Faut pas forcer la Nature

Quand j’étais petite, même s’il y avait quatre mètres et demi de neige devant la porte de la maison, même s’il y avait des émeutes, que la France était coupée en deux, que les profs étaient en grève et que j’avais un cancer en phase terminale, il fallait que j’aille à l’école.

Je pouvais pas y couper.

J’ai tout tenté, et j’ai réussi une fois : j’avais traîné une appendicite pendant trois ans et on s’en est aperçu un beau matin. On s’en est aperçu quand elle s’est transformée en péritonite aigüe, la fourbe.

Ce jour-là, j’ai remplacé le cours d’histoire par une séance sur le billard, et je ne suis pas sûre d’avoir gagné au change.

De cette histoire de péritonite, de ces trois ans de mal de ventre, de ces trois ans à finir aux urgences régulièrement, de ces trois ans où l’on m’a diagnostiqué tous les cancers du monde, j’ai retenu une chose : plutôt mourir que d’aller chez le médecin.

Le médecin, c’est mal.

On y va parce qu’on est malade (ou alors, on est con).

On lui décrit la douleur, il prend un air inspiré, il nous parle de nous d’un air un peu paternaliste, parce qu’il comprend les jeunes, lui.

Il nous prescrit plein d’examens auxquels on ne comprend rien, et qui vont encore coûter la moitié du PIB des Émirats Arabes Unis, il nous dit que c’est peut-être une grossesse extra-utérine, mais qu’il ne faut pas s’inquiéter, il noircit une feuille de noms de médicaments que je ne prendrais pas de toute façon, il demande si je préfère le Gorioxnomyl ou Daronymaze, et il ne m’entend pas quand je lui réponds que je m’en tamponne.

Il me raccompagne à la porte en me tenant la main d’un air compatissant, insiste pour que je le tienne rapidement informé des résultats, me dit à bientôt une larme au bord de l’œil.

Je me retrouve sur le palier. Il m’aurait presque fait flipper, le con.

Du coup, je me suis fait avoir deux ou trois fois. Je me suis lancée dans le marathon scanner / échographie / piqûre / analyses diverses.

Au laboratoire, je sélectionne sur la playlist du médecin (certains appellent ça une ordonnance) les deux ou trois examens qui me reviendront le moins cher.

Deux jours après, je reçois un coup de fil : c’est mon médecin adoré qui m’explique que tout va bien. J’ai juste atrocement mal au ventre, mais je ne suis pas enceinte, je n’ai pas de cancer, et je serais certainement ravie d’apprendre qu’il y a trois mois, je n’avais pas le sida.

Dans ces cas-là, je soupire, je prends mon mal en patience et je prends un Spasfon.

Je ne rigole pas, c’est ce qui m’arrive à chaque fois.

Alors forcément, mardi soir, quand j’ai eu l’impression que la partie gauche de ma colonne vertébrale venait de se superposer avec la partie droite, j’ai gémit, pleuré, hurlé, mordu mon oreiller, mordu Pierre quand il passait par là, mais non, non, s’il-vous-plaît, tout, mais pas le médecin.

Pierre a insisté comme il a pu pendant dix minutes, et puis il a lâché l’affaire. Comme il avait commis l’erreur suprême de me faire un massage quelques heures auparavant, je le soupçonne de s’être senti responsable, et d’avoir eu peur qu’un médecin découvre que c’était lui qui m’avait rendue paraplégique.

Il y a des moments où on a pas forcément envie de savoir la vérité.

J’ai repensé à ma Môman et à ce qu’elle aurait fait dans ce cas-là.

J’ai pensé à mon Big-Boss et à ce qu’il penserait si je me débinais à cause d’une vague histoire de vertèbres.

Alors, j’ai passé une nuit blanche, tout l’appart’ aussi puisque je criais, et puis j’ai pris ma respiration, je me suis levée [compter une bonne demi-heure rien que pour se redresser] et je suis allée bosser.

J’ai passé la journée avec l’impression d’être Dark Vador. Je devais bouger tout le buste pour pouvoir regarder sur le côté, j’avais la voix poussive de celui qui va mourir bientôt dans d’atroces souffrances, mais ce n’est pas grave, je l’ai fait pour la patrie, sois heureuse, occupe toi de Junior et dis-lui que je l’aimais.

Alors, j’avoue, le soir en sortant du bureau, j’ai craqué.

J’ai pris RDV chez le chiro. J’ai fait du chantage affectif à Pierre pour qu’il m’accompagne. Il n’y a même plus moyen que j’aille chez le médecin seule, ça me porte malheur. Je suis sûre qu’il a été ravi de patienter une heure et demie pendant que je me faisais arracher les omoplates.

Un rendez-vous chez le chiropracteur, ça se passe en deux parties.

D’abord, il faut qu’il remplisse ses fiches.

Il vous pose plein de questions sur vos cancers, vos dépressions, et la durée de vos règles.

Je lui ai demandé si ça le choquait que je m’allonge à côté de la chaise pendant qu’il me parlait.

  • Je voudrais pas être malpolie, j’ai dit. Mais là, je souffre un peu la mort.

Bref, j’ai passé une demi-heure à me rouler sur le sol, à chercher la position la plus vivable, et à lui répondre par des grognements.

Et puis on est passés aux choses sérieuses. Je vous passe les détails. Ça a été atroce. Il m’a fait craquer des machins, je ne savais même pas que ça existait.

En fait, ça a été une expérience tellement traumatisante que plus jamais personne ne pourra me toucher.

Ce que j’ai surtout retenu, ça a été la réaction du médecin pendant les deux premières minutes, quand il a commencé à me palper le dos.

Il a dit :

  • Ah ouais, quand même. Vous n’y êtes pas allée avec le dos de la cuiller…
  • Boh, j’ai rien fait, moi, ça c’est coincé tout seul.
  • Mais si, enfin, c’est le stress qui fait ça. C’est votre corps qui parle et que vous ne voulez pas écouter. Vous avez quelque chose qui vous pèse. Vu l’état de votre dos, je dirais plutôt que vous en avez plusieurs. Vous voulez résister, vous refoulez, et votre dos vous rappelle à la réalité.
  • Aïe. Vous me faites mal, là.
  • Vous voyez ? J’avais raison.

Révélation.

Pendant qu’il continuait à me démonter la colonne vertébrale, j’ai commencé à réfléchir. À méditer, même.

Fin de la séance.

On va manger un morceau et on rentre en métro.

Je pense tout haut, et coup de bol, Pierre m’écoute.

Je finis par dire :

  • Tu sais, peut-être que je suis pas si en forme que ça, en fait.

Ses yeux sortent de ses orbites : je viens d’inventer l’eau chaude.

Il soupire :

  • LBA, ma chérie. Tu t’es mise à pleurer sans raison trois fois cette semaine. Dont une fois en te réveillant dimanche matin.

Argh. Pierre, one point.

Mais je vais pas me laisser avoir comme ça.

  • Oui, oui, je sais, mais bon, c’est la fatigue, je sais même pas pourquoi je pleurais, alors, je vais pas en faire une montagne. Et puis je n’ai aucune raison d’être malheureuse d’abord. Je suis très heureuse. De toute façon, recommencer une dépression, c’est pas une option. Donc : ça va passer. Je vais me reprendre en mains, et ça va passer.
  • Ton boss t’a torturée pendant deux semaines. Tu flippes à mort pour ces histoires de boulot en février. Tu n’arrives pas à parler à tes parents alors que tu as des choses très importantes à leur dire. Tu as peur qu’ils ne te comprennent pas et qu’ils te rejettent. Du coup, tu as absolument besoin d’un boulot, pour au moins ne pas être dépendante d’eux financièrement. C’est le serpent qui se mord la queue. Tu te demandes comment font les gens normaux pour gérer leur budget. Et moi en ce moment, je rentre, je suis fatigué, un peu tendu… T’as quand même connu des jours meilleurs.
  • Mais il y a plein de gens qui ont un patron chiant. Il y a plein de gens qui ne parlent pas avec leurs parents. Et ils n’en font pas tout un fromage. Ils n’emmerdent pas leur monde avec ça. Ils ne se coincent pas le dos juste pour attirer l’attention.
  • Ben si, justement, et c’est normal. Toi, dès qu’il se passe quelque chose, tu prends sur toi. Respire, putain. Tout n’est pas de ta faute !

N’en jetez plus.

D’accord.

Je vais prendre le problème différemment.

On va dire que j’ai le droit de me planter si je veux d’abord. Si je me plante, je serais peut-être une grosse bouse incapable, mais une grosse bouse incapable avec un Pierre rien que pour elle.

On va dire que je vais commencer par dormir et me reposer (plus jamais sur le côté gauche, plus jamais), prendre des bains avec du jazz.

Et puis doucement, je vais m’attaquer aux problèmes un par un, dans le calme, la joie et la bonne humeur.

Ne pas oublier que si je me plante, c’est pas de ma faute, c’est pas de ma faute.

Et puis merde, j’ai déjà fait des progrès : je suis allée chez un médecin.

C’était mon exploit du mois. En plus, j’ai fait deux fois les urgences le week-end dernier.

J’y retourne plus pendant dix ans, c’est officiel.

Une fois que j’aurais passé le rendez-vous de vendredi midi, parce que là, je douille encore sévère.

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