Mais attention, hein. Pas passer pour une conne. Être une grosse conne, une pure, une dure, une tatouée. Voici un petit cours en dix leçons.
Situation de départ :
Pour commencer, prendre un postulat de base. Parfois, Jules (oui, je sais, c’est ridicule comme dénomination, mais si vous avez une autre idée vous me faites signe), parfois disé-je, Jules a besoin de vous. Il sait qu’il démarre le lendemain un mois et demi de travail de folie, qu’il va faire des journées de huit heures à minuit, qu’on ne va quasiment pas pouvoir se voir pendant tout ce temps. Les samedis soirs, et encore. Du coup il aimerait bien passer la soirée avec vous.
Leçons à mettre en œuvre :
1/ Sortir voir des copains précisément ce soir-là. De toute façon, il a du boulot, et puis c’est un gars compréhensif. Si vraiment on rentre tard, il a des potes aussi, non ? Bon, qu’il en fasse pas tout un fromage. D’ailleurs, il n’en fait pas tout un fromage.
2/ Le rejoindre à 23 h 30 passées et pas avant, en sachant pertinemment qu’il se lève à 7h le lendemain.
3/ Arriver complètement bourrée. Ben oui, qui dit soirée entre potes, dit vin au resto et despés au Merle. Au pluriel, despés, s’il-vous-plaît. Arriver complètement bourrée, donc, de préférence une fois qu’il a fini par appeler des potes (parce que ce garçon a de la ressource, il allait pas vous attendre les bras croisés en faisant la vaisselle). L’idée est de choisir son moment pour de pouvoir lui faire une honte terrible en public. Le moment est parfaitement choisi, par exemple, pour raconter des épisodes de votre vie sexuelle aux susdits potes.
4/ Jules, il a pas l’air, mais c’est un gars patient. C’est pas un petit esclandre qui va le mettre en colère. Tout au plus tire-t’il un petit peu la gueule. Comme vous être bourrée, vous ne vous en apercevez pas, évidemment.
5/ Arrivés au lit, vous vous demandez pourquoi il est pris d’une soudaine passion pour le mur. Dans un élan d’altruisme, vous lui demandez ce qu’il a. Attention, vous n’êtes pas en train d’établir un dialogue constructif (vous en êtes complètement incapable), vous vous demandez vraiment ce qu’il a. Quand il vous répond sur un ton un peu douloureux : « Je te reconnais pas. La fille que j’aime, c’est celle qui est nette », vous ne remarquez même pas qu’il vient de vous faire une déclaration d’amour (si, si, relisez la phrase). Tout ce que vous avez entendu, c’est qu’il vous a traitée d’alcoolique. Il a pas tort, mais ce n’est pas le problème, aussi rétorquez-vous, goguenarde : « Oh, ça va, hein, tu m’as pas vu bourrée souvent. »
Et Jules de répondre : « Quand même. Quatre fois. Et ça fait deux mois qu’on est ensemble. » Là, si vous voulez pousser le bouchon, dîtes-lui quelque chose comme « Naaaan, pas quat’fois, naaaan », histoire qu’il puisse se lancer dans le récit circonstancié de chacune de vos cuites. Il a de la mémoire, le bougre.
6/ Pendant qu’il vous parle, endormez-vous.
7/ Le lendemain matin, tenez le rythme. Engueulez-le quand son réveil sonne. Et expliquez-lui qu’il faut qu’il laisse son portable, vu qu’il n’y a pas de vrai réveil dans la pièce et que le votre n’a plus de batterie.
8/ Comme le con entre les deux, c’est pas lui, il explique doucement que son portable, il en a un peu besoin, et que en vous levant à cette heure-ci, vous aurez peut-être enfin une chance d’arriver à l’heure au boulot. Peu importe que l’argument fasse mouche, envoyez-le bouler. Non mais.
9/ Quand il vient vous faire un bisou avant de partir, envoyez-le bouler aussi. Le sommeil, ça se respecte.
10/ Une fois qu’il est parti, plus besoin de jouer à l’égoïste autiste. Vous vous levez quasiment au moment ou il ferme la porte. Sous la douche, reviennent doucement les souvenirs de la veille. Vous êtes en train d’atterrir.
Drame et conséquences :
Vous commencez à culpabiliser. Surtout, vous vous souvenez que vous n’allez pas vous voir de la semaine. Vous feriez n’importe quoi pour vous rattraper. Vu qu’il n’est plus dans la pièce, que vous n’avez plus de batterie et que de toute manière, il n’est pas disponible, c’est quand même pas facile. Vous vous mettez à lui écrire un mot que vous comptez fermement laisser sur son oreiller.
8 h 10 (vous serez en retard au boulot quoi qu’il arrive), le fixe sonne. Vous n’y aviez pas pensé, au fixe. Vous n’êtes pas chez vous, mais au stade où on en est, vous décrochez.
C’est lui, qui a pris une pause pour vous appeler, pour être sûr que vous vous soyez levée. Vous avez réussi à le culpabiliser. Comme vous avez envie d’être gentille, vous prenez un ton détaché pour lui dire que oui, oui, tout va bien, vous vous êtes levée fraîche et dispose juste après son départ. Ce qui, bien sûr, peut être mal interprété, mais vous ne vous en apercevrez qu’en début d’après-midi. Vous continuez en ajoutant que vous venez de vous rappeler que vous avez un mariage samedi (encore), et que vous ne savez donc pas quand vous allez pouvoir vous recroiser.
Là, il commence à être un petit peu sec : « Ouais, bon, ben, on se rappelle en fin de semaine, on en parle », et il raccroche.
C’est là qu’arrive le choc. Comment ça, en fin de semaine ?? Pendant le trajet de métro, vos idées se remettent en place. On se rappelle en fin de semaine, ça veut dire qu’il n’y a même pas moyen que vous l’appeliez avant. Il est débordé de toute façon. Vous repensez au mot que vous avez laissé, et vous apercevez que si votre but est qu’il vous prenne pour une débile profonde, il est parfaitement approprié. Bref, vous avez une illumination : vous êtes une grosse conne. Ce mec pensait qu’il pouvait compter sur vous, et non. Pourtant, il ne demandait pas grand chose, et vous l’adorez. Vraiment. C’est pas sûr qu’il s’en soit aperçu.
Vous passez votre journée à regarder votre portable, en vous disant que si vous vous concentrez suffisamment, peut-être qu’il se mettra à sonner, même si la batterie est à plat. Vous réactualisez votre boîte mail en moyenne toutes les cinq secondes, en comptant la pause de l’heure du déjeuner. Vous passez le dîner au restaurant avec votre père à maltraiter votre petite cuiller, sans écouter un mot de ce qu’il raconte.
La nature se venge. Vous jurez, mais un peu tard, que l’on ne vous y prendra plus.
J’attends toujours mon coup de fil. Je crois que je peux courir. Si quelqu’un a une méthode pour rattraper le coup, je prends.