L’art de la négociation (cours accéléré pour les nuls)

L’innocence de la jeunesse, ça a quand même du charme.

Je suppose qu’il y a une foule de choses que l’on apprend avec l’âge et l’expérience.

Par exemple, quand une journée commence mal, faut faire le mort. Surtout, surtout, ne prendre aucune initiative.

Quand je me suis levée hier, j’étais blindée de motivation. Blindée.

Allez, et que je me réveille avec une heure d’avance, et que ce matin, défi, j’arrive au boulot à l’heure. Soyons fous, je tente le coup, j’arrive même un peu plus tôt.

Résultat, je suis restée coincée comme une bleue sur la ligne 14 et je suis arrivée encore plus tard que d’habitude. J’aurais pris mon métro habituel, il y aurait pas eu de problème.

Conclusion : ce jour-là, filer droit.

J’étais donc tranquillement en train de lutter pour avoir accès à la magnifique imprimante photocopieuse laser couleur dernier cri.

Quand je pense (vieux souvenir de mes vingt-deux premières années passées en stage) que la simple évocation d’une photocopieuse suffit à me faire pleurer, et que maintenant je me bats pour l’utiliser, je me dis que parfois, la vie est vraiment dégueulasse.

Après une bonne demi-heure de lutte acharnée, de coups de coude et de coups bas, victoire, ça y est, c’est mon tour.

À partir de maintenant, faut assurer. Le moindre instant d’inattention, et on me piquera ma place. Je cours, je fais des allers-retours entre mon bureau et la machine pour surveiller l’état d’avancement de l’impression, continuer à avancer mon travail et appuyer sur F5.

Et puis, le drame. Il m’a eue par surprise : au quatrième trajet, il m’attendait dans mon bureau.

J’ai remercié le ciel d’avoir pensé à baisser la fenêtre de mon blog, j’ai fait un grand sourire à Big-Boss et je me suis assise.

C’était l’heure de vérité. Il a ouvert les hostilités :

  • On avait dit qu’on parlerait de la fin de ton contrat à la fin de la semaine, mais je pense qu’il n’y aura rien de nouveau d’ici-là. Alors, si tu as un moment maintenant…

Un moment ? Sincèrement, non. Mais je crois que ça n’est pas trop le moment de répondre ça.

D’autant que « Je pense qu’il n’y aura rien de nouveau d’ici là », dans la bouche de mon patron, c’est pas bon signe. Logiquement avec lui, même pendant une pause dèj, peut y avoir du nouveau.

Et puis, je sais bien à quoi mon sort est suspendu. Ça fait trois mois – trois mois, déjà, qu’est-ce qu’on vieillit – que ce putain de produit est commercialisé et qu’on a les yeux rivés sur les ventes. Je dis « rivés », parce que le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elles n’ont pas vraiment bougé.

Mais le boss, il y croit. Dur comme fer. Moi, ça m’arrange, je peux pas nier.

Bref, du coup, l’entendre dire ça, ça m’angoisse un peu.

Il continue.

  • Ce que je peux te proposer, c’est de renouveler ton CDD pour encore trois mois. Ça nous mène jusqu’à mi-février. À ce moment-là… On verra bien si on s’est plantés ou non.

J’acquiesce bêtement.

  • Mais attends. Tu ne m’as même pas dit quels étaient tes projets. Qu’est-ce que tu veux, toi ? Partir ? Renouveler ton CDD ? Rester ad vitam eternam ?

Ah merde. Je crois que là, c’est mon tour de parler. J’ai les jambes comme des pailles. Au moment où j’ouvre la bouche, je n’ai absolument aucune idée de ce que je vais dire. Je vous passe le raisonnement pathétique, l’explication alambiquée, et je vous donne la version résumée : je lui ai dit que je voulais un CDD.

Ne me demandez pas pourquoi je n’ai pas dit que cette entreprise, c’était toute ma vie. Que si on le perdait, ce projet-là, on en ferait d’autres, que je voulais me marier avec lui.

Peut-être pour pas lui faire de peine, peut-être parce qu’il avait déjà évoqué le CDD et que je ne voulais pas le contrarier. Je serais capable de réfléchir quand je parle fric ou contrat avec un supérieur hiérarchique, je crois que je m’en serai déjà aperçue.

Big-Boss hoche la tête d’un air satisfait. Jamais, de sa longue existence, il n’a obtenu victoire si facilement. C’est tellement rare, de nos jours, les salariés compréhensifs.

Et c’est là que LBA se reprend.

Ça fait deux mois que les zoziaux me font du bourrage de crâne, qu’ils me coachent régulièrement entre midi et deux, pendant les pauses clope et les pauses café. Il faut que j’assume : oui, je suis sous-payée ! Non, ce n’est pas normal !

C’est historique : je vais demander une augmentation. Enfin, si je ne me suis pas fait pipi dessus avant.

  • C’est super, ai-je dit, on est d’accord.

Et puis j’ai enchaîné très vite avant qu’il parte :

  • Mais il y a quand même quelque chose dont je voudrais parler avec toi.

Big-Boss fronce le sourcil droit. Je crois que mon cœur s’est arrêté de battre. Je continue. Enfin, je veux dire, je récite.

  • Si je dois rester encore quelques temps ici, j’aimerais bien qu’on discute de mon salaire.

Big-Boss fronce le sourcil gauche.

  • Tu touches combien pour l’instant ?

Par pudeur (il y a peut-être des enfants qui me lisent), je passerai ma réponse sous silence.

Réaction du boss :

  • Ah ouais quand même (j’ai un patron compréhensif). C’est vrai que tu n’es pas très bien payée (et en plus, il est intelligent et il a le sens de l’observation).Et… Tu voudrais combien ?

Je déteste cette question. Si je demande pas assez, c’est comme si je lui avouais que j’en fous pas une et que je ne mérite pas grand-chose.

Si je demande trop, c’est prétentieux, et puis il se dit que j’ai les dents qui raclent le parquet, et que mon but dans l’existence, c’est de vider les caisses de la boîte. Pas bon non plus.

Pour couronner le tout, si j’essaie de faire un juste milieu, sauf erreur de ma part, j’arrive pile poil dans la tranche imposable, et par un mystérieux coup du sort, je me retrouve avec encore moins de fric pour vivre que ce que j’ai maintenant, ce qui est quand même extraordinaire.

Alors, j’ai répondu très vite :

  • Mille cinq cents ? Mille trois cents ? Mille deux cents ?

Ne me dîtes pas que c’est une réponse débile. Moi aussi, j’ai le sens de l’observation.

Il a griffonné deux trois mots sur un bout de papier, et il s’est rassis.

  • Tu sais, a-t’il repris, c’est vrai que tu n’es pas très bien payée. Mais il faut bien voir que pour l’instant, on est sur un projet qui ne rapporte pas un centime à l’entreprise. Tu fais un excellent travail (rigolez-pas, je crois qu’il est sincère). Tu es capable de travailler énormément (ah, oui, ça, je sais), vite et bien. Ce serait une bêtise de ne plus travailler avec toi.

Mais une entreprise, il faut que ce soit rentable. Si vraiment, on ne gagne pas d’argent, il va falloir se séparer de certains membres du personnel. Et, tu sais, tu es la dernière arrivée.[1]

  • Oui, je sais, j’ai répondu. C’est logique. C’est la règle du jeu.

(Je vous ai déjà dit que je suis une sale petite capitaliste ?)

Il a repris :

  • Et puis, tu sais comment ça marche. Il est plus difficile de garder quelqu’un qui coûte plus cher. C’est une question de rendement.
  • Oui. Je sais comment ça marche. (Instant d’hésitation) …Mais je pense quand même que ma demande… Enfin, c’est normal, quoi.

Je le comprends. C’est horrible, je le comprends sincèrement.

Oui, j’avoue, j’admets, ces histoires de « faut que ce soit rentable, donc je te paie avec un demi lance-pierre » je trouve ça logique. Et si ça me tombe sur le coin de la figure et que je me fais virer, ça me fera chier, mais ça ne me choquera même pas.

Big-Boss a jeté un dernier coup d’œil sur le bout de papier sur lequel il avait griffonné quelques mots, et il a terminé :

  • Bon. Je vois ce que je peux faire, et puis on en reparle demain. D’accord ?

Voilà.

À chaque fois que j’ai eu une conversation de ce genre avec mon boss du moment, le travail de refoulement m’a pris plusieurs mois.

Pendant plusieurs jours, plusieurs semaines, je me repasse la scène. Je soupèse chacune des bêtises que j’ai pu dire, je vois chacune des balles que je me suis tiré dans le pied, j’entends les horreurs qu’on a pu me dire sans me faire broncher.

J’ai un peu honte, et j’essaie d’oublier.

Comment on fait dans ce genre d’entretien quand on a une conscience aigüe de ne pas être en position de force ?

Comment fait-on quand on ne maîtrise pas les évènements ?

Comment fait-on quand on a fourni du bon boulot, mais qu’on sait bien qu’on pourrait faire dix fois mieux, et qu’on est pas très fier de soi ?

Est-ce que je suis la seule à avoir l’impression que si je réclame quelque chose avant qu’on me le propose, c’est que je ne le méritais pas ?

Quand j’étais petite, il suffisait que je réclame pour qu’on me refuse ce que je voulais.

Résultat, je sais pas faire, moi, réclamer.

Ce qu’il me faut, c’est un boss qui a constamment l’œil branché sur moi, qui dit : « Oh, comme elle travaille bien, si son ramage ressemble à son plumage, elle est le phœnix des hôtes de ce bois. Tiens, je vais l’augmenter pour la féliciter. J’espère que 7000 euros net par mois, ça lui suffira. »

D’autant que le patron vient de partir en rendez-vous, et que j’ai toujours pas ma réponse. Je me demande bien comment je vais faire pour me concentrer cet après-midi.

Bon. Il est 12 h 01 pile. Le temps que je poste, il sera bien 14 h 00. C’est peut-être à 20six que je devrais demander mon augmentation.


[1]           Ce qu’on peut aussi traduire par « Tu sais, une entreprise, c’est comme une machine à laver. »

              Ou encore : « Tu sais, une entreprise, c’est comme une montgolfière. »

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