L’amour du risque

Ça ne vaut peut-être pas le coup de faire une note là-dessus, mais c’est à ça que sert ce blog après tout.

Alors voilà : ce week-end je me suis fait mordre par un rat.

Ça avait bien commencé, pourtant.

À 18 h 30 vendredi, Big-Boss n’est pas entré dans mon bureau pour me tenir la jambe jusqu’au lundi matin.

Exceptionnel.

J’avais trouvé le courage et l’énergie de passer chez mes parents.

Fabuleux.

Personne ne m’a violée dans le RER.

On s’est fait un bon début de soirée tous les quatre.

Couscous au restaurant, avec les parents de bonne humeur, la petite sœur que je n’avais pas vue depuis la rentrée et qui a pris cinq centimètres.

Pas de prise de tête intempestive. Pas de besoin pressant d’entrer dans le costume de la fille parfaite pour voir un peu de lumière dans leurs yeux.

Je me disais même que c’était dommage que Pierre ne soit pas là.

En rentrant à la maison, mon père s’est mis à jouer Maréchal, nous voilà[1] sur la batterie de la petite. C’était marrant.

Fondu enchaîné au blanc, musique de Noël et gros plan sur le sapin.

Vers 23 heures, après avoir mis la petite au lit – enfin, devant la télé –, après que Maman se soit couchée, mon père et moi, on est ressortis en catimini.

Direction : le pub.

À chaque fois que je vais chez eux, on va se biturer tous les deux dans le seul pub acceptable de tout le 77.

C’est un endroit assez étrange. Quand on a commencé à y aller, la clientèle était beaucoup plus variée. Mon père en costard et moi en  salopette – on a tous eu dix-huit ans –, on ne jurait pas du tout dans le décor.

Maintenant, la moyenne d’âge est de vingt-cinq ans.

Longueur de cheveux moyenne : quarante centimètres. Piercings et tatouages bienvenus.

Et nous on va joyeusement se biturer en famille.

On se saoule en écoutant les rocks de notre adolescence. Ça détend.

Vers 00 h 30, donc, mon père était en train de m’expliquer que telle grand-tante est devenue complètement vieille et qui si je voulais la voir avant la fin, fallait que je me secoue.

Je lui répondais pendant les couplets.

Pendant les refrains, je gueulais avec tout le monde sur Off Spring.

On avait eu I want it all, on avait eu Led Zeppelin et deux ou trois autres moments de bonheur. Je me sentais plus.

On avait bu une bouteille à deux au restaurant, je terminais ma deuxième pinte, je discutais avec mon Papa sans avoir besoin de jouer la comédie : j’aurais pu mourir à ce moment-là.

J’étais plus ou moins en transe.

Et bizarrement, il se passe toujours des choses étranges quand on est en transe.

En l’occurrence, il y a eu une sorte de vague. Les filles sont montées sur les chaises et sur les tables. Les garçons se sont levés et ont empoignés leur blouson.

Je ne me suis pas vraiment demandé ce qui se passait. Je me suis simplement dit : « Oh. »

Quand on a bu, on est un peu moins réactif qu’à l’ordinaire, il parait.

Pourtant, je l’avais vu.

Je crois même que j’étais la première. Ça faisait bien cinq minutes que je le regardais trotter et que je me disais qu’il était bien mignon ce rat, et que peut-être c’était une souris, et est-ce qu’une souris, ça peut-être marron ?

Bref. Les cris des demoiselles couvraient la musique. Mon père était debout sur son tabouret.

Les garçons s’étaient mis à poursuivre la bête, tous blousons brandis, histoire de ne pas l’attraper avec les mains.

Parait que ça mord, ces bêtes-là.

Je n’ai jamais aimé toucher les animaux. C’est sale, ça ne se lave pas, ça se roule dans sa propre merde, on ne sait jamais si ça ne va pas mordre ou griffer, et en plus ça ne mange pas équilibré.

Mais depuis quelques semaines, il y avait eu un changement dans ma vie. Un truc important. Un truc qui te transforme un regard sur l’existence. Un chat.

Une boule de poil adorable qui ronronne quand on la caresse sous le menton.

Vous prenez ça, vous y ajoutez la dose d’alcool que j’avais dans le sang, et même si ça ne change rien au ridicule, ça explique une partie de mon geste.

Ils voulaient le rat ? Ben, suffisait de le ramasser. C’est ce que j’ai fait.

Je confirme : ça mord, ces bêtes-là.

Bref. Je suis allée voir le patron[2] un peu penaude.

Ma main dégoulinait de sang. Je repeignais tout ce que je touchais.

Je lui ai dit : « Euh, t’énerve pas, mais… je crois que t’as des rats. »

Il est devenu blanc, il a appelé sa femme de la main gauche, le videur de la main droite. La première m’a emmenée dans l’arrière-salle pour mettre un pansement, le second s’est fait vertement remonter les bretelles.

Je n’ai pas vu les épisodes suivants : je me suis fait embarquer par mon père en douce, il m’a mise dans la voiture sans trop me demander mon avis.

Direction : les urgences.

J’ai cherché le docteur Carter partout, et je suis tombée sur une bonne femme faussement jeune qui m’a expliqué que les morsures de rats, elle n’y comprenait rien, et qu’elle allait demander leur avis aux internes.

Je suis repartie de là avec de la Bétadine et un comprimé d’Augmentin.

Merci les gars.

Les gens font toujours une tête bizarre quand on raconte qu’on s’est fait mordre par un rat.

Prenez Pierre, par exemple : je n’étais pas arrivée chez lui depuis dix minutes qu’il m’a envoyée dare-dare aux urgences de la Pitié, dûment pistonnée par une de ses amies en médecine, qui avait parlé de moi à un interne, qui avait parlé de moi à un médecin.

Passage express : je suis entrée à 18 h 20, sortie à 18 h 40.

Même le docteur Carter, il aurait pas fait mieux.

Ça fait un peu mal à la citoyenneté de passer devant une armée de blessés de guerre.

Je me déculpabilise comme je peux en me répétant que franchement, je ne suis pas restée longtemps, et que de toute façon, je ne maîtrisais rien.

L’interne est passé me voir discrètement en me disant :

  • Bon, c’est toi, LBA ? Oui, Unetelle m’a appelé pour me parler de ton cas. Alors tu t’es fait mordre par un rat ? Où ça ?

Et moi, bêtement :

  • À Melun.
  • Sérieux, t’es de Melun, géant, je suis du même coin !

Bref, on s’est éloignés un peu du sujet pendant deux minutes, et puis il a repris son air sérieux et mystérieux. Il est parti en disant :

  • Bon. Je t’envoie un chirurgien. S’il te pose une question, t’es étudiante en médecine.

Ah ?

D’accord.

Le chirurgien entre côté jardin au moment précis où l’interne sort côté cours.

Il reste dans les coulisses et me surveille du regard.

Le chirurgien :

  • Alors mademoiselle, il paraît qu’on s’est fait mordre par un rat ?

Il me sourit. Moi, comme je commence à être au courant que je me suis fait mordre, l’info ne me fait pas trop bondir.

Je hoche la tête et il continue.

  • Paraît que vous êtes étudiante en médecine ?

Regard suppliant de l’interne en coulisses.

  • Euh… Oui.
  • Quelle année ?
  • Euh… Quatrième.
  • Ah, c’est bien. Et vous êtes à la fac où ?
  • Euh…
  • Ici ?
  • Euh… oui.
  • Et vous allez prendre quoi comme option de quatrième année ?
  • Euh…

De l’extérieur, ça n’a pas l’air, mais à ce moment-là, ça se passe très vite dans ma tête.

Bon, si je suis censée être déjà en quatrième année, je ne peux pas dire que je n’ai pas encore fait de choix.

Y a quoi comme options, en quatrième année de médecine ?

Qu’est-ce que je risque s’il me chope ?

Est-ce qu’il fait semblant de ne pas griller que je n’y connais rien ?

Je prends ma plus petite voix, et je sors un mot au hasard, en priant pour que ça existe :

  • Euh… Cardio ?

Il prend un air surpris.

  • Quoi ?

Ah, non, ça ne doit pas exister.

Je ne sais plus trop quoi dire :

  • Je suis désolée, vous comprenez. Je suis franchement sous le choc. Je viens de me faire mordre… J’ai peur d’être malade. Je ne sais plus où j’en suis. Je ne sais plus où j’en suis.
  • Ah. Vous avez pris Physio ?
  • …Euh. Physio. Oui, c’est ça, physio.

Ce mec, c’est soit un con, soit un héros.

Il a fait exactement la même chose que la minette de la veille : un bain de Bétadine, et me dire qu’il faut que j’aille faire des examens anti-rabiques.

Merci mec.

Je suis sortie au bout de cinq minutes, le droit enrubanné et l’ego un peu meurtri.

L’interne m’a fait un sourire complice. J’ai vaguement souri.

Ça m’apprendra une fois de plus que boire, c’est mal, et c’est dangereux. Surtout quand il y a une bestiole qui se balade au moment où je commence à confondre ma gauche et ma droite.


[1]           Attention, mon père est un grand pro du second degré. On a grandi avec sa version reggae de Maréchal, nous voilà. Même que ma petite sœur a compris qu’il ne fallait surtout pas le chanter en public quand elle nous a fait le coup à la prise d’armes de mon frangin.

              Y a des jours dont on se souvient, comme ça.

[2]             Pas le mien, hein. Celui du bar.

Faudra retourner bosser lundi

Depuis le début de la semaine, tous mes soirs sont des dimanches. Je veux pas y retourner.

Je veux pas. Je sais qu’il m’attend, version 22 en main, les yeux brillants.

Je veux ma maman.

Jeudi matin.

J’essaie d’arriver tôt.

Je prends les devants, quarante-six feuilles de brouillon et un stylo, et je me prépare à vider la mer avec une petite cuiller.

Il reprend depuis le début.

Il réécrit cinq fois la lettre d’introduction.

Il s’interroge à voix haute sur chaque mot, chaque virgule.

Je me suis préparée psychologiquement.

J’encaisse.

Et puis il lève la tête, et il dit :

  • LBA.
  • [Ici, mettre cinq secondes de silence et une forte odeur de sueur.]
  • LBA. Ça ne va pas aller.
  • [Parfois on a des pannes de répartie, et c’est jamais au bon moment.]
  • Faut que t’arrêtes de changer d’avis tout le temps. D’ajouter partout de nouvelles idées qui sortent de nulle part.
  • [Là, je propose de ne pas faire de commentaire, il y a peut-être dans l’assistance des âmes sensibles.]
  • On perd du temps, là, faut avancer, faut avancer.

Je fais un petit arrêt cardiaque.

Big-Boss est en train de m’accuser, moi, LBA, de faire perdre du temps au projet parce que je change d’avis en permanence. Il est forcément en train de plaisanter.

Je lève les yeux vers lui, je me dis, c’est pas possible, il va me sourire, et non.

S’il n’y a qu’une seule chose de sûre dans toute l’histoire de l’humanité, c’est qu’à cet instant précis, Big-Boss n’est pas en train de rigoler.

Il est en forme, alors il enchaîne :

  • Et puis, faut que t’arrêtes de prendre des initiatives.

Aïe. Prends ça dans les dents.

J’hésite un instant à lui envoyer la machine à café à la figure, et puis je décide qu’il s’est mal exprimé, il va forcément s’expliquer.

  • Faut que tu arrêtes de prendre des libertés avec le texte comme ça. Je suis obligé de tout réécrire derrière toi.

Je lui répondrais bien, mais je viens d’avaler ma langue.

J’y crois pas. Mon boss a la mémoire tellement courte qu’il a oublié pourquoi il m’a embauchée.

Je bosse sur un logiciel informatique, bordel. J’ai fait des Lettres.

À part traduire leurs concepts de l’informaticien au français, je ne vois pas tellement en quoi je peux servir l’Entreprise.

Mon job dans cette boîte, c’est de leur expliquer pourquoi un cerveau sain ne peut pas et ne pourra jamais comprendre la phrase suivante : « Cliquer sur les corrélations des vendeurs pour visualiser leurs interactions numériques ». (…Et puis essayez, vous, de cliquer sur des corrélations de vendeurs. Vous allez voir, c’est assez sportif.)

Je jure que je n’invente pas.

Avec le boss, je pousse même la mission un cran plus loin et j’utilise des trésors de diplomatie pour lui faire comprendre – sans remettre en cause son écrasante supériorité, cela va sans dire – qu’une virgule, ça ne peut jamais être placée entre un nom et l’adjectif qui le qualifie. Non je te dis. Jamais.

À la place de mon patron, d’autres auraient estimé avoir poussé le bouchon suffisamment loin, et d’un élégant mouvement de la main, m’auraient montré où c’est qu’elle est la porte.

Mais le sens de la mesure n’est pas exactement une de ses qualités. Quand il est lancé, il ne s’arrête plus que pour aller pisser.

  • Non écoute, continue-t-il, si tu veux changer quelque chose, demande moi d’abord.
  • Pour chaque phrase ?
  • Oui, pour chaque phrase. Qu’est-ce qui ne te convient pas, d’abord, dans ce texte ?

Ne surtout pas répondre à cette question.

Je laisse échapper un « Oui, Big-Boss », je prends mes cliques et mes claques, et je me casse.

Nos bureaux sont comme tous les bureaux du monde. Un long couloir avec des cages à lapin de chaque côté.

Je marche droit devant moi. J’ai la musique de Star Wars qui résonne dans mes oreilles, là où je passe, l’herbe ne repousse plus, j’ai l’impression que l’immeuble s’écroule derrière moi au fur et à mesure que j’avance.

J’arrive devant le bureau des zoziaux et je claque la porte.

Je parle très vite. Peut-être que si je parle suffisamment vite, j’arriverai à ne pas pleurer.

Ils m’écoutent sans répondre. Ils ont posé leur souris et leur clavier.

Je ne me souviens plus très bien de ce que je leur ai raconté. Ça commençait par « Vous-devinerez-jamais-ce-qu’il-vient-de-me-faire », et ça terminait comme ça : « Moi-je-vais-me-fumer-une-clope ».

Ils ont pris leur manteau, et ils sont venus[1].

On a passé une bonne demi-heure sur la terrasse du septième.

J’ai fumé huit cigarettes, bu deux cafés, dit une bonne cinquantaine de mots très vilains, pleuré, et on a tous eu froid.

Et puis, il a fallu commencer la version 23.

Je n’y arriverai jamais.

Je trébuche sur chaque phrase. Vingt minutes pour la comprendre, et vingt autres pour la taper. J’essaie de ne regarder ni le clavier, ni l’écran, d’oublier que ces mains font partie de mon corps.

Franchement. Il y aura mon nom sur ce document, putain.

Je peux pas signer un truc dans lequel il y a écrit : « Double-cliquer, sur l’une des données (Sur le graphique lui-même), pour obtenir les interactions, avec les données du groupe d’interaction. »

J’ai le réflexe de supprimer une virgule, de corriger une faute d’accord, et puis je me souviens qu’il va tout reprendre ligne à ligne et que je vais encore me faire engueuler. Alors, je me retiens.

J’ai la sensation de faire passer mon cerveau par le chas d’une aiguille.

Je m’arrache les yeux pour comprendre de quoi il parle. Personne comprendra jamais rien à ce truc, mais j’en ai marre, j’ai plus envie de débattre. Alors, je me tais.

Je sais pas à quoi je sers. J’ai envie de pleurer.

J’ai un peu l’impression de faire la pute.

Je m’accroche toujours.

J’essaie d’entrer dans son jeu et de m’imaginer dans son cerveau, et je finis par aller le voir, armée de la version 23. Ça devait pas être différent quand on descendait dans la fosse aux lions. …Si au moins j’affrontais ça pour assumer mes convictions !

…Et c’est là qu’on peut admirer tout mon talent : Big-Boss en a marre. Tout le monde en a rêvé, je l’ai fait. Il craque avant moi.

Il parcourt ce que j’ai écrit rapidement, le survole, le regarde à peine en fait, et il dit :

  • Non, mais ça me va, là, on est bon.

Putain. J’y crois pas. Je l’ai eu à l’usure.

TADA[2] !!

Dans un monde parfait, à ce moment-là de l’intrigue, ça serait le week-end, le générique, ce que vous voulez.

En fait, dans un monde parfait, il n’y aurait pas mon patron.

Dans l’Entreprise, Big-Boss a déjà une autre idée.

Un document un peu moins axé vente, tu vois, mais pas tout à fait tutorial non plus, parce que pour la notion du tri des tendances, c’est pas ça…[3]

Et puis, finalement, il faudrait le recommencer ce document, mais en prenant un nouvel exemple, tu crois pas ?

Comme dirait l’autre, j’ai un peu froid.


[1]             Oui, faut que je précise que ceux sont presque tous des non-fumeurs patentés et militants. C’est en grande partie à cause d’eux que j’étais furax à cause des histoires de tabac, il y a quelque temps (Note intitulée Je fais ce que je veux, avec ma Carte Bleue, du 14 octobre 2005).

[2]             Ben oui, « TADA ». Comme dirait Gérard Majax.

[3]             Vous avez pas compris ? C’est normal.

Je voudrais qu’il m’oublie

D’habitude, on organise des tours de garde.

Gérer un mec pareil seul, ça serait possible, ça se saurait.

Passez une semaine avec lui : on comprend tout de suite mieux ce qui s’est passé, le jeudi noir. La preuve : on se jetterait volontiers par la fenêtre.

D’habitude, on organise des tours de garde.

Mais en ce moment, je me sens un peu comme Jean-Baptiste recherchant désespérément un copain dans le désert. Je me sens seule.

Disons les choses comme elles sont : Je me sens pire que seule, je suis coincée avec le patron.

Depuis trois semaines, il n’arrête pas.

Le matin, quand j’arrive, il est là. Il fait le guet devant mon bureau.

Quand j’ai l’impression d’y avoir échappé, que je m’assois avec un soupir de soulagement – bruyant, comme il se doit – j’ai droit à un répit de trois à cinq secondes. Jamais plus long.

Mon téléphone sonne :

  • LBA, on m’a dit que tu étais enfin arrivée, tu peux passer me voir, stp ? J’ai eu une idée.

Il paraît qu’on se fait à tout. À avoir froid, à avoir faim, à être malheureux. Ben je ne sais pas qui est le type qui a dit ça, mais c’est un con, permettez-moi de vous le dire. On ne s’y fait jamais, à une phrase comme ça.

À chaque fois que je l’entends dire « J’ai eu une idée », c’est-à-dire environ quinze fois par jour, j’ai le sang qui coagule, le cerveau qui fond, les larmes au bord des paupières et une furieuse envie de retourner dans le ventre de ma mère.

Il maîtrise un art de la torture psychologique particulièrement raffiné. Il varie les méthodes. Il surgit là où tu ne l’attends pas. Il t’achève à l’usure.

Il choisit son jour. De préférence celui de la panne de réveil, du lendemain de cuite, celui de la mort de ton chien, de ton avortement, bref, un jour de merde.

Toi, tu le connais. Tu passes, méfiante, la porte de l’ascenseur. Avant d’entrer dans les locaux, tu jettes un coup d’œil à droite, un coup d’œil à gauche. Pas de danger à l’horizon ? Surveille encore malheureux !

Non, vraiment ? Bon.

On dit bonjour rapidement aux collègues au passage. En un regard, plein de détresse et de pitié, le message passe, ils te disent tout : la bête erre à ta recherche, tu sais que tu n’y échapperas pas.

Je ne comprends toujours pas comment il fait pour être à côté de moi, d’un coup, sans que je le voie venir. Pour être derrière moi quand je me retourne.

Bref. Ça ne sert à rien de tergiverser. Quoi qu’il arrive, ça se passe toujours de la même façon.

Le lundi matin, il a une idée.

Bon, évidemment, c’est un peu urgent. Il aurait fallu que ce soit prêt pour vendredi midi. C’est une question de vie ou de mort. Si ce n’est pas sur son bureau pour la pause dèj, ce sera la fin de l’Entreprise.

C’est pas grave. Ce n’est pas comme si tout ce qu’il a raconté passionnément, pendant ces deux heures et demie n’avaient absolument aucun sens.

Tu avales ta salive. Tu te diriges lentement vers ton ordinateur. Tu restes digne. Tu essaies de penser à la façon dont tu marcherais vers un peloton d’exécution.

Tu vas y arriver.

Lundi midi.

Il a changé deux fois d’idée.

Si les idées (qu’on va nommer, dans un souci de vulgarisation bloguistique, par des lettres), si les idées A, B et C, donc, étaient compatibles, ça ne serait pas tellement un problème.

Un collègue passe en sifflotant le générique de Mission Impossible.

La bête ruse. Dès que tu as l’impression d’avoir compris de quoi il parle, il feinte. Il change de sujet, exactement avec le même ton. Exactement avec le même sourire.

Tu le regardes un peu comme une poule regarde une fourchette, en te demandant s’il le fait exprès.

Lundi. Quinze heures.

Deux changements d’idée supplémentaires.

À chaque fois, il faut tout reconstruire.

Ça te rappelle ces vacances d’été, quand tu avais huit ans, avec ce petit con qui s’amusait à démolir ton château de sable dès que tu avais terminé les créneaux.

Il le fait forcément exprès.

Lundi. Seize heures.

Tu es enfermé dans les toilettes.

Ne nous méprenons pas. Tu n’es pas en train de fuir le boss. Pas encore. C’est simplement le seul endroit où tu peux réfléchir tranquillement, avancer, être productif.[1]

S’il te trouve, il va encore tout foutre par terre.

Bizarrement tu commences à lui en vouloir.

Lundi. Dix-huit heures.

Il veut jouer à ça ? On va jouer à ça.

Tes affaires sont prêtes, ton ordi est éteint, tu as déjà appelé l’ascenseur.

Tu appelles le patron en lui expliquant qu’une telle l’attend dans son bureau, et tu en profites, James Bondien, pour lui poser ton travail sur son bureau.

Et puis, surtout, tu cours. Faudrait pas qu’il te chope avant la sortie.

Mardi. Neuf heures.

Bon, je ne vous refais pas la scène (je me trouve bien gentille, d’ailleurs).

J’insiste simplement pour dire que c’est comme ça tous les matins.

Je voudrais qu’il m’oublie. Pour Noël.

Rewind.

Tu es dans son bureau.

Il a lu le document que tu lui a remis, et il commence à gloser.

Il reprend depuis le début. Ligne par ligne. Mot par mot. Lettre par lettre.

Les mots coulent toujours de sa bouche et ne veulent toujours rien dire.

Un collègue passe en sifflotant la Marche Funèbre.

Tu t’aperçois, dans ses premières phrases, quand tu l’écoutes encore, que tu as réussi à faire exactement ce qu’il te demandait (Dieu existe peut-être, en fait), mais que depuis, il a changé d’avis (ah, non, Dieu doit pas exister).

Au bout d’une heure de réunion, on est toujours sur la première page.

Dès que quelqu’un entre dans le bureau (on est trente, à l’étage, quand même), il reprend l’explication depuis le début. Il relance le débat. C’est les « Eh, George, Robert, Samantha, etc., qu’est-ce que tu penses de ça et bla et bla… »

Plus le temps passe et moins tu es aimable.

Plus le temps passe et moins tu dépenses d’énergie à essayer de lui montrer que tu fais semblant de l’écouter.

Qui veut voyager loin ménage sa monture, et tu peux te tromper, mais là, c’est parti pour durer.

Tu attends.

Mardi. Dix heures, dix heures et demie, onze heures, etc. à Vendredi. Seize heures.

Je vous fais le résumé des épisodes intermédiaires.

J’anticipe un peu sur vendredi, parce qu’en plus je connais déjà la fin de l’histoire, ça fait trois semaines d’affilée qu’il me fait le coup.

J’en suis à la version 14. Je suis un peu fatiguée.

J’ai prie le Seigneur pour qu’Il m’envoie un accident cardio-vasculaire, n’importe quoi, un truc qui me sorte de ce merdier.

Le soir on rentre chez soi. Avec du boulot.

Ben oui, parce que c’est bien joli les lubies du patron, mais en attendant, y a quand même un projet à faire avancer, et ça va pas se faire tout seul.

Du coup, à la maison, on est un peu nerveux.

Pour se détendre, après le dîner, on invente des jeux débiles. On rêve de morpion géant.

Le morpion géant demande un peu d’organisation, une paire de couilles solides, et un total manque de respect pour autrui.

Un peu d’organisation pour faire la liste des noms et des numéros de téléphone de l’immeuble d’en face.

Une paire de couilles solides pour déranger trois fois dans la nuit le rugby man qui habite en face. Celui que vous voyez s’entraîner tous les matins avec ses haltères.

Un manque total de respect pour autrui, parce que le but, c’est de téléphoner aux gens au milieu de la nuit, de les réveiller pour qu’ils allument la lumière. Celui qui obtient le premier une rangée de cinq fenêtres allumées d’affilée gagne la partie.[2]

C’est peut-être pas fin, mais c’est toujours plus malin que de jouer à tue-patron, je trouve.

Bon. C’est officiel. Faut que je cherche un boulot.


[1]             Tu viens de sourire ? Honte à toi.

[2]             Tiens, d’un coup, je comprends mieux pourquoi il y en a qui préfèrent vivre à la campagne.