Je mets mes pas dans les pas de ma mère

Est-ce que vous triez vos contacts sur FB ?

Je l’ai fait un jour où, dans un moment d’enthousiasme égoïste, ayant négligé l’importance pour l’ex que les enfants n’apparaissent nulle part sur les réseaux sociaux, j’avais publié un sourire ravissant qui m’enchantait.

L’ex, dont la Bible est un long principe de précaution, n’a pas de compte sur ces réseaux, mais il a appris l’existence de la photo par ses sœurs ; ses sœurs qui ont mystérieusement disparu pour moi à la minute où je me suis fait larguer, après qu’elles ont pendant treize longues années donné avec méthode leur avis sur chacun de mes gestes. J’avais eu le temps en trois ans de silence d’oublier leur présence dans mes contacts. Ménage : si tu as un message pour moi, ma grande, vient me parler, mon numéro n’a pas changé.

Mais surtout, il m’arrive de le faire forcée.

Il est des jours où à 7h04, au moment de la clope du réveil, les yeux mi-clos sur le  téléphone, c’est trop tôt pour les propos racistes.

La plupart du temps cela reste une lie que je m’impose. Je ne veux pas oublier dans quel monde je vis. C’est facile de rester encotonné avec son nid d’amis choisis et de penser que le monde grandit, que ma fille pourra être astronaute et mon fils se marier avec son mec si ça leur chante.

Alors, je laisse mes yeux saigner devant des gens de la famille, des gens ajoutés trop vite, ou des amis d’enfance dont je ne peux plus comprendre comment ils ont vieilli.

Je les regarde justifier le retour de la peine de mort (« Ces gens-là, il faut les buter, ils ne comprendront jamais sinon »), démontrer la paresse des sans-abris (« Pourquoi ils ne cherchent pas de travail ? ») et même en un moment mémorable, se réjouir de la mort d’une famille en voiture (« On sait d’où ils viennent ces gens, ils n’avaient qu’à pas mettre cinq gosses à l’arrière de la bagnole pour aller en vacances au bled. », « Ils doivent être bien emmerdés de perdre autant d’allocs, les cons. »)

Il reste d’autres comptes avec lesquels je me console, dont je vais regarder l’historique pour accompagner ma cicatrisation. Des gens qui me rassurent et que je vois réagir autrement, des gens qui me montrent que les lignes bougent. Dans ces moments je peux me retourner dans mon nid de coton, fermer les yeux et profiter.

En me promenant l’autre jour, je suis tombée sur le post d’un Mec-Nid.

Ça parlait d’une chaîne youtube appelée Dad, how do I ?, tenue par un type qui explique en video tout ce qui pourrait nécessiter une figure paternelle. Il veut aider tous ceux qui grandissent, mais qui grandissent sans papa.

Tout ce qui pourrait nécessiter une figure paternelle : faire un nœud de cravate, démarrer une voiture dont la batterie est morte, planter de l’herbe, se raser, réparer des toilettes.

Je sais bien que le message est « oh, quelle bonne idée, comme c’est gentil, comme c’est touchant, de penser à aider ainsi les enfants. » C’est d’ailleurs bien ce que disent les commentaires.

Mais voici ce que je lis moi : cravate + réparation -> papa.

On ne parle pas d’enfants qui sont à la recherche d’un modèle complémentaire, d’enfants qui cherchent les informations qu’ils n’ont pas chez eux.

On parle d’enfants sans papa, qui ont besoin d’informations de papas. Réparer une bagnole ou utiliser un pistolet à mastic.

Vous l’avez aussi ? Très bien. Ne lâchons pas cette ficelle. Si c’est forcément Papa qui apprend le nœud de cravate, alors que fait Maman ?

Je suis une pro en nœuds de cravates. Comme je ne pense jamais à éteindre mes phares, si je ne sais pas démarrer ma voiture sans batterie, je n’ai plus de voiture. Personne ne va m’aider à réparer mes toilettes, et j’ai des enfants qui prennent la chasse d’eau pour un buzzer.

En revanche, je suis nulle pour : leur préparer un repas équilibré (préparer un repas tout court), me lever la nuit en cas de cauchemar, leur choisir des vêtements adaptés à la météo, poser un RTT parce qu’ils sont malades, surveiller les devoirs. Je kiffe les emmener faire le tour du monde.

Si Dad how do I est la norme, dois-je comprendre que je ne suis pas normale ?

Je ne commente d’ordinaire quasi jamais en donnant mon opinion – si ça se trouve il y a quelque part une ex-belle-sœur oubliée qui me regarde. Mais ce jour-là mes doigts ont rejoint mon clavier avant que mon cerveau ne s’ouvre. J’ai demandé : « C’est moi, ou c’est super genré ? »

Ce n’est pas une question, hein. C’est super genré. Maman protège et Papa fait grandir. Maman aime et Papa fait découvrir. Maman nourrit, Maman guérit. Papa ouvre au monde. De là à considérer qu’on ne peut pas grandir sans papa, il n’y a qu’un pas.

Voici la réponse que j’ai reçue : « Est-ce vraiment important de se poser la question ? Ton premier nœud de cravate souvent tu demandes à ton papa comment faire ; c’est tout… »

Ben c’est important pour moi mon cœur, sinon je ne l’écrirais pas ; je salue cette façon de dire « on se branle de ce que tu ressens ». Je salue également le « c’est tout » de fin de message. Fin du débat. Bouge. Tu déranges.

Je n’étais pas bien en recevant cette réponse. Comment ça pas important ? Comment ça fin de la conversation ? Comment ça les papas font les nœuds de cravate et c’est tout ?

Quand j’étais ado puis jeune adulte, je ne voyais vraiment pas le problème avec la condition de la femme (je pensais aussi que c’était cool d’être royaliste, long way to ride). Je faisais des études. Je couchais avec qui je voulais. Je n’avais pas vu de différence d’éducation entre mes frères et moi. Aucun de nous n’avait jamais sorti les poubelles ou peu s’en faut.

J’ai compris beaucoup plus tard que nous avions été protégés, peut-être trop ; que ma mère avait passé sa jeunesse à s’occuper des repas et de l’éducation de ses frères et sœurs parce qu’elle était l’aînée des filles et qu’elle voulait que nous ayons une enfance et non pas la responsabilité de l’intendance.

J’ai commencé à voir le problème en arrivant sur le marché du travail, mais sans imaginer que des solutions étaient possible.

Je savais bien que j’aurais plus de mal à entrer sur le marché parce que « Elle va faire des gosses » et que ma carrière s’arrêterait plus tôt parce que je vieillirais dix ans avant les mecs. Mais même en changeant les mœurs, même en étendant les congés paternité, même si les pères posent des jours enfant malade, c’est toujours moi qui ai l’utérus, toujours moi qui met ma vie entre parenthèses pour poussiner, toujours moi qui présente un manque à gagner quand j’ai les pieds dans les étriers.

Des années avant de rencontrer l’ex, j’ai été en couple plusieurs années avec Un-autre-ex. J’étais étudiante, il bossait. Je trouvais tout à fait normal de faire les courses, le ménage et la vaisselle. C’était lui qui payait le loyer. Ça me semblait une répartition des tâches tout à fait logique.

Et puis j’ai fait une expérience. Je ne sais plus exactement quelle mouche m’avait piquée ni de quel pied je m’étais levée ce matin-là, mais j’ai décidé d’arrêter de faire la vaisselle pour voir ce qui se passerait. Je n’ai pas donné de préavis, pas expliqué, j’ai seulement laissé la vaisselle s’accumuler.

Un-autre-ex n’a pas non plus commenté. Quand il n’y a plus eu de vaisselle propre, il a acheté des assiettes en plastique. Quand on a eu des cafards, il a couvert l’évier de sacs poubelle pour éviter que ça ne s’étende et que ça pue partout dans l’appart. Et puis au bout de quelques semaines, alors que nous partions en week-end chez ses parents, il a mis des sacs poubelle à l’arrière de la voiture.

Je n’oublierai jamais le regard de sa mère pendant qu’elle lavait les assiettes en me regardant. Nous sommes rentrés avec la vaisselle propre. J’ai repris mon rôle.

Quelques années plus tard, alors que je cherchais désespérément à changer de profession, j’ai été intérimaire à la CAF. La belle-famille recommandait que j’y entre en CDI : ça aurait fait un revenu faible mais fixe, ce qui limitait les risques si l’homme perdait son job.

C’est un chas d’aiguille dans lequel je ne voulais pas passer et que j’ai évité ; je trouvais je job mortellement ennuyeux, mais le raisonnement cohérent. Travail d’équipe. L’un qui sécurise en rapportant le plus d’argent possible. L’autre en rapportant un salaire pérenne et du temps pour s’occuper de la maison.

Je ne me rendais même pas compte des schémas que j’avais ingérés. Je ne mesurais pas la violence contenue dans cette logique : c’est comme ça et-c-est-tout. Je ne voyais pas que cela n’était pas évident mais construit.

Et je ne voyais pas les conséquences que ça avait sur mon quotidien et sur mon avenir. Si j’avais suivi, je frémis : quand il est parti, je ne sais pas ce que je serais devenue. Dieu que j’aime mon grand salon.

Lorsque j’ai fait mon premier comité de pilotage dans ma nouvelle mission, le chef m’a demandé comment ça se passait. Je lui ai répondu que c’était la phase A, celle pendant laquelle on ne comprend rien et où l’on se sent inefficace alors qu’il faudrait être sur tous les fronts et que je détestais ça.

– C’est pour ça qu’on embauche des femmes, m’avait-il répondu. Parce qu’elles savent faire plusieurs choses à la fois.

Moi : Et parce qu’elles ne tiennent pas de propos sexistes ?

Bref silence surpris.

Non, il n’est pas évident que les femmes savent faire plusieurs choses à la fois tant qu’aucune n’est un nœud de cravate. Et non, ce n’est pas drôle. Oui, vos réflexes de pensée ont une incidence sur mon parcours, sur celui de ma mère et sur celui de ma fille.

Poussine aime Harry Potter, le rose, les talons hauts et les déguisements.

Poussine préfère le vélo rose au vélo bleu.

Mais Poussine se demande : pourquoi, sous prétexte qu’elle a dix ans, est-ce qu’elle ne peut plus se mettre torse nu ?

Et moi je voudrais bien savoir : pourquoi est-ce que sous  prétexte que mon poussin commence à avoir des amorces d’œufs sur le plat, il est normal que les gens se retournent choqués sur son passage quand elle est déguisée en indien ?

Ma mère a tout fait pour que je me marie, et tout pour que je ne fasse pas le ménage pour tous ceux qui ont un pénis. J’ai fait ce que j’ai pu pour continuer son chemin. Quelle pression et quelle route sur les épaules de la Lumière de mes Jours ?

Merci à Dad pour ses tutos.

Dans les commentaires qui ont suivi, d’autres ont su faire de la place à ce que je disais. Mais les hommes disaient toujours : « Si j’avais eu un papa, j’aurais voulu qu’il […] ».

Oui, les références extérieures sont capitales pour bien grandir. Je sais que Poussin trouvera autour de lui toutes les figures masculines dont il aura besoin. J’espère que quelqu’un saura montrer à Poussine comment se servir d’un sèche-cheveux. Ma mère ne m’a jamais appris à repasser une chemise. Quelqu’un peut-il m’aider ?

Je suis privilégiée.

J’ai un bon job, un bon salaire, je suis propriétaire, je suis bien entourée. Si j’ai besoin au quotidien de me battre pour être légitime sans testostérone, si cela existe encore dans les pages Nid qui apparaissent sur mon mur Facebook, c’est que le monde n’a pas fini de changer.

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