donc, c’était l’heure de pointe. Et cette petite vieille, elle me tapait déjà sérieusement sur le système, parce qu’elle se cramponnait jalousement à son strapontin. J’ai hésité à lui expliquer que même debout elle ne courait aucun risque de se vautrer, et puis je me suis retenue et j’ai rentré le ventre histoire qu’elle puisse respirer. J’ai commencé à me regarder dans la vitre. Pas par narcissisme (quoi que), mais parce que j’avais pas la place de bouger la tête.

Une ou deux stations plus loin, j’ai senti des coups dans le ventre. J’ai baissé le regard lentement. Elle me frappait avec son sac à main, la vieille peau ! Elle a levé les yeux vers moi, et je me souviens m’être dit précisément : « Ça y est, j’ai vu une sorcière. » Elle a crié : « Vous allez me laisser de la place, oui ?? Je vais vous apprendre la politesse, petite conne ! »

Ça, sauf erreur de ma part, c’est une insulte à ma maman. Si, si. Ma maman, elle a fait de son mieux pour m’apprendre la politesse. Alors, pour lui faire honneur, j’ai pris ma plus belle voix, dégainé mon plus joli sourire, et j’ai déclamé :

  • Je vous prie de m’excuser, madame. Mais avec tout le respect que je dois à votre grand âge, il me semble qu’en matière de politesse, on est surtout censés libérer les strapontins quand il y a trop de monde. Cela dit, je comprends que votre âge ne vous permette pas de faire autrement. Vous comprendrez aussi que je fais de mon mieux pour laisser de la place, mais qu’avec douze mille personnes derrière moi, ce n’est pas forcément facile.

Bon, à la fin de ma tirade, j’avais plus grand-chose à dire, et elle non plus. Les gens m’ont regardé souriants, et le temps a commencé à être long. Là, Dieu merci, je suis arrivée à ma station et je suis descendue.

Le métro, c’est des mecs bizarres, et ça… Euh, ça, ça fait que je tiens au mien.

Je vais pas vous raconter tous les exhibs, chieurs et dragueurs du dimanche sur lesquels je suis tombée dans le métro, sinon, vous serez encore en train de lire cette note demain matin. Les mecs ne se rendent pas compte de ce que c’est, être une fille à Paris. D’ailleurs j’en ai déjà parlé un peu une fois, alors si ça vous tente, faut cliquer [1].

Mais l’autre jour, je suis tombée sur mon record. Le pire du pire. Le plus méprisable du plus méprisable. Et pourtant, ça fait six ans que je suis dans cette ville.

Ligne 6, 9 heures du matin. Soucis sur la ligne, rame blindée. Je monte à Corvisart, et je me plonge dans l’Évangile de Marc (si vous avez fait une tête bizarre en lisant cette dernière phrase, la réponse est [2]).

Forcément, je suis pas très attentive à ce qui se passe autour de moi. Mais je me dis bien, tout de même, que le mec qui partage mon demi-mètre carré fait une drôle de tête. Il halète. Il est tout rouge.

À Chevaleret, je prends un risque. Je décale légèrement mon bouquin vers la droite, et je regarde ce qu’il y a en dessous. Ben, j’étais pas préparée psychologiquement, et je peux vous le dire, ça fait tout drôle.

Sans les mains. Des exhibs, j’en avais vu. Des mecs qui se branlent dans le métro, j’en avais vu. Des mecs qui se branlent devant moi, en me regardant, j’en avais vu. Un mec qui se branle sur moi, on me l’avait jamais faite, celle-là.

C’était le matin. J’étais fatiguée. Je venais de lire quand on te frappe sur la joue droite, tends la joue gauche. Je ne lui ai même pas mis de beigne. Je l’ai regardé, interloquée. Il est descendu à Quai de la Gare. Maxy_vince, si c’est vraiment toi qui m’as fait ce coup-là, j’exige que tu te dénonces…

Ah, je me demandais si j’avais fait le tour de mes anecdotes dans le métro, et non en fait. J’ai failli me faire écraser par une rame sur la 5, une fois. Dis comme ça, c’est un peu brutal, mais je tiens à rassurer mes parents, je suis vivante, tout va bien. Ça fait un choc, et puis progressivement, ça se transforme en souvenirs à raconter à ses petits enfants.

Comment être une grosse conne en dix leçons

Mais attention, hein. Pas passer pour une conne. Être une grosse conne, une pure, une dure, une tatouée. Voici un petit cours en dix leçons.

Situation de départ :

Pour commencer, prendre un postulat de base. Parfois, Jules (oui, je sais, c’est ridicule comme dénomination, mais si vous avez une autre idée vous me faites signe), parfois disé-je, Jules a besoin de vous. Il sait qu’il démarre le lendemain un mois et demi de travail de folie, qu’il va faire des journées de huit heures à minuit, qu’on ne va quasiment pas pouvoir se voir pendant tout ce temps. Les samedis soirs, et encore. Du coup il aimerait bien passer la soirée avec vous.

Leçons à mettre en œuvre :

1/ Sortir voir des copains précisément ce soir-là. De toute façon, il a du boulot, et puis c’est un gars compréhensif. Si vraiment on rentre tard, il a des potes aussi, non ? Bon, qu’il en fasse pas tout un fromage. D’ailleurs, il n’en fait pas tout un fromage.

2/ Le rejoindre à 23 h 30 passées et pas avant, en sachant pertinemment qu’il se lève à 7h le lendemain.

3/ Arriver complètement bourrée. Ben oui, qui dit soirée entre potes, dit vin au resto et despés au Merle. Au pluriel, despés, s’il-vous-plaît. Arriver complètement bourrée, donc, de préférence une fois qu’il a fini par appeler des potes (parce que ce garçon a de la ressource, il allait pas vous attendre les bras croisés en faisant la vaisselle). L’idée est de choisir son moment pour de pouvoir lui faire une honte terrible en public. Le moment est parfaitement choisi, par exemple, pour raconter des épisodes de votre vie sexuelle aux susdits potes.

4/ Jules, il a pas l’air, mais c’est un gars patient. C’est pas un petit esclandre qui va le mettre en colère. Tout au plus tire-t’il un petit peu la gueule. Comme vous être bourrée, vous ne vous en apercevez pas, évidemment.

5/ Arrivés au lit, vous vous demandez pourquoi il est pris d’une soudaine passion pour le mur. Dans un élan d’altruisme, vous lui demandez ce qu’il a. Attention, vous n’êtes pas en train d’établir un dialogue constructif (vous en êtes complètement incapable), vous vous demandez vraiment ce qu’il a. Quand il vous répond sur un ton un peu douloureux : « Je te reconnais pas. La fille que j’aime, c’est celle qui est nette », vous ne remarquez même pas qu’il vient de vous faire une déclaration d’amour (si, si, relisez la phrase). Tout ce que vous avez entendu, c’est qu’il vous a traitée d’alcoolique. Il a pas tort, mais ce n’est pas le problème, aussi rétorquez-vous, goguenarde : « Oh, ça va, hein, tu m’as pas vu bourrée souvent. »

Et Jules de répondre : « Quand même. Quatre fois. Et ça fait deux mois qu’on est ensemble. » Là, si vous voulez pousser le bouchon, dîtes-lui quelque chose comme « Naaaan, pas quat’fois, naaaan », histoire qu’il puisse se lancer dans le récit circonstancié de chacune de vos cuites. Il a de la mémoire, le bougre.

6/ Pendant qu’il vous parle, endormez-vous.

7/ Le lendemain matin, tenez le rythme. Engueulez-le quand son réveil sonne. Et expliquez-lui qu’il faut qu’il laisse son portable, vu qu’il n’y a pas de vrai réveil dans la pièce et que le votre n’a plus de batterie.

8/ Comme le con entre les deux, c’est pas lui, il explique doucement que son portable, il en a un peu besoin, et que en vous levant à cette heure-ci, vous aurez peut-être enfin une chance d’arriver à l’heure au boulot. Peu importe que l’argument fasse mouche, envoyez-le bouler. Non mais.

9/ Quand il vient vous faire un bisou avant de partir, envoyez-le bouler aussi. Le sommeil, ça se respecte.

10/ Une fois qu’il est parti, plus besoin de jouer à l’égoïste autiste. Vous vous levez quasiment au moment ou il ferme la porte. Sous la douche, reviennent doucement les souvenirs de la veille. Vous êtes en train d’atterrir.

Drame et conséquences :

Vous commencez à culpabiliser. Surtout, vous vous souvenez que vous n’allez pas vous voir de la semaine. Vous feriez n’importe quoi pour vous rattraper. Vu qu’il n’est plus dans la pièce, que vous n’avez plus de batterie et que de toute manière, il n’est pas disponible, c’est quand même pas facile. Vous vous mettez à lui écrire un mot que vous comptez fermement laisser sur son oreiller.

8 h 10 (vous serez en retard au boulot quoi qu’il arrive), le fixe sonne. Vous n’y aviez pas pensé, au fixe. Vous n’êtes pas chez vous, mais au stade où on en est, vous décrochez.

C’est lui, qui a pris une pause pour vous appeler, pour être sûr que vous vous soyez levée. Vous avez réussi à le culpabiliser. Comme vous avez envie d’être gentille, vous prenez un ton détaché pour lui dire que oui, oui, tout va bien, vous vous êtes levée fraîche et dispose juste après son départ. Ce qui, bien sûr, peut être mal interprété, mais vous ne vous en apercevrez qu’en début d’après-midi. Vous continuez en ajoutant que vous venez de vous rappeler que vous avez un mariage samedi (encore), et que vous ne savez donc pas quand vous allez pouvoir vous recroiser.

Là, il commence à être un petit peu sec : « Ouais, bon, ben, on se rappelle en fin de semaine, on en parle », et il raccroche.

C’est là qu’arrive le choc. Comment ça, en fin de semaine ?? Pendant le trajet de métro, vos idées se remettent en place. On se rappelle en fin de semaine, ça veut dire qu’il n’y a même pas moyen que vous l’appeliez avant. Il est débordé de toute façon. Vous repensez au mot que vous avez laissé, et vous apercevez que si votre but est qu’il vous prenne pour une débile profonde, il est parfaitement approprié. Bref, vous avez une illumination : vous êtes une grosse conne. Ce mec pensait qu’il pouvait compter sur vous, et non. Pourtant, il ne demandait pas grand chose, et vous l’adorez. Vraiment. C’est pas sûr qu’il s’en soit aperçu.

Vous passez votre journée à regarder votre portable, en vous disant que si vous vous concentrez suffisamment, peut-être qu’il se mettra à sonner, même si la batterie est à plat. Vous réactualisez votre boîte mail en moyenne toutes les cinq secondes, en comptant la pause de l’heure du déjeuner. Vous passez le dîner au restaurant avec votre père à maltraiter votre petite cuiller, sans écouter un mot de ce qu’il raconte.

La nature se venge. Vous jurez, mais un peu tard, que l’on ne vous y prendra plus.

J’attends toujours mon coup de fil. Je crois que je peux courir. Si quelqu’un a une méthode pour rattraper le coup, je prends.

Lundi 05 septembre 2005

Je n’ai rien posté du week-end. Pas fait signe de vie depuis jeudi ou presque. Le boulot a repris, et je le sens passer. Il est 16 h 45, et j’ai déjà les yeux qui se croisent. J’ai passé le week-end en mode veille. Tout ce que j’ai fait, c’est bouquiner un peu. Terminer ce bouquin sur lequel je m’échine depuis trois mois.

Parce que oui, mesdames et messieurs, dans mon état second de demi-léthargie récupératrice, j’ai réussi un exploit : j’ai lu d’une traite l’Ancien Testament. De la Genèse à Malachie, dans l’ordre. Ca m’a pris trois mois, et j’ai fini hier. Je suis fière de moi.

Je suis fière de moi, parce que je viens de me farcir neuf cent cinquante pages parfaitement imbitables. Parce que la Bible, ce n’est pas seulement d’une violence et d’un racisme sans nom, mais c’est avant tout chiant à mourir (je sens que vous motive pas pour lire la suite, là…)

J’ai eu une éducation catholique assez gratinée. La Bible, pensé-je, je sais ce que c’est.

…Eh ben non. Moi je croyais que là-dedans, tout le monde il était beau, tout le monde il était gentil et que Dieu les protégeait des méchants. Que dalle. Il y a des scènes, même le pire pervers n’aurait pas pu les penser. Et aujourd’hui, on en connait un rayon en pervers. C’est pas moi qui le dit, c’est Claire Chazal. Qu’est-ce que c’est que cette manie de vouloir absolument ouvrir le ventre des femmes enceintes ? Vous saviez que Saül, pour donner sa fille à David (je n’ai pas écrit « accorder la main de sa fille »), il exige qu’il lui rapporte cent prépuces de Philistins pour le lendemain ? Et comme David, c’est un mec, un vrai, et que la donzelle, elle lui plaît quand même vachement, il arrive au matin fier comme un paon, ses cent prépuces en main. De la réaction de la demoiselle, on ne saura pas un mot, mais je l’imagine bien le regarder de ses grands yeux en lui susurrant « Oh, David, mon héros… »

Bref. Je sais que je n’ai pas un point de vue objectif, loin s’en faut. Rien que le fait que je sois une fille, et surtout une fille qui sait lire, ça montre bien que je ne suis pas le public visé. Je sais bien que je vis en 2005. Je sais bien que je n’ai sans doute pas toute la culture requise pour apprécier l’exacte valeur de ce document et remettre chaque chose dans son contexte. Mais quand même.

Je savais que le Dieu de l’Ancien Testament et celui du Nouveau Testament n’avaient pas grand chose en commun. J’avais retenu des cours de cathé que l’un était vengeur et l’autre miséricordieux. Vengeur… Ah, le bel euphémisme ! Ce que je vais dire est peut-être blasphématoire, mais le Dieu de l’Ancien Testament, c’est surtout un bel enfoiré. Compassion, zéro.

C’est le roi du faites-ce-que-je-dis-faites-pas-ce-que-je-fais. Dans les dix commandements, il ordonne qu’on ne fasse pas payer le fils pour la faute de son père. Hop, comme je suis sympa, je vous fais passer direct trois cents pages plus loin et je vous évite tous les épisodes intermédiaires : quand l’un des rois d’Israël, David par exemple, au hasard, fait une connerie, Dieu est très en colère (c’est la version courte). « Attention, dit Dieu, t’as vraiment déconné, je vais t’en mettre plein la figure, tu vas même pas comprendre ce qui t’arrive. » Forcément, le pauvre type devant ça, il commence à flipper sévère. Il pleure. Il se confond en excuses. Promis, juré, craché, il le fera plus. Dieu, grand prince, lui dit d’accord. Ça va pour cette fois. T’as l’air vraiment désolé, je te ferai rien. Mais comme il faut bien qu’il y ait une punition, je vais me lâcher sur tes gamins jusqu’à la douzième génération, tu vas voir ce qu’ils vont prendre. Bel exemple.

Je trouve ça complètement flippant que ce bouquin ait servi de bible à des centaines de générations. Quand le peuple élu arrive dans un nouveau pays, la règle du jeu est claire : il s’agit de tuer tous ceux qui occupent le territoire (sauf les jeunes vierges), et de détruire tous leurs lieux de culte, toutes leurs habitations. Cette apologie du peuple élu, cette violence pour les peuples étrangers, ça a eu une résonnance pour moi à la lecture qui m’a presque fait culpabiliser.

Je croyais que je connaissais. On est nombreux à croire qu’on connait. On nous en a beaucoup parlé quand on était petits. Eh bien, on se fourre le doigt dans l’œil jusqu’à l’omoplate.

L’épisode de Jonas dont on m’avait rabattu les oreilles pendant deux ans, il prend à peine deux pages. Dans les 948 pages qui restent, qu’est-ce qu’il y a ? Du sang, de la violence, de la culpabilité, de la culpabilisation, et des villes détruites parce qu’elles ne sont pas sages.

Mais on peut nous raconter n’importe quoi. Qui ira vérifier ? Qui ira les lire, mes 950 pages en papier bible et police 4 ? Personne, ou presque. C’est que non seulement, c’est écrit tout petit, mais en plus c’est tellement chiant qu’on se surprend à compter les lignes.

On appelle ça la tradition orale. Or, c’est bien connu, la pédagogie passe par la répétition. C’est rien de le dire. Au quatrième récit de l’épisode David/Salomon, on a envie de s’asseoir et de pleurer. Oui, c’est bon, on avouera tout ce que l’on voudra, mais on a compris. Répétez plus, s’il-vous-plaît.

Les textes de loi sont répétés au moins trois fois, dans les Nombres, le Lévitique et dans l’Exode. Personnellement, je n’en ai rien à foutre qu’il faille faire attention à ne jamais placer un bœuf devant un âne quand on laboure. Et quand on me le répète pour la troisième fois, j’ai tendance à le prendre comme une agression personnelle.

Le plus beau, ce sont les généalogies. De temps en temps, comme ça, d’un coup, il y a trente pages de un tel a engendré un tel, qui a engendré un tel, qui a engendré un tel, qui a engendré un tel… Pas un verbe, rien. Les dix premières lignes, c’est rigolo, parce qu’ils ont des noms à coucher dehors. Passé deux pages, on a un peu l’impression de lire le bottin. Et puis comme je les connais pas personnellement, savoir que Jéroboam est le fils de Joachaz qui est le fils de Eltsibom, je crois que je peux survivre sans.

Finalement, on le comprend Dieu, le pauvre. Quand ça fait cinq cents pages que vous répétez à des abrutis que nâân, faut pas adorer les autres dieux, le seul vrai, c’est moi, moi tout seul, quand ça fait cinq cents pages que vous les menacez de détruire leur champ, leur vigne, de transpercer le ventre de leur(s) femme(s) enceinte(s), de maudire leurs enfants jusqu’à la septième génération, de leur faire perdre tous leurs cheveux, et que ces cons finis recommencent à brûler de l’encens pour une Simone quelconque, il y a un moment on l’on fatigue. Il suffit que l’on soit d’un caractère un peu preste pour que ça dégénère.

Je n’ai jamais aimé parler de ce que je ne connais pas. Ça faisait partie de mes motivations quand j’ai commencé ma lecture. Voilà, j’ai vu. Je suis désolée pour tous ceux qui me liront et qui sont catholiques ou juifs. Mon but n’est pas d’insulter qui que ce soit, évidemment. J’ai simplement été profondément choquée par ce que j’ai lu. Si vous avez des remarques à me faire, ça m’intéresse.

J’ai terminé l’Ancien Testament, et j’embraye sur le Nouveau. …Je pense que je vais faire une petite pause avant de démarrer le Coran.

Je vais pas tarder à déprimer : ça a été un choix difficile pour moi de quitter le catholicisme, et en lisant tout ça, je ne me rends pas service. Comparé aux premiers livres de la Bible, le Nouveau Testament, c’est génial. Jésus, il est gentil. C’est un visionnaire. Il veut que tout le monde s’aime.

Enfin, il me reste trois cents pages, j’ai encore tout le temps de me mettre en colère.

Looking for Bob Morane

C’est la deuxième fois en quelques jours que l’un ou l’une de mes amis me dit qu’il n’a plus qu’une envie, partir. Partir en voyage, partir vivre ailleurs, partir pour longtemps, partir loin.

La vérité, c’est que nous avons vingt, vingt-cinq, trente ans, et que nous avons déjà commencé à renoncer. La vérité, c’est que nous nous sommes heurtés au marché du travail comme à un mur. Nous avons couru dedans avec toute l’énergie du monde. Au moment de l’impact, vous pouvez me croire, ça fait mal à la mâchoire.

Oui, nous avions fait un choix. Oui, nous savions que nous choisissions des secteurs professionnels sans avenir. Oui, on nous avait dit que c’était dur, oui, nous l’avions entendu. Mais nous étions la jeune garde. Jusqu’à il y a quelques jours, je croyais que nous l’étions toujours.

Mais voilà que ça commence déjà, insidieusement. Le renoncement nous gagne, nous commençons à lâcher prise, doucement, sans nous en apercevoir.

Au début, ce sont seulement ces sempiternelles questions sur l’avenir (Et toi, tu en es où ? En stage encore, je vois. Tu sais que Robert / Paul / Jean-Marc s’est fait embaucher chez un tel ?) que l’on a de plus en plus de mal à supporter. Ensuite, ce sont les contacts que l’on a du mal à entretenir, parce que faut bien se rendre à l’évidence, on est trente-deux sur le coup. Et puis c’est pas sain ces rapports humains. Finalement, il y a les premières fiches de paie qui arrivent comme des insultes.

On commence à bosser dans d’autres branches. Bien sûr, c’est temporaire, toujours. Quand on nous demande ce qu’on fait en ce moment, on se contente de grommeler que ça n’a rien à voir avec le métier, et on change de sujet.

C’est une humiliation à avaler. On ferme les yeux pour ne pas la voir. Si on s’est battus, c’est qu’on y a cru, et on ne peut pas s’avouer qu’on y croit plus. Il y a encore seulement six mois, on disait qu’on le vivait mal parce que c’était trop difficile d’attendre. Aujourd’hui, c’est bien plus simple et bien plus difficile à vivre. On n’y croit plus, c’est tout.

On dit « partir », en espérant que les autres comprendront « jeunesse et aventure » ; et ce que l’on veut dire, c’est « loin ». On ne se rend même pas compte qu’on a déjà commencé à fuir.

Ils sont autour de moi. Ils ont fait leurs cinq ans après le bac. Ce sont des bons. Ils ne sont pas restés à moisir sur le banc de la fac, ils ont des CVs longs comme le bras. Et où sont-ils aujourd’hui ? Au mieux, ils font leur treizième stage ; les autres, ils sont vendeurs, serveurs, ils s’encroûtent dans un énième petit boulot. Et moi, je saute au plafond parce que mon boss veut me garder. Je saute au plafond parce qu’on m’annonce que si je veux, je peux passer ma vie à rédiger des guides utilisateurs, et à les faire passer de Powerpoint à Word (ouais, moquez-vous, essayez un peu qu’on rigole).

Ils sont autour de moi, ils n’ont pas trente ans, et ils ont l’impression que c’est déjà fini.

Et si ce n’était que nous ! Si c’était seulement le travail ! Tout nous est devenu prétexte à fuir. La famille, les ruptures, Paris, le boulot, le boulot. Ils sont où, tous ces aventuriers post-pubères du quotidien, qui pensaient que les générations précédentes s’étaient laissées vivre, et qu’il suffisait de se secouer pour s’en sortir ? Où est-elle passée, notre énergie ? Où est-elle, la garde montante ? Où sont nos couilles, bordel ?