J’ai détesté le collège.
J’ai détesté le collège, parce qu’il n’est dans mon souvenir qu’une longue suite de petites et grandes humiliations, quatre longues années de solitude passées entre crevettes à lunettes.
Maintenant que j’y repense, c’est le souvenir que j’ai de toute mon enfance. Pourtant, je sais bien que j’ai eu des amis, des frères et soeurs et une enfance heureuse mais on ne lutte pas contre des souvenirs. Ils se reconstruisent à votre insu et je me soupçonne d’avoir opéré parmi eux un choix un peu malsain, contre lequel je ne peux rien.
N’empêche. Mon collège, ce sont des kilomètres de pantalons trop courts, de coupes de cheveux ratées à la Jeanne d’Arc, de rires niais de petites pétasses surlookées.
Le collège, ce sont de savants calculs pour savoir qui on doit fréquenter et qui on ne doit pas, qui est in et qui est out, qui fera monter ta côte de popularité et qui ne le fera pas. Le jeu se complique lorsque l’on est soi-même out et que la question devient simplement de savoir qui on peut fréquenter et qui on ne peut pas, les seconds étant terriblement plus nombreux et mieux habillés que les premiers.
Le collège, c’est tous les jours une demie-heure de queue pour entrer dans la cantine ; une demie-heure durant laquelle on s’observe et une demie-heure, c’est long.
Attention, au collège on ne parle pas de file d’attente, mais bien de queue-à-la-cantine. Parce qu’à treize ans, on se croit déjà très malin et on rit grassement quand on entend le mot « vagin ». Il faudra tout de même attendre la seconde pour remplacer « queue-à-la-cantine » par n’importe quel autre mot, n’importe quelle périphrase.
Un jour, ayant un instant oublié de me contrôler, j’ai eu un geste fatal. Dans la queue-à-la-cantine, dans la plus splendide des vitrines, j’ai porté mon pouce à ma bouche. Oui, c’était en cinquième. J’ai sucé mon pouce très tard, ce qui prouve que ça arrive même aux meilleurs. Ma mère avait tout essayé, elle m’avait frotté le pouce à l’ail, me l’avait emmitouflé dans des chaussettes quand je dormais, rien à faire. Eh bien croyez-moi, dans ce genre de cas de figure, le collège est une solution radicale.
Le silence est tombé d’un seul coup sur la queue. Les regards se sont tournés lentement vers moi, tous. Le moment de flottement avant les premiers murmures m’a semblé très long, mais je n’ai eu que le temps maladroit de comprendre ce qui m’arrivait et de passer la main du pouce fautif dans mes cheveux, l’air-de-rien. Trop tard. Ils riaient déjà tous plus qu’ils ne pouvaient.
Il n’y a rien de plus motivant pour se mettre à bosser que l’angoisse du redoublement. Une année de plus au collège ? Plutôt mourir. Il a fallu là aussi l’arrivée en seconde pour m’apercevoir que le raisonnement était crétin : tout mon collège était dans mon lycée — mais nous avions grandi.
Ah, si, il y a pire. Il y a les six sous-pulls bordeaux identiques que ma mère avait acheté, une promo exceptionnelle. Il y en avait invariablement deux dans la machine à laver et un sur mon dos, et des dizaines de regards bavards qui ignoraient manifestement l’existence d’Electrolux et des T-shirts cheaps faits à la chaîne.
Il y a une autre promo magnifique et ces sept petites culottes en coton, porteuses chacune d’un nounours et d’un jour de la semaine. La logique des enfants est impénétrable et je me demande furieusement aujourd’hui pourquoi j’ai toujours respecté la règle et porté la culotte « lundi-nounours-qui-dort » le lundi. Nous avions sport tous les mercredis matin. Chaque mercredi de 8 heures à 8 h 10, au moment de se changer dans les vestiaires, c’était un grand moment de solitude que nous supportions tous les trois, mon sous-pull bordeaux, mon inébranlable nounours du mercredi, et moi.
Crevettes-à-lunettes de tous les temps et de tous les pays, je vous ai compris. Il existe un moyen certain de mesurer sa côte de popularité au collège : la constitution des équipes pendant les cours de sport.
Lorsque vous sortez des vestiaires, vous avez déjà le moral dans ces chaussettes qui ont été si souvent autour de votre pouce. Votre cerveau a bien intégré l’information que les dizaines de regards bavards vous répètent depuis des années, vous savez aussi que vous ne vous sentez jamais plus seul que lorsqu’il faut jouer en équipe.
Le prof désigne les capitaines — étrangement, jamais vous — et les capitaines constituent les équipes en appelant un par un les joueurs. Les premiers à partir seront les baraques grandes gueules, ceux que vous regardez aujourd’hui sur les photos de classe en vous apercevant qu’ils faisaient un mètre dix et que pour qu’ils vous regardent de haut, vous deviez être minuscule. Ensuite, ce sont les meilleures copines et les meilleurs copains, ensuite les solitaires, et ensuite, vous. Vous êtes habitué.
Quand on a appelé les capitaines, alors que tout le monde était tendu et prêt à bondir l’air triomphant à l’appel de son nom, vous vous êtes laissé tomber. Vous êtes assis dans un coin, le plus petit, le plus discret possible et vous ne respirez plus. À l’autre bout du gymnase, assis aussi, il y a votre alter-ego, l’autre crevette de la classe, qui vous ressemble et que vous haïssez, parce que c’est à son aune que vous vous mesurez. C’est avec lui que se joue le vrai combat, impitoyable et pathétique. Lorque les équipes sont constituées, que vous n’êtes plus que tous les deux, assis, c’est à ce moment-là que vous commencez à y croire, que vos paupières se ferment, que vous priez pour entendre votre nom. Être avant-dernier, passe encore. Ça vous laisse la possibilité de rire avec les loups et de vous moquer vous aussi du dernier blaireau, celui dont personne n’a voulu et qui ne fait partie de l’équipe adverse que parce qu’il fallait bien diviser la classe en deux.
Depuis c’est vrai, mon existence a pas mal changé. J’ai constitué les équipes, fait monter ou détruit des côtes de popularité.
Mais il y a des réminiscences. Je les sens monter quand un contrat de travail touche à sa fin. J’essaie de respirer, de faire taire la panique, mais à l’ANPE, devant Monster et les autres Keljob, je reviens quinze ans en arrière. J’ai besoin que l’on vienne me chercher et je ne supporte pas de taper au portes, d’envoyer des CVs, de me vendre. J’ai chevillée au corps l’angoisse du rejet.
Je peux écrire des pages et des pages, et, oui, je me relis avec plaisir. L’angoisse de la page blanche est réservée aux curriculum-vitae et aux lettres de motiv.