Ca fait cinq ans que je me la pète un peu, pour être honnête.
Que je suis fière, en fait, de m’en sortir toute seule avec mes deux gosses, d’avoir mon appart qui déchire et qui me ressemble, mon salaire de grande personne.
Je suis fière, ouais.
J’ai perdu deux jambes, deux bras et ma fierté quand je me suis fait larguer, mais je clopine vachement bien.
Ce n’est pas si difficile. Il suffit d’être bien entourée (check), d’être hyperactive (check), de se faire plaisir (check), de mourir un peu à l’intérieur pour retourner bosser tous les jours (check aussi).
Puisque faire confiance est impossible, répartissons le risque.
Beaucoup d’amis, jamais d’engagement et de plus en plus de fric.
On peut être très bien, tout seul, quand on décide d’oublier qu’on peut être à deux.
Et puis, j’ai été aidée. On pêche forcément moins bien à 40 ans qu’à 25, déjà. Quand on a des enfants, on ne pêche pas n’importe quand. Ca limite les prises. Moins d’occasions, moins de motivation. Moins de confiance, aussi.
Et faut voir la carte : entre les plans cul juste passables, les beaufs d’open space, les petits chefs de plateau : quand on n’a pas le choix sur le menu, on ne mange pas ; et on se convainc qu’on a pas faim.
Je bloque à ce moment de mon récit comme j’ai bloqué je crois dans la vie.
J’aurais voulu le raconter avec humour et poésie, mais comment mettre en musique quelque chose que l’on n’a pas compris ?
Qu’est-ce qui est hormonal et qu’est-ce qui est magique ?
Quand les élans des débuts retomberont, est-ce que j’aurai re-40 ans et lui re-26 ?
Qu’est-ce qui peut arriver avec quelqu’un qui ne peut pas se souvenir de la coupe du monde 98 quand on sait exactement ce que l’on faisait lors de la chute du Mur de Berlin ?
Qu’est-ce que je peux bien apporter à quelqu’un qui faisait sa rentrée en maternelle le 11 septembre ?
Je ne devrais pas me sentir aussi bien. Je ne devrais pas me laisser y croire quand je vois ses yeux qui grandissent, que j’entends de la vanille dans sa voix ou qu’il me dévore le cou.
Ou bien je devrais y croire et m’en foutre.
Partir la première à la première alarme, pour me laisser croire que j’ai décidé, que ça vient de moi, que je maîtrise.
Une bonne façon de revenir dans mes vieux schémas confortables comme des pyjamas, de décider que je n’ai pas faim parce que c’est terrifiant que l’on puisse sortir sans moi du restaurant.
C’est terrifiant de penser qu’il est normal de sortir sans moi du restaurant.
C’est terrifiant de penser que l’on va sortir sans moi du restaurant.
Je ne veux plus entrer dans ce putain de restaurant.
Le temps qu’on arrive au dessert, il aura 40 ans et moi 55. Si je n’ai pas repris 20 kg, on dira de moi que je suis bien conservée pour mon âge et il sera canon.
Parmi les remarques les plus stupides que l’on m’ait faites un jour, il y a celle-ci – qui n’a même pas la palme ; mon mari était en train de partir, j’avais rien vu venir, je ne me souvenais plus de mon prénom. C’est pas vrai. Je me souvenais de mon prénom. Mais je ne connaissais pas mon nom. Le sien ? Celui de mon père ? Pendant deux semaines, je n’ai littéralement pas su comment je m’appelais.
On m’a dit : “Mais comment c’est possible, tu as pensé à le retenir ?”
On ne retient pas les gens en les accrochant à des radiateurs, Martine, c’est pas légal.
Quand quelqu’un veut partir, il part ; et le plus souvent, il a raison.