Worker power

En une journée, j’arrive à penser dix-huit fois que je suis le roi du monde, que l’avenir est à moi et dix-huit fois que je ne vaux rien, que la vie s’arrête ici. C’est fatigant.
Aujourd’hui a été une bonne journée, que j’ai passée branchée en mode A ‒ à me demander, d’ailleurs, ce que je pourrais bien poster, pour une fois que j’étais de bonne humeur. L’état de grâce a duré jusqu’à il y a environ dix minutes, et je reprends la plume.

Au milieu de mes angoisses jobisantes, j’ai vécu une semaine bénie, avec tout plein de d’éventuelles pistes d’emploi à l’intérieur.

Piste n°1.
Il y a quelques semaines, j’ai reçu un coup de fil d’une boîte d’interim spécialisée, et j’étais allée les voir pour un entretien. Si cette boîte m’avait contactée, c’est que quelqu’un avec lequel j’ai travaillé et qui a un poste plutôt intéressant a parlé de moi à la directrice de l’agence et m’a « chaudement recommandée ». Heureusement qu’il y est allé chaudement, l’ami. En trois quart d’heure, j’ai trouvé le moyen de :
– répondre à la question « En dessous de quel salaire refusez-vous de descendre ? » par une somme inférieure de plus mille euro par mois à la réponse que j’avais donné à la question « Quel salaire attendez-vous ? »
– m’exclamer avec vigueur et conviction « Ah, la colle ! » quand on m’a dit de donner mes qualités et mes défauts en anglais
– dire goguenarde et peut-être un brin méprisante : « Ah vous, vous avez le sens de l’observation » quand la recruteuse m’a demandé si j’avais un problème de gestion du stress.
Je dois le reconnaître : elle avait le sens de l’observation. Elle m’a regardé longtemps et elle m’a dit : « Oh la la, qu’est-ce que ça doit aller vite dans votre tête… »
Par pudeur, j’en passe.
Eh bien après cet entretien suicide, donc, j’ai reçu un coup de fil : tous les espoirs sont permis aux grands angoissés de ce monde. Ils avaient peut-être un poste pour moi. Ben ça. C’est tellement un job pour moi qu’ils n’ont toujours pas trouvé d’intitulé de poste (ce qui colle plutôt bien à votre profil, madame, n’est-ce-pas ?), et que j’ai à peine compris de quoi ça parlait.

Piste n°2.
Plan loose parmi les plans loose, mais plan quand même : mon ancien employeur, qui m’annonce qu’il m’aime toujours.
Mon ancien employeur, comme tous les précédents et comme j’en ai peur, les suivants, ça a été tout un poème.
En plus d’être à Pétaouchnok, ce job était dans le secteur public, dans le pays de la promotion à l’ancienneté et de l’augmentation tous les dix anniversaires.
Dans le pays des gangs de démotivation organisée, où les RH ont un talent rare pour donner envie non seulement de rentrer chez soi, mais aussi d’exploiter le système le plus possible auparavant.
Dans le pays des badgeuses et du quotidien sans défi ni challenge. Tous les clichés auxquels vous pouvez penser sont vrais. Dans l’organigramme d’une administration, vous êtes forcément coincé entre un incompétent chronique et un frustré démotivé.
Si un jour j’en ai le courage, je parlerais peut-être de ma N+1 de l’époque, mais j’avoue que les bras m’en tombent d’avance : honnêtement, je crois que ça a été suffisant de la supporter un an.

J’ai réussi ma mission parce que je me suis assise et que j’ai attendu. Parce que j’ai fait une croix sur l’idée de mettre en place un jour ce pourquoi j’avais été engagée. Dans certains milieux, il y a des choses qui plaisent, et ces choses-ci plaisent là.
La preuve : ils sont en train de créer un poste pour moi. Enfin, il faudrait que j’arrive à expliquer tout ça précisement parce que bien sûr, dans ce genre d’administration, c’est toujours un peu compliqué.

Les employés du secteur public, et leurs responsables en première ligne, ont le culte du secret. Toute l’énergie qu’ils ne dépensent pas à travailler, ils la dépensent à faire les plans les plus foireux possibles, et je dois reconnaître qu’ils ont réussi là un doublé magnifique. On sent bien que quelque chose se trame, mais il est impossible de savoir quoi. Si on essaie de se renseigner, serait-ce dans les règles en prenant par exemple rendez-vous avec les Ressources Humaines, on en prend plein la tête de façon bien légitime : on vient de faire preuve d’un sens de l’initiative que l’on sait bien impardonnable.

Bon. Ça fait cinq fois que je relis le paragraphe précédent, et je m’aperçois que je n’arriverais jamais expliquer tout ça, c’est bien trop compliqué à raconter. On dira simplement qu’il y a non pas une mais deux créations de postes à temps plein, chacun plus merdique que l’autre et qu’ils ont réussi l’exploit de me proposer un salaire inférieur à celui que j’avais en interim (mais la sécurité de l’emploi, ça n’a pas de prix). On me demande de poser ma candidature pour les deux boulots avec un grand sourire paternaliste, comme s’il s’agissait d’aller récupérer mon chèque de gain du loto, ne nous remercie pas, avec ce que tu as fait pour nous, on te doit bien ça.
J’aimerais bien que l’on m’explique pourquoi deux postes nazes et pas un poste correct. Bref, j’ai pas très envie de remettre les pieds dans ce merdier.

Piste n°3.
J’ai une arme contre la gestion du stress : elle s’appelle Uneautrequemoi.
Pour rédiger mes CVs Monster, je suis allée chez elle. Même si je papotais, ça resterait plus efficace que de rester figée chez moi devant mon ordinateur.
Je ne la remercierai jamais assez de sa patience, vu que j’ai squatté chez elle les derniers jours avant qu’elle ne quitte Lyon pour son mariage. Elle avait bien certainement autre chose à foutre. D’ailleurs, il y avait un indice : une to do list longue comme le bras sur la table de son salon.

Elle m’a rendu un service encore plus grand que celui qu’elle peut imaginer, en me mettant un coup de pied au cul et en me disant que mettre son CV sur Monster ça ne suffisait pas, il fallait postuler. Eh oui qu’elle m’a dit, ça n’arrive jamais que des recruteurs appellent, tout ça parce qu’ils ont vu ton CV sur Monster.
Eh ben les enfants, ma piste n°3, c’est eux qui m’ont appelée et c’est sur Monster qu’ils m’ont repérée. Mon ego en prend un coup, et pour une fois, c’est dans le bon sens.

Ce matin, donc, je me lève super tôt : à 10 heures, j’étais déjà debout, au taquet, toutes antennes dehors.
À 15 heures j’étais dans l’ascenseur direction les locaux de la SSII qui m’attendait, en train de me répéter tout haut « Super, super ». Chômage aidant, j’ai lu pas mal de bouquins sur la positive attitude en entreprise.
Exceptionnellement, je ne me suis pas tiré de super-super balle dans le pied. J’ai répondu sincèrement, et je crois que ça s’est bien passé. Avec le RH comme avec le commercial, un bon feeling passe. Ils cherchent un fonctionnel pur, ce qui tombe bien vu que je suis une sacrée drouille sur le plan technique. Apprendre ne me fait pas peur, les missions en cours me plaisent, ma tronche à l’air de leur revenir. Concernant la question du salaire, je donne des chiffres potables et plausibles, je ne tremble pas, et quand je tente une blague, je les fais rigoler ‒ pas à mes dépends, s’entend.

Je sors de là comme il y a un peu plus d’un an d’une autre boîte dont j’avais parlé, guillerette, attendant de pied ferme le coup de fil qu’ils m’ont promis pour le milieu de la semaine prochaine.

Je prends le métro.
Je marche pour rentrer chez moi.
Pendant ce temps là, bêtement je réfléchis. Je passe et repasse l’entretien dans ma tête. C’est rigolo, c’était il y a quelques heures : je n’ai déjà plus aucun souvenir de ce qui m’avait fait si bonne impression.

Je suis obsédée par cet énorme détail : pendant que je vendais mes immeeeeenses qualités rédactionnelles, j’ai sorti de ma pochette un pavé dont je suis pas mal fière. Ce sont toutes les fiches de procédure que j’ai rédigées pour mon précédent boulot. Vous verriez comme c’est chiadé : sincèrement, ça serait à rendre la question de la sauvegarde des données utilisateurs absolument passionnante. J’avais négligé le fait que le type qui me faisait passer l’entretien était peut-être moins crétin que moi. Ça n’a pas loupé : il m’a posé LA question intelligente, celle qui ne m’avait pas traversé l’esprit.
– Mais, il m’a dit en feuilletant mon roman illustré, votre ancien employeur vous a laissé partir avec ces documents ?
Oups. La réponse à cette question est non, évidemment, puisqu’il s’agit de sauvegardes de données et donc d’une question confidentielle. J’ai répondu sans hésiter :
– Oui. Mais un seul exemplaire. Et je ne fais que le laisser consulter rapidement pour donner une idée de mon travail, je repars avec.

Vous avez déjà postulé en SSII ou en agence d’interim ? Quand vous arrivez, on vous demande de remplir un questionnaire avec vos références, c’est-à-dire les coordonnées de vos supérieurs hiérarchiques précédents, ceux qui au téléphone diront que votre ramage ressemble à votre plumage.
C’est déjà pas un exercice facile, surtout quand il y a quatre cases et qu’on a eu trois jobs dont un avec un schizophrène paranoïaque qui vous a viré un jour sur un coup de tête. C’était plus compliqué encore de donner mes références alors que mon dernier employeur m’inonde d’offres d’emploi pour que je rempile chez lui : j’étais déjà pas très très sûre en mettant le nom de ma dernière N+1 qu’elle serait ravie que quelqu’un l’appelle pour m’embaucher en CDI, surtout pour un salaire double de celui qu’elle me propose.
Maintenant je suis rassurée. S’ils l’appellent, s’ils parlent de mes « qualités rédactionnelles » et des fiches de procédure, je n’ai plus aucun doute à avoir. Ce sera la fin de ma courte carrière lyonnaise et je n’aurai plus qu’à recommencer à zéro, loin, à Nice par exemple. À ce rythme, ça va se finir à Abidjan.

Le soir à la maison, l’homme me rassure. Il tente une première méthode :
– Allons ma chérie, me dit-il, tu as déjà fait bien pire en entretien…
Je lui lance un regard noir qui signifie ta gueule. Il a dû comprendre « Je t’en prie, continue, j’ai hâte de savoir la fin de ta phrase », parce que c’est ce qu’il a fait.
– Tu te souviens cet entretien à Paris, où tu t’étais levée alors que la fille était en train de te parler et que tu es sortie de la pièce ?

Bon. Je tiens à préciser que j’avais des circonstances atténuantes. C’était la période où je travaillais encore dans le domaine de la librairie et que je sentais que mon patron schizo allait me retirer le tapis sous les pieds d’un instant à l’autre. Je cherchais désespérément une porte de sortie.
Toutes les semaines, j’avais un après-midi de libre. Ce jour-là, je troquais mon jean troué qui lui disait que je l’emmerdais pour un tailleur et des pompes à talons hauts et je courais les entretiens.
Un après-midi c’est court, alors je faisais quelque chose de stupide, ce qui ne me ressemble pas du tout. Je mettais trois ou quatre entretiens par jour. Et ce qui devait arriver…

Un jour, un entretien pour un vague CDD au rayon dictionnaires d’une FNAC de banlieue, à deux RERs et trois bus de Paris, a duré des plombes. Cela faisait plus d’une heure que j’étais là, et la recruteuse en était encore à me parler de la grande entreprise qu’est la FNAC, du métier de libraire, etc, au cas où je n’aurais pas su ce que c’était.
J’essayais, discrètement, de regarder l’heure sur sa montre. Je devenais nerveuse. Est arrivé le moment où il a fallu que je prenne une décision : soit je sabordais cet entretien, soit je posais un lapin au suivant. Il a fallu que je pèse le pour et le contre tout en essayant de continuer à lui répondre intelligement (Oui, je vois / C’est bien ce que j’ai compris / D’accord). Un CDD dictionnaires en banlieue, ça ne me branchait pas vraiment, alors j’ai pris la décision que je pensais la meilleure, et mes couilles à deux mains :
– Madame, je suis vraiment désolée, je vais faire quelque chose qui ne se fait pas du tout, mais je suis attendue.
Je me suis levée, et j’ai pris mon sac à main.
– Mais mademoiselle, vous postuliez pour un CDI au rayon Littérature. Vous pensiez vraiment que cela vous prendrait une demie-heure ? Vous avez perdu votre temps et vous m’avez fait perdre le mien. Vous savez que toutes les FNAC de France se souviendront de vous, maintenant.
Il n’y avait rien à répondre.
J’ai repris mon souffle, j’ai couru jusqu’à l’arrêt de bus numéro un, puis jusqu’à l’arrêt de bus numéro 2, puis jusqu’à la gare, me suis mise à suer à grosses gouttes dans le train et suis arrivée en nage à l’entretien suivant, lequel était bien, lui, pour un poste pourri dans un rayon de cartes postales. Je n’ai même pas réussi à le décrocher tellement j’étais à côté de mes pompes.

L’homme sent qu’il n’a pas tiré sur la bonne corde. Il essaie une autre méthode.
– Tu sais, moi aussi en entretien, j’en ai fait des vertes et des pas mûres.
– Ah oui ? Toi qui bosses depuis six mois et qui en es à ta deuxième promotion ? Toi qui n’as jamais envoyé un CV de ta vie ? Toi qui à la fin de ton stage de fin d’études regardais ton portable sonner en disant : « Oh, non, putain, encore un recruteur… » ?
– Ben oui, il insiste. Tu te souviens la boîte machin ? Je leur ai dit que je trouvais que tel langage de programmation était un langage merdique, alors que tout leurs systèmes étaient développés comme ça. Et puis plus tard, j’ai appris qu’ils avaient été fââân de ma candidature.

Bon. Remettons les choses dans leur contexte. D’abord, mon chéri, tu n’as pas posé de candidature. Ce sont eux qui sont venus te chercher parce que tu fais partie de cette espèce bénie qui peut utiliser Monster et les sites de CVs en ligne comme autant d’hameçons magiques au bout de leur canne à pêche.
Ensuite, je dois reconnaître qu’effectivement, c’est bien pire de faire son geek, son petit génie de l’informatique à la pointe de la technologie, que d’arriver dans une boîte en exhibant fièrement les données confidentielles de son employeur précédent.
La prochaine fois je ferai comme tout le monde et je viendrai avec mes lettres de recommandation ringardes. Oui, ces fameuses lettres de recommandation que je viens de retrouver sur la tabe de la cuisine, sous mon nez, celle que j’ai complètement oublié d’emporter tout à l’heure.

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