Depuis que j’ai découvert les joies du célibat, Lyon et moi, on s’apprivoise.
Modulo la pandémie, il y a des bars qui se posent là avec des jardins délicieux et des bières brunes à tomber, des bars à jeux de société avec des collections à pâlir. Les bibliothèques se défendent et il y a plein de trucs à découvrir avec les enfants.
On peut monter dans la voiture, aller tout droit et se dire « une fois sortie de la ville, je roule trente minutes, je m’arrête et je marche quatre heures » : ça sera forcément une belle journée.
Et puis il y a le parc de Miribel, qui loué soit Dieu, est à dix bornes de la maison. Que vous soyez avec des gamins en draisienne, avec des amis et beaucoup de bière, que vous soyez plagiste, runner, vététiste, naturiste, amoureux des hérons, sportif, fan de barbecue, le bonheur est à Miribel.
Lorsque je ne me perdrai plus dans le parc, ce sera le signe qu’il est temps pour moi de quitter la région.
J’ai fait hier le tour du lac à vélo et je suis très fière.
Je n’ai toujours pas réussi à trouver l’itinéraire complet parce que crues aidant je me suis encore paumée et suis passée par des sentiers invraisemblables. Personne ne peut passer par là avec des roues ; avec des ailes et un sac à dos, peut-être.
Il y a quelques semaines lors d’une précédente tentative, j’étais à pied, épilée de frais, jupe colorée, livre dans le sac à main, concentrée sur le parfum des fleurs, les reflets de l’eau et la pensée réjouissante de ma bouée de gras qui mathématiquement devait fondre à chaque pas.
« Attention, tour du lac impossible pour cause de crue », chantaient les panneaux sur le bord du chemin. Je sens que je mincis, je sens que je mincis, chantonnait mon cerveau. Tout allait bien.
A dix mille pas de la voiture, le chemin descend et remonte. Entre la descente et la côte en ce moment : le lac.
Enfin, un tout petit bout de lac. Un bras, un petit bras, un poignet. Je suis d’humeur aventureuse. Regard pour mon sac à main. Ça ne peut pas être si profond, si ? Regard pour mes escarpins. Bouarf, ça fait dix ans que je les ai, ils sont foutus que je me lance ou non. Regard autour de moi. « On ne peut pas passer », me dit un promeneur, « à cause de l’eau ». Les gens ont vraiment un sens de l’observation impressionnant et je les remercie de me faire part systématiquement du produit de leur examen. « J’ai bien envie de tenter », je réponds.
Les galets roulent sous mes pieds. Je mets une première chaussure dans la flotte, comme si je faisais de la randonnée en haute montagne, en m’assurant à chaque pas que le sol est ferme sous mes semelles ; mais en tenant serré mon sac sous mon sein et en relevant ma jupe de la main. Encore un pas. Ouch, je le voyais moins profond celui-là. Un cycliste sur l’autre rive s’arrête et regarde ce que je suis en train de faire. Il me fait un signe : « Vers la droite, me dit-il, par là, c’est là qu’est le chemin, ailleurs ce ne sera pas jouable. » Je change de direction et je suis mon coach. Mi-cuisse. Je renonce à ma dignité et remonte la jupe au-dessus de la culotte, que j’ai fort laide ce matin. Ça descend encore. Si le bas du pull est mouillé, ça ne sert plus à rien de tenir la jupe, sauvons le sac. Je l’accroche autour de mon cou et le tiens à bout de bras au-dessus de ma tête. Encore un pas. Je bois la tasse et je perds mes chaussures. Mon sac plonge avec moi. Je fais quelques mouvements confus, la nage du petit chien que je réussis avec tant d’élégance, et je rejoins un endroit où j’ai pied. J’ai réussi à choper mes chaussures au passage. Entre les mains levant au ciel le sac dégoulinant, les chaussures pleines de vase et l’eau qui m’arrive aux épaules, je suis au sommet de ma gloire. J’ai de la boue dans la bouche et les cheveux.
« Alors ? » me demande le cycliste.
« Alors, j’arrête, je lui réponds. »
Ma fierté, mon livre trempé au fond de mon sac et moi essayons de nous souvenir sur le chemin du retour duquel de ces satanés rochers était stable et lequel ne l’était pas. Je finis par accoster. Je suis toujours en petite jupe et épilée de frais, mais trempée et dégueulasse.
Les gens me regardent en silence.
Je fais quelques pas encore et m’assois sur une plage de galets, au soleil, le temps de sécher et de lire trente pages humides.
Je rentre. C’était une bonne journée.
Tout ceci pour dire que le raisonnable et moi ne sommes pas toujours très proches. J’aime bien agir sur un coup de tête. La dernière fois que j’ai fait un choix raisonné, je me suis mariée ; et c’était con. L’expérience des autres, quelle valeur a-t-elle, tant qu’on ne l’a pas mise à l’épreuve ? Que c’est creux, une expérience qu’on ne s’approprie pas.
Dans ma tentative d’hier à vélo, fine guêpe (c’est du figuré), je n’ai même pas essayé de passer par le chemin que je savais condamné par la crue. Mais cinq mille tours de roues plus loin, rebelote.
Frustration : sur ce bras de lac, des âmes charitables ont jeté des troncs. Les piétons peuvent passer. Mon aventure de la semaine précédente aurait eu lieu ici, je n’aurais rien eu raconter et je serais rentrée sèche chez moi ; mais je ne tente pas vingt mètres sur un tronc branlant avec mon vélo chargé.
J’ai croisé il y a trois minutes une famille à vélo qui rebroussait chemin. Qu’est-ce qu’ils pensaient ? Que j’avais des ailes ? Ce serait trop dire que dire que je suis énervée, mais j’aurais bien aimé qu’ils me préviennent, quand même. Ça m’aurait évité un cul-de-sac. Demi-tour.
De la confiance plein les pédales, arrive un mec caché derrière sa barbe. Il est juché sur un monstre avec des pneus presque plus larges que ceux de ma voiture.
– C’est fermé à cause de la crue, je le préviens.
– Ah, merde. Le petit chemin à gauche, il est toujours ouvert ?
– Vous connaissez mieux que moi on dirait. Je n’ai pas regardé. Perso avec mon vélo de ville, je ne le sens pas, je retourne chercher le chemin principal.
Il me fait un grand sourire.
– Moi je vais tenter. Merci de m’avoir prévenu, en tout cas !
Arrivée au croisement suivant, je n’ai aucune idée du chemin que je dois suivre. Je n’ai pas du tout envie de sortir mon téléphone pour me repérer, j’aurais l’impression de tricher. Je choisis celui qui semble partir dans la moins mauvaise direction et avec un prorata supportable de caillou et de goudron. Je vous laisse deviner à quel point mon choix était judicieux avant de vous en raconter plus.
Mon vélo n’est pas fait pour rouler à la verticale. Il ne me faut pas cent mètres pour descendre et le traîner comme je peux. Le chemin se fait de moins en moins carrossable. Mes épaules touchent les branches des deux côtés. Je dois parfois soulever le cadran pour passer un obstacle. J’ai chaud. Je n’ai absolument aucune idée d’où je peux bien être (dans le parc de Miribel, à dix kilomètres de chez moi, oui, je sais). Bruit derrière moi :
– Eh ben, me dit Barbe-man toujours bien calé sur sa jument déguisée en vélo, je pensais que vous cherchiez le chemin principal ?
– Oui, je réponds, j’espérais que c’était celui-ci.
– Je sais pas trop où je suis non plus, mais je me demande si on passe pas par là (grand mouvement compliqué avec le bras), si on peut pas retrouver le chemin ?
C’est à ce moment-là que je m’aperçois que je ne le connais absolument pas, que son vélo tient plutôt de la moto cross et le mien du monocycle et que je suis perdue avec un inconnu barbu au milieu de nulle part. Je suis son mouvement du regard, vers les gravières impraticables.
– Par là ? (pointe d’inquiétude dans ma voix.)
Lui : « Enfin, je crois. »
Je ne trouverai pas de meilleur plan dans les cinq prochaines minutes et il va bien falloir que je trouve un moyen de sortir d’ici avant le couvre-feu. Je le suis.
Je me rends bien compte, dans la gravière, qu’il pourrait m’arriver n’importe quoi. Mes pieds s’enfoncent dans les cailloux, je galère pour pousser mon vélo, je serais bien en peine de réagir en cas de problème.
Quand on sort enfin du champ de cailloux, je suis Barbe-Man dans des sentiers profonds. Je n’aurais jamais choisi ces sentiers-là – mais je commence à mesurer ce que valent mes décisions en matière d’orientation. Fallait-il vraiment choisir à chaque fois le passage le plus sombre ? Mais le lac, il est pas exactement dans l’autre direction ? Je doute. Je n’aime pas quand je n’arrive pas à faire confiance aux gens. Je n’aime pas vivre dans un monde de soupçon. J’ai l’impression d’alimenter la machine à peur à chaque fois qu’on voit que je me méfie. Ce n’est pas ce monde que je veux, ni pour moi, ni pour Poussin, ni pour Poussine.
Quand même. Quand on voit la frontière entre confiance et suicide, c’est souvent qu’il est trop tard. Barbe-man est une vingtaine de tours de roues devant, sur ses deux roues motrices. Il avance tout doucement pour que je puisse le suivre. Moi, je progresse cahin-caha en tenant mon guidon de la main droite. De la gauche, j’essaie de récupérer mon téléphone dans la poche. Je voudrais réussir à partager ma position googlemap avec quelqu’un, n’importe qui. Si je ne suis pas au bureau lundi matin, ça fera toujours un indice. Barbe-Bleue se retourne, toujours en souriant. Je rempoche mon téléphone le plus vite possible. Je n’ai pas eu le temps d’envoyer quoi que soit. J’ai même pas eu le temps de repérer ma position.
– Ça va ? Tu t’en sors ? Tu permets que je te dises « tu » ?
Il me montre une futaie plus épaisse encore que celle dans laquelle nous sommes.
– On va traverser ça, et de l’autre côté, si je me trompe pas, on sera sur le chemin.
Au stade où j’en suis, hein.
De l’autre côté de la futaie, il y a le chemin. Avec des gens, avec de vrais gens, bonheur et soulagement.
Barbe-Bleue s’appelle Patrick, il est venu à vélo de Vénissieux. Il a cassé sa tirelire pour s’offrir un VTT à moteur, venir ici se perdre, c’est son petit plaisir. Il m’indique comment finir mon tour de lac, et me souhaite une très bonne journée. « Bon ben à bientôt peut-être, ce serait rigolo, on se croisera peut-être dans le coin ? »
Qu’ils étaient bons, les derniers tours de pédale. Qu’est-ce que j’aime ces moments où je me dis que je l’ai fait et que j’ai réussi. J’arrive à la voiture transpirante et de l’oxygène plein des poumons. J’ai toujours le bide qui dépasse et le sein gauche trop bas ; le sport me déçoit toujours un peu. Je m’en veux d’avoir eu peur.
A Cordeliers, il y a quelques années – à deux pas de la pharmacie qui m’a donné Poussine, tiens – on se promenait avec mes parents. Les enfants étaient peut-être là. Devant les passages piétons, la foule se pressait. Je ne sentais pas le mec à côté de moi : j’ai serré mon sac contre moi et ai jeté un coup d’œil rapide sur son contenu, pour m’assurer qu’il ne manquait rien. Le type a réagi avec véhémence :
– Quoi, tu crois quoi ? Que je vais te chourer ton sac parce que je suis arabe ?
J’avais été vexée. D’abord, parce qu’on était en public et que mes parents avaient assisté à la scène. Et puis, comment avait-il pu me prêter de telles intentions et m’accuser de racisme ?
J’ai mis du temps à m’apercevoir qu’il avait eu raison et que j’aurais aussi été en colère à sa place. Je peux faire de mon mieux autant que je veux, je reste le fruit de ma culture et de mon milieu. J’ai toujours des peurs et des réflexes que je ne maîtrise pas. Monsieur, si vous me lisez un jour, pardon.
Honnêtement, à chaque fois que je me suis fait voler mon téléphone et/ou mon sac (et c’est arrivé souvent, et toujours à Lyon), je ne m’en suis jamais aperçue. Je réagis aux mauvais signaux, mais je ne sais pas comment travailler dessus. Comment les transformer ? Comment changer ma réaction quand je les reçois ? Je me demande si je trouverai un jour.
Quand les enfants étaient petits, je ne conduisais pas encore. Tous les soirs, j’allais les récupérer chez la nounou en transport en commun et nous rentrions en bus.
Un soir au même arrêt que nous, monte un type qui ressemble au Père Noël. Il ne sent pas très bon. Il descend au même arrêt que nous. Quand les petits et moi arrivons à la maison, je plonge dans la ronde des bains et des coquillettes au jambon. La sonnerie retentit après une bonne demi-heure. A la porte : le Père Noël. On est au cinquième étage. On ne peut pas entrer dans l’immeuble sans se faire ouvrir à l’interphone – et je n’ai ouvert à personne à l’interphone.
Lui : « Ah tiens, c’était vous tout à l’heure dans le bus nan ? C’est marrant. Les petits sont là ? »
Moi : …
– Je suis antiquaire. Je viens voir si vous avez des meubles à vendre.
– Mon mari n’est pas là (je me hais aujourd’hui pour des réponses de ce genre).
– Vous me laissez faire un tour ? Comme ça je vous dis s’il y a un meuble intéressant.
J’ai un enfant dans le bain, un autre dans la chaise haute, j’ai beaucoup de mal à réfléchir et à faire un choix intelligent. Je le laisse entrer. C’est étrange de le voir faire le tour de l’appartement et jeter dans chaque pièce un regard circulaire.
Il finit par repartir et je sens bien que j’ai fait une connerie. L’homme n’aurait jamais laissé entrer chez lui un inconnu-qui-veut-voir-des-meubles. Il ne va pas aimer. Si le type revient pour cambrioler ? S’il fait du mal aux enfants ?
J’ai appelé le lendemain au numéro qu’il avait laissé pour vérifier qu’il faisait bien partie de l’association et me rassurer. Je ne m’attendais pas quand j’ai décroché quelques heures plus tard un appel provenant d’un numéro que je ne connaissais pas à ce que ce soit le Père Noël en personne. Un Père Noël déçu et en colère.
« Pourquoi vous avez téléphoné pour vérifier ? Mais vous imaginez que je vais faire quoi au juste ? Comment pouvez-vous me soupçonner ? Est-ce que vous vous rendez compte que c’est grave, ce que vous imaginez de moi ? »
J’ai eu honte.
Je venais d’accrocher mon vélo à ma voiture ce matin, et je faisais une manœuvre pour sortir du parking. S’approche de la voiture un homme dont j’aurais du mal à définir l’âge, mais que l’on reconnaît : c’est l’homme qui va nous demander quelque chose, celui qui mendie. J’ouvre la fenêtre.
– Madame, commence-t-il, bonjour. Excusez-moi de vous importuner. Je sais que nous venons de cultures différentes.
Ensuite des phrases confuses, longtemps. Pas de papier. Un ami avec un téléphone bloqué. Un problème administratif à résoudre. Des nuits dehors. L’ami ne répond pas. Dormi à la Part-Dieu. Encore une histoire de téléphone, peut-être la même.
– Je n’ai pas encore compris comment je peux vous aider, finit par l’interrompre la connasse qui est en moi et qui trouve qu’il parle trop longtemps.
Il suspend sa phrase et me regarde quelques secondes silencieusement.
– J’ai faim répond-il. Et j’ai besoin d’un timbre.
– Je n’ai pas de liquide. Mais un timbre, j’ai.
Je tends la main vers mon sac sur le siège passager.
– Ils ont dit un timbre fiscal, et…
Les mots lui manquent. Il fouille dans sa pochette plastique et me montre un avis de réception. Ça ressemble à une démarche administrative pour obtenir des papiers en règle.
– Bon, je lui dis. Je gare ma voiture, j’arrive.
Pendant que nous marchions jusqu’au distributeur, il m’a parlé de l’administration française. Elle est terrible votre administration madame, c’est la pire du monde. Je me suis aperçue que l’administration française me donnait souvent envie de manger mes mains alors que je suis blanche, diplômée et avec des papiers melunais.
Je fais mes comptes tous les jours depuis une semaine pour guetter la limite de découvert qui approche tonitruante, mais c’est parce que j’ai parce que j’ai fait une crise d’Amazonite et parce que j’ai acheté des vélos aux enfants sur un coup de tête, pas parce que je n’ai pas de papiers et que la dame de l’accueil me demande un timbre fiscal pour le formulaire B12.
Moi si je reste sage quelques semaines, je me rétablirai, et je paierai mes impôts quoi qu’il advienne.
On est allés jusqu’à un distributeur où j’ai retiré vingt euros. En entrant dans le sas, je me suis retournée pour lui demander d’attendre dehors. Je n’avais pas envie qu’il regarde mon code. Il n’était pas entré. Il m’attendait à l’extérieur, sage et discret.
– Ça paiera le timbre fiscal et au moins un repas, je lui dis en tendant le billet. Bon, maintenant, vous avez faim ?
Il hoche la tête.
– Vous voulez manger quoi ?
– Ben, j’aimerais bien un kebab.
Il sourit : « Je ne suis pas encore habitué, moi, à la nourriture des Blancs. Je suis encore Noir foncé à l’intérieur. »
Je souris aussi. Va pour un kebab.
Pendant qu’on cherche un kebab à Villeurbanne un dimanche matin en période de pandémie, il me parle des deux barges qui ont embarqué et de la seule qui est arrivée. Il dit que dans les barges, il y avait des femmes, des enfants, des amis.
Il dit que son nom, c’est Franck, qu’il ne faut pas perdre espoir, que souvent quand on demande aux gens, ils ne donnent pas, mais qu’il y en a, on ne leur demande pas et ils donnent quand même. Et tout à coup, un cri : « Dieu donne ! » et il plonge. Il vient de se jeter sur un billet de dix euros qui était sur le trottoir. Il le brandit comme Mufasa brandit Simba. Dix euros ! Dix euros ! Et avec les vingt… Mais avec ça, je mange aujourd’hui, je mange demain, avec ça je mange après-demain. Il dit que c’est ma chance.
Le moment m’ébouriffe. Je n’ai pas vu un billet de dix euros seul par terre depuis bien quinze ans. Un billet qui n’était pas encore là quand nous sommes passés à l’aller.
Le regard de Franck à ce moment, c’est celui de mon fils devant un nouveau jouet dont il rêve et qui le surprend, mais celui de mon fils dure moins longtemps.
– Vous avez vraiment un français impeccable, je dis à Franck.
– J’ai fait des études, avant de venir. J’ai un bac +4. En économie. Et je parle anglais aussi. J’ai étudié en Afrique du Sud. Mais ici, mon diplôme…
– Vous savez, dans la voiture, j’ai une gourde et un thermos. Bon ça craint un peu parce qu’ils ne sont pas propres, je les ai utilisés hier, il y avait du café dans le thermos. Faudra les laver. Mais je me dis que ça pourra vous être utile, si vous voulez ?
Il me dit que oui, ce sera utile, il veut bien, merci. Il me pose des questions sur moi. Comment je m’appelle. Si j’ai des enfants. « Vous avez deux enfants ? Mais ça ne se voit pas du tout ! » Soit mon tour de vélo d’hier a été super efficace, soit il est très bon en tact, soit c’est un bisounours. Mais je l’aime bien, du coup.
Il n’y a pas de kebab à Villeurbanne un dimanche matin en période de pandémie. On se rabat sur Monoprix.
On se marre en se perdant dans les rayons. On discute de ce que c’est qu’un produit de première nécessité et de leur définition qui change de jour en jour. Les vêtements pour enfants de moins de trois ans sont en vente libre, mais les caleçons pour mon fils qui en a huit et qui n’en a plus un de mettable, non. On n’a plus besoin de caleçon, quand on a huit ans.
Franck demande pourquoi l’alcool fait partie des produits de première nécessité. Je réponds que ça ne me semble pas incohérent avec le fait qu’aujourd’hui le rayon maquillage est accessible.
Je voudrais bien lui acheter tous les produits des rayons alimentaires, mais je ne dis rien.
Quand j’étais jeune adulte un copain voulait monter un projet humanitaire en Afrique avec cette phrase en exergue de son dossier : « Donne un poisson à un homme, il pêchera un jour. Apprends-lui à pêcher, il mangera tous les jours. » Je n’ai jamais réussi à lui faire comprendre à quel point je trouvais ça raciste.
Franck et moi on a tous les deux très bien compris que j’avais plus de fric que lui. Ce n’est peut-être pas le moment de l’étaler. Il finit par trouver les sandwiches, et là où j’aurais voulu lui payer tous les sushis du magasin, il se choisit un minable jambon-beurre.
– Nan mais prenez-en un deuxième.
– Sûre ?
– Oui, sûre.
Il vérifie encore dans mes yeux que je suis ok, et se ressert.
– Bon, je lui demande. Une boisson, maintenant ?
Et c’est parti pour un coca. Mais un petit. Le plus petit possible. Quand on va dormir à la Part-Dieu, la nuit, ils fouillent les sacs et ils se servent. Ça ne sert à rien de prendre grand.
Au moment de régler l’épique somme de 4,67 euros à la caisse du Monoprix, toutes mes CBs bloquent une par une. Je vois approcher le moment où je vais devoir lui demander de m’avancer de l’argent. La dernière carte passe enfin. On échange un sourire soulagé ; il commente : « Ce suspense ! »
On se salue devant le magasin. Il me dit qu’il va manger sur un banc dans le parc dans le coin. Moi je rejoins ma voiture.
Franck sourit encore et s’éloigne. Mon cœur est flatté et je flotte ; mais Franck s’éloigne et je passe la main dans mon sac pour m’assurer que mon portefeuille est toujours là. Je me surprends à presser le pas. Et si quelqu’un m’avait piqué mon vélo pendant ce temps-là ?
Pendant les premières minutes au volant, je me sens un peu béate. C’est bon pour l’ego de se sentir quelqu’un de bien et ce qui est bon pour l’ego est bon pour le moral.
Et puis au troisième feu rouge j’ai envie de faire demi-tour. Pourquoi je l’ai laissé manger seul ? Pourquoi je ne lui ai pas proposé de passer quelques nuits à la maison plutôt que dans le froid ? J’y ai pensé en plus, j’y ai vraiment pensé et je ne l’ai pas fait. J’ai trois chambres dont deux vides quand les enfants ne sont pas là. L’appart va être tellement grand ce soir. Il serait au moins reparti avec une couverture.
Je sais pourquoi : parce que la connasse en moi a peur qu’il ne parte plus. Ou qu’il vole. Ou qu’il me gêne. Ou qu’il me juge.
J’ai honte.
Si je tourne ici à droite, je peux encore faire demi-tour. Si je tourne ici, je peux, mais après c’est le périph, ce sera trop tard.
J’entre dans le parking de ma copropriété.
Mais pourquoi je ne suis pas restée manger avec lui, prendre le temps de faire connaissance, prendre la température, décider en mon âme et conscience quel risque je voulais bien prendre et dans quelle mesure je pouvais aider ? Pourquoi je me suis dépêchée de rentrer comme ça ? Si ça se trouve, c’était juste pour pouvoir écrire vite vite cette note auto-satisfaite.
Le portail se ferme derrière ma voiture.
Putain. J’ai oublié de lui donner le thermos.