LBA ne voulait pas d’enfant.
Et des années après, alors qu’elle avait changé de métier, de ville, de vie, que personne ne se souvenait qu’elle était LBA et qu’elle l’avait oublié elle-même, ça n’avait pas changé.
Il ne s’agissait pas seulement de ne pas en vouloir. C’était une inaptitude chronique.
Je savais que je ne pourrais pas me lever la nuit. Je savais que je ne pourrais pas mettre mon réveil une heure plus tôt pour lever, habiller, nourrir un mouflet. Je ne voulais pas de chien déjà, parce que je savais bien que j’aurais la flemme de le sortir. Je ne voulais pas de plante verte. Je ne voulais pas me marier, pour commencer.
Je savais que je me sentirais réduite en esclavage. Je ne supportais pas l’idée d’en prendre pour vingt ans [insérez ici la remarque originale « Dans le meilleur des cas ! Imagine tu fais un Tanguy, hi hi hi. »].
Les renoncements se sont faits par degrés. On ne se sent pas cuire quand l’eau dans laquelle on est d’abord plongé est encore fraîche.
Quand j’étais petite, ma mère me disait : « Tu feras ce que tu veux quand tu seras grande ».
Que d’espoirs déçus, quelle aigreur à vingt ans. On ne fait pas du tout ce qu’on veut. On fait ce qu’on peut, en fonction des autres.
En fait, elle avait raison : on fait ce que l’on veut à condition d’être célibataire et parfaitement indépendante financièrement ; mais c’est une longue leçon.
A vingt-et-un ans donc, je regardais ma mère avec une sorte de commisération affectueuse, parce que j’avais découvert qu’elle avait tort. On ne fait pas ce que l’on veut quand on est à deux. C’est important les compromis. Je m’étais convaincue qu’un compromis c’était : s’aligner sur celui des deux pour lequel c’est le plus important. Je voudrais prendre dans mes bras le jeune moi, ou la gifler je ne sais pas. Quelle définition de merde. Celui pour lequel c’est le plus important, ça se mesure comment ? Est-ce que c’est celui qui insiste le plus ?
A vingt-et-un ans mes parents me disaient marie-toi, marie-toi, marie-toi. Mon mec me disait viens-on-se-marie, viens-on-se-marie, viens-on-se-marie. Et moi je disais non, non, non. Et ils recommençaient.
Je me souviens d’un soir, sur notre banquette fétiche de notre bar fétiche en bas de notre appartement cocon ; l’homme jouait de nouveau sa rengaine. Il avait un éclat dans les yeux quand il parlait de notre avenir. J’avais l’impression de le brimer, à force, le pauvre lapin. Il semblait accorder une telle importance à un bout de papier, à un jour déguisé en blanc. Ça devait bien être essentiel, non, pour qu’il m’en parle tout le temps ? Et puis bon, on était partis pour tout faire pour vieillir ensemble de toutes façons n’est-ce pas ? Je trouvais qu’on n’avait pas besoin d’un mec en robe pour nous valider, mais l’engagement, entre nous, il était déjà pris ? Alors, ma foi, un peu plus, un peu moins…
– Bon, ai-je cédé. Si c’est vraiment important pour toi, je te suis.
– Tu me suis quoi ?
– Ben pour le mariage. De quoi tu me parles depuis tout à l’heure ?
Il a un franc mouvement de recul, la fourchette en l’air.
– Wo, wo, wo. Tu t’embarques, là.
J’ai pris quelques secondes je crois pour ramasser mon honneur et j’ai répondu :
– Bon, mon cœur. Deux choses. Note pour ta prochaine copine : ne lui fais jamais ce coup-là, crois-moi, c’est très désagréable. Et surtout, surtout : tu ne me reparles plus jamais de mariage. Cartouche grillée.
Ici fermez les yeux et laissez passer devant vous quelques heureuses semaines, construites sur un doux tabou. On tait les envies de mariage, on bosse, on baise, on boit, on voit des copains.
Ouvrez les yeux.
Quelques mois plus tard, alors que j’avais les mains dans la vaisselle, l’homme rentre à la maison. Sa grand-mère avait fait une crise cardiaque et il était allé la voir à l’hôpital.
– Chérie, qu’il crie depuis l’entrée hilare, j’ai fait une connerie !
Je le vois passer la tête par la porte de la cuisine. Je suis en train de rincer une assiette. Il reprend.
– J’aurais dit n’importe quoi pour lui faire plaisir…
Assiette en suspens.
Lui : On se marie l’été prochain.
Bruit d’assiette qui tombe.
Lui : Ben tu m’avais dit que tu me suivais l’autre jour, non ?
C’était une entrée en matière cohérente avec ma perception du mariage, somme toute. Absurdité pour absurdité, j’ai pensé pendant des années que la demande avait été marrante et que ce serait une chouette anecdote à raconter aux petits-enfants dont je ne voulais pas.
On savait l’un comme l’autre qu’il rêvait de famille et de clan et moi de sac au dos et d’aventure. Que l’idée d’une collection de modèles réduits lui semblait un phare à suivre et me donnait envie de m’allonger sur une autoroute.
Lui se disait sans doute que je ne voulais pas du mariage non plus à l’origine et qu’il suffisait de laisser passer un peu de temps. Moi je voyais déjà dans le mariage un pari tellement irrationnel que le petit trou dans la raquette concernant le désir d’enfant ne me chiffonnait pas plus que ça. Je savais que je n’en voulais pas et que je l’avais dit, c’est tout. Je pensais qu’on le respecterait.
Avance rapide.
Ça va vous surprendre, mais quand on se marie sans être d’accord sur ce point, eh ben il y a un moment où ça coince.
Quelques années plus tard, alors que nous avions quitté Paris et que j’avais amorcé ma reconversion professionnelle, le sujet est devenu de plus en plus douloureux pour l’homme.
– Tu sais, a-t’il annoncé, j’ai réfléchi. Je veux vraiment des enfants. Je ne vais pas réussir à faire une croix dessus. J’ai besoin que tu y réfléchisses. On n’a pas toute la vie devant nous pour la refaire.
J’avais adoré sa formulation. Toute la vie devant nous pour la refaire. J’ai répondu que moi, je m’étais engagée et que j’avais l’intention de tenir parole. Je ne serais pas celle qui partirait. A lui de se positionner.
Nouveau statu quo.
A l’époque, j’avais fini ma reprise d’étude, mon stage de fin d’études et signé, doux Graal, mon premier CDI avec un salaire de grande personne – près de cinq ans après mon premier bac +5.
Pendant l’entretien de recrutement, j’avais dit que je ne voulais pas d’enfant alors qu’on ne me demandait rien – ça n’aurait pas été légal de me poser la question. J’aurais fait n’importe quoi pour qu’on m’embauche, pour qu’on m’embauche enfin. Je pense que dans la même phrase j’ai proposé de faire du café et des photocopies.
Pendant quelques mois, j’ai travaillé à des heures indues pour faire un boulot idiot et je n’en pouvais plus de joie. J’avais attendu d’être une grande personne pendant si longtemps.
On était assez loin de rouler sur l’or ; j’achetais toujours ma pilule dans une pharmacie précise dans laquelle, pour une raison que j’ai oubliée, elle était 10% moins cher. Le dernier jour de ma période d’essai, sortie du travail plus tard que prévu. Longue file d’attente devant la pharmacie. Attente, attente, fatigue. Quand deux petites vieilles (true fact) ont commencé à se battre devant moi à coup de canne pour une histoire de préséance dans la file, j’ai craqué et je suis rentrée. Ce n’est pas pour un jour de pilule que bon, hein.
Elle s’appelle Poussine.
Lorsque j’ai fait le test et que j’en ai vu le résultat, je me suis assise dans la cuisine. Je me suis servi une grande vodka. J’ai allumé une clope dans l’appartement non-fumeur. L’homme a fait un pas en arrière dignement et est sorti de la pièce, le temps de me laisser digérer. J’ai appelé ma belle-mère en larmes. Je ne me souviens absolument pas de ce qu’elle m’a dit, mais je me souviens qu’en levant les yeux, j’ai vu l’homme dans l’entrée qui n’avait pas calculé que sa danse de la victoire se reflétait dans le miroir.
J’ai détesté que tout le monde se réjouisse pour moi, j’ai détesté que l’on me félicite. J’ai détesté les En-fin !, j’ai détesté les tu-verras-c-est-merveilleux.
Moi, j’étais convaincue que je n’avais pas été aimée enfant. Je pensais que j’avais été un poids pour ma mère et que j’avais pourri sa jeunesse et que c’était de ma faute.
Je pensais que les enfants pourrissaient la jeunesse.
Je ne voulais pas que quelqu’un grandisse en se disant qu’il avait pourri la mienne.
Je ne voulais pas qu’on la pourrisse.
Il y a un médecin, un seul qui m’a dit, devant mon mari-ravi : « Vous savez que vous n’êtes pas obligée de le garder n’est-ce pas ? »
Je sais que je ne suis pas obligée.
Je sais mais si je n’ai jamais porté de stérilet, c’est parce que ça m’arrange bien de ne pas avoir à me poser la question de savoir quand commence une vie humaine et quelle responsabilité on a quand on interrompt le processus en cours de route. Je viens d’un milieu catho trad, moi. Je fais ce que je peux pour grandir mais il y a des questions qu’il est tellement confortable de ne pas se poser.
Et puis j’ai un toit. J’ai un job. J’ai un salaire. Il y a un papa. Il va y avoir un bébé.
That’s how life goes.
Le processus avait commencé sans moi et je ne me voyais pas d’argument suffisant pour changer le cours de l’histoire. J’avais peur de l’ubris et je n’avais plus qu’à suivre.
Pendant une grossesse, les grands chamboulements sont intérieurs. Je ne parle pas de l’intérieur de l’utérus, je parle de l’effort que c’est d’appréhender ce qui se passe et ce qui va changer. C’est intérieur, mais ce n’est pas privé : le ventre gonfle comme une proue pour annoncer au monde qu’on fabrique un nouveau soldat – et tout le monde s’en mêle.
Et que ça te touche le ventre, et que ça te toucherait les seins si tu laissais imaginer une ouverture, et que c’est merveilleux et que tu dois être tellement heureuse. Et que quoi, tu ne laves pas tes légumes ? Nan, mais tu risques pas de lui faire du mal à faisant du sport ? On se commande des sushis ? Sauf pour LBA, ha ha, elle peut pas.
Une tante de l’homme pendant une réunion de famille, qui se précipite sur moi toutes mains dehors pour me les poser sur le ventre. Je suis passée à un cheveu de mettre les mains dans son soutif, et puis j’ai respiré très fort. Comme je paniquais pas mal, j’avais des réactions idiotes que je m’amusais à raconter, ça dédramatisait.
« L’autre jour, raconté-je, je me suis brûlé le doigt. Et comme je suis pas super maline comme fille, au lieu de passer la main sous l’eau froide, j’ai attendu que ça passe pour m’entraîner à la douleur. »
La tante, l’amour du monde sur le visage : « Han, nan, mais tu sais, la douleur de l’accouchement, ça ressemble pas du tout à une brûlure… T’aurais dû t’occuper de ton doigt ! »
Sans dec. Merci pour le conseil.
J’avais trouvé longs mes trois mois de période d’essai ; mais cette période d’essai-là était d’un autre niveau et je n’avais même pas postulé.
J’ai toujours été une grosse fumeuse. Neuf mois sans alcool, admettons. Il y a toujours moyen de feinter avec ces horribles ersatz déguisés en bière. Neuf mois sans cigarette, alors que j’étais dans un état d’inquiétude que je n’arrivais pas à surmonter ? Le monde veut ma mort. Je sais que je ne serai pas à la hauteur, mais je jure que je fais de mon mieux. Je passe de plus de trente clopes par jour à huit, et les gens commentent. Qu’ils disent « han mais c’est mal » ou « je comprends, il vaut mieux un bébé drogué qu’un bébé stressé », je m’en fous, je voudrais seulement qu’ils se mêlent de leur cul et qu’ils laissent le mien, mon ventre, ma vie tranquilles. Le bébé sera drogué et stressé de toutes façons, et je vous emmerde. Je fais de mon mieux avec ce que j’ai. Mon but n’est évidemment pas de mettre en danger qui que ce soit. Je fais de mon mieux. Je ne suis pas prête, vraiment, pourquoi est-ce que ça semble logique à tout le monde que suis prête et que tout va bien ? Laissez-moi tranquille.
Passons les collègues, les amis et la famille. Ce sont les réactions des inconnus qui m’ont le plus marquée.
Au sortir du bureau, un jour où je n’avais encore rien fumé (exploit et cotillons). Je dois être à cinq mois de grossesse. Je marche vers la maison et j’allume ma cigarette. Réconfort. Yeux clos. Joie dans mon cœur. Je croise dans la rue une brochette de jeunes wesh. Je les regarde avancer face à moi un peu amusée ; ce sont des clichés ambulants. Ils ont les chaussettes remontées, le pantalon en dessous des fesses, on dirait qu’ils ont été castés par TF1 pour un rôle de jeune-des-téci.
L’un (je jure je cite, aucun mot n’est de moi) : Oh l’autre là comment ça se fait trop pas, elle est enceinte et elle fume. Comment ça craint. Genre, elle pense quoi ?
Entre clichés ambulants, vivantes projections des craintes des autres, toi wesh, moi enceinte indigne, je ne pensais pas qu’on pouvait se juger l’un l’autre comme ça. Mais j’avais négligé l’influence de TF1, semblerait-il.
Autre jour. Arrêt de départ de la ligne de bus. J’ai tellement envie d’une cigarette que je pourrais couper l’un de mes doigts et le fumer, là maintenant tout de suite devant vous. Le bus est à l’arrêt. Je soulève mon ventre sur la première marche :
– Bonjour, vous partez dans combien de temps ?
Le conducteur, après un coup d’œil à l’horloge : « Sept minutes ».
– Merci !
Je redescends. J’allume ma clope. Putain, c’est bon. Yeux clos. Joie dans mon cœur.
Le conducteur du bus m’appelle : « Madame ? Je vais partir maintenant finalement, ce sera mieux pour votre bébé. »
J’ai pris le bus suivant.
Vous savez ce que c’est une ESN ? Une SSII ?
Ce sont ces boîtes qui recrutent des ingénieurs et les vendent sur mission à d’autres boîtes. J’étais en ESN. Lorsque j’ai annoncé ma grossesse, j’ai été, légalité oblige, moûltement félicitée. Puis on m’a annoncé, jouez hautbois, résonnez musettes, qu’on m’avait trouvé une super mission un truc de fou, passionnant, à Lausanne. Une mission de six mois. Par contre stp, ne dis pas au client que tu es enceinte, ça va les stresser. Et pas non plus à l’antenne suisse de l’ESN, ça va les tendre.
Peut-être qu’ils n’étaient pas bien informés de la durée d’une grossesse. Peut-être que ça n’était pas logique pour eux que trois mois + six mois = mission que je n’allais pas faire jusqu’au bout. Ça n’avait pas l’air de les choquer.
C’était une époque où je n’avais pas encore appris à dire non.
J’ai dit que j’étais flattée, que ça avait l’air intéressant effectivement, mais que comment j’allais faire mon suivi de grossesse depuis la Suisse ?
Ben, tu feras ton suivi en Suisse.
Heu, merci, mais pardon, j’ai pas été assez précise. Je voulais dire : comment je vais faire mon suivi de grossesse à Lyon ?
Réponse : t’inquiète, tu poseras des RTT. Le mec qui m’a répondu ça avait quatre gosses. Sa femme devait savoir mieux que lui qu’en France, le suivi de grossesse peut se faire sur le temps de travail. Ou bien elle n’a jamais bossé. (Réponse B). Poussine a dix ans maintenant et je ne m’en suis pas encore remise de cette réponse.
Mais Lausanne, ça veut dire cinq heures de train aller, cinq heures de train retour ? Je flippe déjà d’être enceinte, c’est recommandé le train ?
Réponse : Ah, ce sont les trajets qui t’inquiètent ? T’inquiète ! Ma femme elle a pris le train pendant les quatre grossesses, c’est pas ça qui a posé problème, hein.
Je suis terrifiée à l’idée d’être enceinte. Je ne veux pas passer ma grossesse loin de mon mec.
Réponse : Ah, ce sont les WEs qui t’inquiètent ? T’inquiète ! Il te suffit de partir super tôt le lundi matin et de prendre un train le vendredi soir, t’arrives vers minuit et hop, t’as ton WE !
Je n’ai pas les moyens moi, d’avancer les aller-retours en train. Je veux un forfait, je vais pas m’en sortir sinon.
Réponse : Mais comment tu gères ton budget LBA ? I swear : mon chef m’a répondu ça. Je voudrais tellement que les gens se mêlent de leurs oignons et me laissent vivre ma vie tranquille.
Je suis allée à Lausanne. Je me suis fadé les aller-retours dans les trains transfrontaliers bondés dans lesquels on ne peut pas s’asseoir. On ne voyait pas encore mon ventre. Quand je demandais une place because grossesse, on levait les yeux au ciel, genre nan, mais si tôt dans la grossesse franchement, elle en fait des caisses. J’ai quand même eu un traitement de faveur : comme je vomissais tout le temps, je passais le trajet dans les toilettes. Les gens toquaient quand ils voulaient pisser et je leur laissais la place.
C’est joli Lausanne. J’ai bien aimé. Ça n’aurait pas été une mission de merde, je n’aurais pas été en train de mentir à mon client, je n’aurais pas été enceinte, je n’aurais pas vendu pères et mères pour rester avec l’homme que je serais restée dans la ville volontiers.
Mon médecin m’a arrêtée au bout de trois semaines, en m’interdisant de travailler ailleurs que dans la banlieue lyonnaise. Mon chef a été très déçu par mon manque de professionnalisme. J’ai démissionné pendant le congé mat, lorsqu’il m’a reproché d’avoir dissimulé ma grossesse à mon client suisse.
Les mois passent et je ressemble de plus en plus à un culbuto. Je ne peux plus faire mes lacets. Comme l’homme s’est pété la main, on rame un peu. Je bosse jusqu’à la dernière seconde.
Le jour J, je hurle toutes les quatre minutes dans l’appartement, je vais mourir, là, ici. L’homme me demande si je peux faire attention, là, un peu, quand même, je comprends que tu souffres, mais les voisins.
J’essaie d’appliquer ce que l’on m’a demandé. Je patiente. Je prends un bain. Et puis je n’en peux plus et je dis qu’on va à l’hôpital, et qu’on y va maintenant.
L’homme : « Yep, tout de suite. J’attends juste que ma tarte aux pommes ait fini de cuire et je me brosse les dents. »
Ellipse. Quelques minutes plus tard dans l’ascenseur, il reprend : « Franchement, faut que je te dise, j’entends bien que tu te marres pas, mais ne me hurle plus jamais dessus comme tu viens de le faire, franchement, ça se fait pas. »
Le melon que j’ai dans l’utérus continue de se frayer un chemin. Je vais mourir.
Course jusque l’hôpital. Attente. Hurlements. Je ne suis même plus capable de décrire la douleur que ça a pu être, mais je sais que dans les semaines qui ont suivi, je pouvais me coincer le doigt dans une portière de voiture sans que ça me fasse moufter. Du petit lait.
L’homme refuse d’ouvrir la fenêtre de la chambre pour que je puisse sauter et que ça s’arrête. Je trouve ça injuste et je l’engueule encore. Il fait vraiment rien pour m’aider. Quand on vient enfin nous chercher, je vomis de douleur partout dans les couloirs. Je m’en rends à peine compte. C’est mon problème numéro 12.
Puis blackout.
Je sais seulement que j’ai frappé le mec qui est venu me poser la péridurale parce qu’il m’a demandé de me pencher – qu’est-ce que tu veux que je me penche, mon grand, mon ventre occupe absolument tout l’espace entre mes seins et mes genoux, mon dos se disloque, je ne sais plus qui je suis. Il m’a appuyé sur les reins pour forcer le mouvement. Il ne fallait pas me toucher. Vlang, un coup de coude dans les dents et zéro culpabilité. Ils se sont mis à deux pour me piquer.
Ensuite on m’a répété Poussez, poussez, mais que croyez-vous que je suis en train de faire ? Quelqu’un a ouvert la porte et crié on a besoin d’aide ici et ils ont été tellement nombreux tout à coup.
La petite est arrivée à 20h04. L’homme n’a pas pu couper le cordon parce que ma main était toujours crispée dans ses cheveux. Quelqu’un m’a posé Poussine sur le sein. J’ai à peine regardé. Je voulais pleurer. J’étais fatiguée, tellement fatiguée. Ils ont repris le bébé et l’homme les a suivis.
Si vous pensez que quelqu’un vous a déjà regardé avec le jugement dernier dans les yeux, suivez-moi dans cette pièce, après la délivrance. Je me suis redressée lentement sur les coudes et j’ai dit à l’infirmière : « C’est bon, je peux aller fumer, maintenant ? »
Non. Je ne pouvais pas.
Le papa et le bébé en landau de maternité sont revenus. Il la regardait avec de l’amour qui débordait du coin des yeux. « T’inquiète, il lui a dit. Tu vas te sentir seule quelque temps, mais bientôt, tu vas avoir un petit frère ou une petite sœur. Je me charge de convaincre Maman. »
J’ai pu dire tout de suite qu’elle était ma fille, mais il a m’a fallu quelque temps pour dire que j’étais sa mère. J’avais le bébé le plus commode de la maternité, un bébé avec quatre façons de pleurer. Ma couche est pleine / J’ai faim / J’ai mal au ventre, il suffit de me bercer un peu pour que ça passe / Je suis claquée, si tu m’allonges, ça me calmera direct.
Elle m’a adoptée avant que je ne l’adopte. Ce regard qu’elle avait, cette confiance, c’est pas malin ma puce de mettre tous tes œufs dans le même panier comme ça : elle avait l’air d’y croire et j’ai fait de mon mieux pour la suivre.
L’homme est revenu le lendemain avec des cernes et un mal de ventre terrible. Il était sorti avec des copains et il avait trop bu : c’était ma dernière soirée de célibataire tu comprends, fallait que j’en profite, par contre je ne vais pas rester, je me sens vraiment pas bien. Hé, t’as été super bien accueillie par les infirmières, hein ? Clin d’œil. Ça a trop bien marché, de leur apporter de la tarte aux pommes.
Quand mes parents sont venus, j’ai vu mon père regarder Poussine et je me suis aperçue qu’il m’avait regardée pareil, vingt-huit ans plus tôt. J’ai compris en le regardant que j’avais été aimée et que j’avais oublié. Les grandes personnes sont maladroites, et les enfants ne savent pas qu’elles apprennent.
Quand Poussine avait un peu moins d’un an, nous étions en vacances chez mes parents. Ma mère est descendue du grenier avec une poupée dans les bras. « Tu veux la récupérer pour ta fille ? »
Oh ! Ma poupée Poussine ! Je l’avais oubliée. Je ne voulais pas d’enfant, et ma fille, dont le prénom est une évidence (c’est pas le plus beau prénom du monde, Poussine ?), ma fille porte le prénom de ma poupée d’enfant, celle dont je n’avais plus le moindre souvenir. Poussine s’est toujours appelée Poussine.
Comment on parle à une enfant dont on ne voulait pas et qu’on va faire grandir ? Qu’est-ce qu’on lui dit ? Je suis certaine que si je m’étais tue, elle l’aurait senti. Et c’est terrible de laisser libre cours à l’imagination quand c’est tout ce que l’on a.
Alors l’histoire entre Poussine et moi c’est qu’elle était mon bébé surprise, mon bébé-pas-fait-exprès. Que la grossesse était loooongue et difficile et que j’avais peur parce que je pensais que je ne saurais jamais être une bonne maman (ça ça la fait rigoler). Et puis elle est née et elle était le bébé le plus commode de l’histoire et quelle chance j’ai eue de tomber sur ce bébé-ci ! Un bébé pour Maman débutante, un bébé sur mesure pour moi, Lumière de mes Jours.
Et elle a tellement assuré, que pour le petit frère, c’est elle qui m’a convaincue.