Ça ne vaut peut-être pas le coup de faire une note là-dessus, mais c’est à ça que sert ce blog après tout.
Alors voilà : ce week-end je me suis fait mordre par un rat.
Ça avait bien commencé, pourtant.
À 18 h 30 vendredi, Big-Boss n’est pas entré dans mon bureau pour me tenir la jambe jusqu’au lundi matin.
Exceptionnel.
J’avais trouvé le courage et l’énergie de passer chez mes parents.
Fabuleux.
Personne ne m’a violée dans le RER.
On s’est fait un bon début de soirée tous les quatre.
Couscous au restaurant, avec les parents de bonne humeur, la petite sœur que je n’avais pas vue depuis la rentrée et qui a pris cinq centimètres.
Pas de prise de tête intempestive. Pas de besoin pressant d’entrer dans le costume de la fille parfaite pour voir un peu de lumière dans leurs yeux.
Je me disais même que c’était dommage que Pierre ne soit pas là.
En rentrant à la maison, mon père s’est mis à jouer Maréchal, nous voilà[1] sur la batterie de la petite. C’était marrant.
Fondu enchaîné au blanc, musique de Noël et gros plan sur le sapin.
Vers 23 heures, après avoir mis la petite au lit – enfin, devant la télé –, après que Maman se soit couchée, mon père et moi, on est ressortis en catimini.
Direction : le pub.
À chaque fois que je vais chez eux, on va se biturer tous les deux dans le seul pub acceptable de tout le 77.
C’est un endroit assez étrange. Quand on a commencé à y aller, la clientèle était beaucoup plus variée. Mon père en costard et moi en salopette – on a tous eu dix-huit ans –, on ne jurait pas du tout dans le décor.
Maintenant, la moyenne d’âge est de vingt-cinq ans.
Longueur de cheveux moyenne : quarante centimètres. Piercings et tatouages bienvenus.
Et nous on va joyeusement se biturer en famille.
On se saoule en écoutant les rocks de notre adolescence. Ça détend.
Vers 00 h 30, donc, mon père était en train de m’expliquer que telle grand-tante est devenue complètement vieille et qui si je voulais la voir avant la fin, fallait que je me secoue.
Je lui répondais pendant les couplets.
Pendant les refrains, je gueulais avec tout le monde sur Off Spring.
On avait eu I want it all, on avait eu Led Zeppelin et deux ou trois autres moments de bonheur. Je me sentais plus.
On avait bu une bouteille à deux au restaurant, je terminais ma deuxième pinte, je discutais avec mon Papa sans avoir besoin de jouer la comédie : j’aurais pu mourir à ce moment-là.
J’étais plus ou moins en transe.
Et bizarrement, il se passe toujours des choses étranges quand on est en transe.
En l’occurrence, il y a eu une sorte de vague. Les filles sont montées sur les chaises et sur les tables. Les garçons se sont levés et ont empoignés leur blouson.
Je ne me suis pas vraiment demandé ce qui se passait. Je me suis simplement dit : « Oh. »
Quand on a bu, on est un peu moins réactif qu’à l’ordinaire, il parait.
Pourtant, je l’avais vu.
Je crois même que j’étais la première. Ça faisait bien cinq minutes que je le regardais trotter et que je me disais qu’il était bien mignon ce rat, et que peut-être c’était une souris, et est-ce qu’une souris, ça peut-être marron ?
Bref. Les cris des demoiselles couvraient la musique. Mon père était debout sur son tabouret.
Les garçons s’étaient mis à poursuivre la bête, tous blousons brandis, histoire de ne pas l’attraper avec les mains.
Parait que ça mord, ces bêtes-là.
Je n’ai jamais aimé toucher les animaux. C’est sale, ça ne se lave pas, ça se roule dans sa propre merde, on ne sait jamais si ça ne va pas mordre ou griffer, et en plus ça ne mange pas équilibré.
Mais depuis quelques semaines, il y avait eu un changement dans ma vie. Un truc important. Un truc qui te transforme un regard sur l’existence. Un chat.
Une boule de poil adorable qui ronronne quand on la caresse sous le menton.
Vous prenez ça, vous y ajoutez la dose d’alcool que j’avais dans le sang, et même si ça ne change rien au ridicule, ça explique une partie de mon geste.
Ils voulaient le rat ? Ben, suffisait de le ramasser. C’est ce que j’ai fait.
Je confirme : ça mord, ces bêtes-là.
Bref. Je suis allée voir le patron[2] un peu penaude.
Ma main dégoulinait de sang. Je repeignais tout ce que je touchais.
Je lui ai dit : « Euh, t’énerve pas, mais… je crois que t’as des rats. »
Il est devenu blanc, il a appelé sa femme de la main gauche, le videur de la main droite. La première m’a emmenée dans l’arrière-salle pour mettre un pansement, le second s’est fait vertement remonter les bretelles.
Je n’ai pas vu les épisodes suivants : je me suis fait embarquer par mon père en douce, il m’a mise dans la voiture sans trop me demander mon avis.
Direction : les urgences.
J’ai cherché le docteur Carter partout, et je suis tombée sur une bonne femme faussement jeune qui m’a expliqué que les morsures de rats, elle n’y comprenait rien, et qu’elle allait demander leur avis aux internes.
Je suis repartie de là avec de la Bétadine et un comprimé d’Augmentin.
Merci les gars.
Les gens font toujours une tête bizarre quand on raconte qu’on s’est fait mordre par un rat.
Prenez Pierre, par exemple : je n’étais pas arrivée chez lui depuis dix minutes qu’il m’a envoyée dare-dare aux urgences de la Pitié, dûment pistonnée par une de ses amies en médecine, qui avait parlé de moi à un interne, qui avait parlé de moi à un médecin.
Passage express : je suis entrée à 18 h 20, sortie à 18 h 40.
Même le docteur Carter, il aurait pas fait mieux.
Ça fait un peu mal à la citoyenneté de passer devant une armée de blessés de guerre.
Je me déculpabilise comme je peux en me répétant que franchement, je ne suis pas restée longtemps, et que de toute façon, je ne maîtrisais rien.
L’interne est passé me voir discrètement en me disant :
- Bon, c’est toi, LBA ? Oui, Unetelle m’a appelé pour me parler de ton cas. Alors tu t’es fait mordre par un rat ? Où ça ?
Et moi, bêtement :
- À Melun.
- Sérieux, t’es de Melun, géant, je suis du même coin !
Bref, on s’est éloignés un peu du sujet pendant deux minutes, et puis il a repris son air sérieux et mystérieux. Il est parti en disant :
- Bon. Je t’envoie un chirurgien. S’il te pose une question, t’es étudiante en médecine.
Ah ?
D’accord.
Le chirurgien entre côté jardin au moment précis où l’interne sort côté cours.
Il reste dans les coulisses et me surveille du regard.
Le chirurgien :
- Alors mademoiselle, il paraît qu’on s’est fait mordre par un rat ?
Il me sourit. Moi, comme je commence à être au courant que je me suis fait mordre, l’info ne me fait pas trop bondir.
Je hoche la tête et il continue.
- Paraît que vous êtes étudiante en médecine ?
Regard suppliant de l’interne en coulisses.
- Euh… Oui.
- Quelle année ?
- Euh… Quatrième.
- Ah, c’est bien. Et vous êtes à la fac où ?
- Euh…
- Ici ?
- Euh… oui.
- Et vous allez prendre quoi comme option de quatrième année ?
- Euh…
De l’extérieur, ça n’a pas l’air, mais à ce moment-là, ça se passe très vite dans ma tête.
Bon, si je suis censée être déjà en quatrième année, je ne peux pas dire que je n’ai pas encore fait de choix.
Y a quoi comme options, en quatrième année de médecine ?
Qu’est-ce que je risque s’il me chope ?
Est-ce qu’il fait semblant de ne pas griller que je n’y connais rien ?
Je prends ma plus petite voix, et je sors un mot au hasard, en priant pour que ça existe :
- Euh… Cardio ?
Il prend un air surpris.
- Quoi ?
Ah, non, ça ne doit pas exister.
Je ne sais plus trop quoi dire :
- Je suis désolée, vous comprenez. Je suis franchement sous le choc. Je viens de me faire mordre… J’ai peur d’être malade. Je ne sais plus où j’en suis. Je ne sais plus où j’en suis.
- Ah. Vous avez pris Physio ?
- …Euh. Physio. Oui, c’est ça, physio.
Ce mec, c’est soit un con, soit un héros.
Il a fait exactement la même chose que la minette de la veille : un bain de Bétadine, et me dire qu’il faut que j’aille faire des examens anti-rabiques.
Merci mec.
Je suis sortie au bout de cinq minutes, le droit enrubanné et l’ego un peu meurtri.
L’interne m’a fait un sourire complice. J’ai vaguement souri.
Ça m’apprendra une fois de plus que boire, c’est mal, et c’est dangereux. Surtout quand il y a une bestiole qui se balade au moment où je commence à confondre ma gauche et ma droite.
[1] Attention, mon père est un grand pro du second degré. On a grandi avec sa version reggae de Maréchal, nous voilà. Même que ma petite sœur a compris qu’il ne fallait surtout pas le chanter en public quand elle nous a fait le coup à la prise d’armes de mon frangin.
Y a des jours dont on se souvient, comme ça.
[2] Pas le mien, hein. Celui du bar.