Souffrir pour.

Demain, Uneautrequemoi et Soacre se marient. Ils préparent ça depuis des mois et, dans une moindre mesure, moi aussi.
J’ai préparé la voiture parcequ’on a quatre bonnes heures de route, prévenu l’homme que départ à dix heures, ça veut dire départ à dix heures, fait les sacs, étudié mon maquillage, prévu trois tenues pour le brunch du lendemain et suis allée dans mon institut d’épilation pour faire un ravalement complet. J’avais oublié de quelle couleur était ma peau.
À Paris, rue de Tolbiac, j’avais trois instituts à moins de trente pas de chez moi. Il m’est arrivé d’oublier mes pompes et d’y aller en chaussons (on se relâche vite, quand on est en couple). Ici, c’est pareil, si on remplace « trente » par « dix ou quinze » et « pas » par « minutes ».
Pour une fois, je ne voudrais pas idéaliser ce qu’a pu être l’existence à Paris. Je ne prétendrais pas que les esthéticiennes locales étaient la classe, la professionnalisme et la douceur incarnées. Je me contenterai donc de dire que je déteste celles que j’ai ici et que j’ai la flemme de faire le tour du quartier pour en trouver d’autres.

La dernière fois que j’y suis allée, j’ai cru que ce n’était qu’une erreur de management.
La fille qui m’épilait, toute cire dehors, a passé une demie-heure à cracher sur sa patronne qui était (je cite) définitivement la dernière des grognasses. Elle avait bien l’intention de plier bagages dès que possible, de lui claquer la porte au nez et de réaliser son rêve (devenir coiffeuse, ou de faire engager dans un salon rue de la Ré, je ne sais plus).
C’est pas seulement que ça me choque que quelqu’un puisse être suffisamment peu pro pour démonter l’entreprise qui lui permet de gagner sa vie devant ceux qui permettent à l’enterprise de gagner la sienne, c’est aussi que ses projets d’avenir, sur le dos, sur le ventre ou allongée sur le côté, je m’en fous. Malheureusement, quand on a de la cire partout sous les bras, c’est compliqué de se jeter au cou de quelqu’un pour qu’il s’écrase.
On a enfin quitté le soliloque pour un semblant de dialogue quand je lui ai demandé, peut-être un peu mpins agressive qu’il n’y paraît, si c’était là sa définition du maillot échancré.

On pourrait penser qu’on a atteint le fond de l’humiliation quand on est en train de retenir les bords de son maillot pour faciliter l’épilation et que l’on comprend d’un seul coup pourquoi leurs cabines glauques sont privées de fenêtres et ne reçoivent jamais la lumière du jour.
Eh bien, quand on est accroupie façon levrette et froc baissé (essayez, vous, de le dire de façon plus classe), on s’aperçoit que non. On prend alors conscience de façon aigüe du fait que fenêtre ouverte ou non, la porte de la cabine reste entrouverte, pour que Mademoiselle puisse entendre le téléphone s’il sonne. Moi (et vous aussi dans la même situation), je n’en ai rien à foutre, qu’elle réponde au téléphone. Je commence à me demander angoissée s’il existe une notion ressemblant à celle du secret médical dans la grande confrérie des esthéticiennes ou si, le soir venu, elle raconte sa journée à son mec.
– Ça va ? me demande le cerveau qui est du bon côté de la cire.

Je cherche un truc intelligent à répondre.
– Heu, je dis, je suis pas super à l’aise, mais j’imagine que vous non plus, alors ça va.
– Oh, vous savez, qu’elle s’exclame − et j’imagine que c’est pour me détendre, quand on en a vu un, on les a tous vus !!

Ah. Ce n’est peut-être pas seulement un problème de management. Je sais reconnaître une erreur de recrutement quand j’en vois une.

Dieu merci (et si Dieu n’y est pour rien, merci quand même), les meilleures choses ont une fin et la séance s’achève. Je suis sonnée. J’ai donc besoin d’un petit check-up.
– Bon, on a fait le tour ? Aisselles, c’est bon, jambes, c’est bon, maillot…
– Ben, elle enchérit, toujours aérienne, on a même fait le trou de balle !!

Sous le choc, je me suis permis, pour essayer de sauver un peu de mon honneur perdu, le dernier luxe un peu minable qui me restait : en sortant, je paye, sors trois euro de ma poche et demande ou est le pot à pourboires. Et puis, en la regardant toujours dans les yeux, je me ravise et je rengaine mes pièces. Les pourboires, ça se garde pour d’autres occasions.

On comprendra donc que quand j’y suis retournée ce matin, c’était avec une certaine appréhension, et pas seulement parce que je suis douillette et que j’ai déjà lu tous leurs numéros de Voic. Est-ce que c’est de ma faue à moi, s’il y a des parties du corps qu’il est physiquement impossible d’épiler soi-même ?

La séance n’a pas très bien commencé. L’esthéticienne, une sorte de jumet très maquillée, est arrivée docte dans la cabine avec sa petite fiche en mains.
– Alors, madame LBA ? On fait les demi-jambes, les aisselles et le maillot aujourd’hui ?
Ben oui, connasse. Je vois pas très bien ce qu’on pourrait épiler d’autre, de toute façon. Ah, merde. Maintenant que j’y pense, si ; je lui réponds :
– Oui. On va faire les cuisses aussi.
Son visage change : je viens de dire quelque chose de mal.
– Ah mais non, mais on peut pas. Mais madame, mais j’ai d’autres clientes après vous.

Je suis déjà à poil ou presque, et pas très à mon aise pour demander un geste commercial. Pas la peine non plus d’essayer de lui expliquer que le mois dernier, sa collègue a dit que.
– Bon, je lui dis. Vous auriez pas un créneau pour un autre rendez-vous cet aprèm ?
– Ben, vous allez pas revenir cet aprem…
Si cette fille commence à penser à ma place et à décider de mon emploi du temps, c’est pas sûr que je m’en relève.
– Si, je vais revenir.

Elle soupire tellement fort qu’elle est toutes narines dehors et elle sort de la cabone. Quand elle revient, et à condition que j’aie bien analysé les traits de son visage, le rendez-vous est pris.
Arrive le moment fatidique. L’expérience a prouvé qu’une même torture peut prendre des dizaines de formes différentes : ce matin, je me suis fait engueuler parce que je n’étais pas venue en string. J’ai même eu droit à toutes les bonnes adresses lyonnaises où on peut acheter des strings pas chers et moult commentaires sur les hommes qu’il ne faut pas habituer aux bonnes choses parce qu’après ils s’y habituent justement, et qu’ils en redemandent.
Et de m’expliquer fière d’elle qu’elle a vu tout de suite que je m’épilais les jambes depuis plus longtemps, ça se voit à la texture de la peau et à la résistance du poil, etc. Ah, le professionnalisme poussé à l’extrême !
– C’est votre homme qui préfère comme ça, non ? Ça date de quand ?
Chéri, si tu lis ça, help.
Je me casserais bien maintenant, mais j’ai une jambe chauve et une jambe parée pour l’hiver. Allez, on va dire que je le fais pour Uneautrequemoi.

Je respire, je fais le vide dans mon cerveau, une sorte de yoga intérieur et je me dis qu’on y pensera plus, demain, quand on aura quitté la maison à 11h30 parce que j’aurai traqué des victimes sur chaque partie de mon corps armée d’une pince à épiler, et qu’on sera sur l’autoroute avec ABBA à fond dans la voiture. J’ai vieilli putain.

Je suis rentrée chez moi au radar, sans comprendre le pourquoi du comment, et suis retournée à mon rendez-vous de l’après-midi à peu près dans le même état, sans oser demander les finitions.
On me reproche de toujours tout voir du côté sombre. Ce n’est pas vrai : pour moi qui suis si nulle en maths, algèbre et géométrie confondus, ça n’a pas été une journée de perdue. J’ai appris qu’un « joli triangle », ça ne veut pas dire un triangle isocèle pour tout le monde.

Worker power

En une journée, j’arrive à penser dix-huit fois que je suis le roi du monde, que l’avenir est à moi et dix-huit fois que je ne vaux rien, que la vie s’arrête ici. C’est fatigant.
Aujourd’hui a été une bonne journée, que j’ai passée branchée en mode A ‒ à me demander, d’ailleurs, ce que je pourrais bien poster, pour une fois que j’étais de bonne humeur. L’état de grâce a duré jusqu’à il y a environ dix minutes, et je reprends la plume.

Au milieu de mes angoisses jobisantes, j’ai vécu une semaine bénie, avec tout plein de d’éventuelles pistes d’emploi à l’intérieur.

Piste n°1.
Il y a quelques semaines, j’ai reçu un coup de fil d’une boîte d’interim spécialisée, et j’étais allée les voir pour un entretien. Si cette boîte m’avait contactée, c’est que quelqu’un avec lequel j’ai travaillé et qui a un poste plutôt intéressant a parlé de moi à la directrice de l’agence et m’a « chaudement recommandée ». Heureusement qu’il y est allé chaudement, l’ami. En trois quart d’heure, j’ai trouvé le moyen de :
– répondre à la question « En dessous de quel salaire refusez-vous de descendre ? » par une somme inférieure de plus mille euro par mois à la réponse que j’avais donné à la question « Quel salaire attendez-vous ? »
– m’exclamer avec vigueur et conviction « Ah, la colle ! » quand on m’a dit de donner mes qualités et mes défauts en anglais
– dire goguenarde et peut-être un brin méprisante : « Ah vous, vous avez le sens de l’observation » quand la recruteuse m’a demandé si j’avais un problème de gestion du stress.
Je dois le reconnaître : elle avait le sens de l’observation. Elle m’a regardé longtemps et elle m’a dit : « Oh la la, qu’est-ce que ça doit aller vite dans votre tête… »
Par pudeur, j’en passe.
Eh bien après cet entretien suicide, donc, j’ai reçu un coup de fil : tous les espoirs sont permis aux grands angoissés de ce monde. Ils avaient peut-être un poste pour moi. Ben ça. C’est tellement un job pour moi qu’ils n’ont toujours pas trouvé d’intitulé de poste (ce qui colle plutôt bien à votre profil, madame, n’est-ce-pas ?), et que j’ai à peine compris de quoi ça parlait.

Piste n°2.
Plan loose parmi les plans loose, mais plan quand même : mon ancien employeur, qui m’annonce qu’il m’aime toujours.
Mon ancien employeur, comme tous les précédents et comme j’en ai peur, les suivants, ça a été tout un poème.
En plus d’être à Pétaouchnok, ce job était dans le secteur public, dans le pays de la promotion à l’ancienneté et de l’augmentation tous les dix anniversaires.
Dans le pays des gangs de démotivation organisée, où les RH ont un talent rare pour donner envie non seulement de rentrer chez soi, mais aussi d’exploiter le système le plus possible auparavant.
Dans le pays des badgeuses et du quotidien sans défi ni challenge. Tous les clichés auxquels vous pouvez penser sont vrais. Dans l’organigramme d’une administration, vous êtes forcément coincé entre un incompétent chronique et un frustré démotivé.
Si un jour j’en ai le courage, je parlerais peut-être de ma N+1 de l’époque, mais j’avoue que les bras m’en tombent d’avance : honnêtement, je crois que ça a été suffisant de la supporter un an.

J’ai réussi ma mission parce que je me suis assise et que j’ai attendu. Parce que j’ai fait une croix sur l’idée de mettre en place un jour ce pourquoi j’avais été engagée. Dans certains milieux, il y a des choses qui plaisent, et ces choses-ci plaisent là.
La preuve : ils sont en train de créer un poste pour moi. Enfin, il faudrait que j’arrive à expliquer tout ça précisement parce que bien sûr, dans ce genre d’administration, c’est toujours un peu compliqué.

Les employés du secteur public, et leurs responsables en première ligne, ont le culte du secret. Toute l’énergie qu’ils ne dépensent pas à travailler, ils la dépensent à faire les plans les plus foireux possibles, et je dois reconnaître qu’ils ont réussi là un doublé magnifique. On sent bien que quelque chose se trame, mais il est impossible de savoir quoi. Si on essaie de se renseigner, serait-ce dans les règles en prenant par exemple rendez-vous avec les Ressources Humaines, on en prend plein la tête de façon bien légitime : on vient de faire preuve d’un sens de l’initiative que l’on sait bien impardonnable.

Bon. Ça fait cinq fois que je relis le paragraphe précédent, et je m’aperçois que je n’arriverais jamais expliquer tout ça, c’est bien trop compliqué à raconter. On dira simplement qu’il y a non pas une mais deux créations de postes à temps plein, chacun plus merdique que l’autre et qu’ils ont réussi l’exploit de me proposer un salaire inférieur à celui que j’avais en interim (mais la sécurité de l’emploi, ça n’a pas de prix). On me demande de poser ma candidature pour les deux boulots avec un grand sourire paternaliste, comme s’il s’agissait d’aller récupérer mon chèque de gain du loto, ne nous remercie pas, avec ce que tu as fait pour nous, on te doit bien ça.
J’aimerais bien que l’on m’explique pourquoi deux postes nazes et pas un poste correct. Bref, j’ai pas très envie de remettre les pieds dans ce merdier.

Piste n°3.
J’ai une arme contre la gestion du stress : elle s’appelle Uneautrequemoi.
Pour rédiger mes CVs Monster, je suis allée chez elle. Même si je papotais, ça resterait plus efficace que de rester figée chez moi devant mon ordinateur.
Je ne la remercierai jamais assez de sa patience, vu que j’ai squatté chez elle les derniers jours avant qu’elle ne quitte Lyon pour son mariage. Elle avait bien certainement autre chose à foutre. D’ailleurs, il y avait un indice : une to do list longue comme le bras sur la table de son salon.

Elle m’a rendu un service encore plus grand que celui qu’elle peut imaginer, en me mettant un coup de pied au cul et en me disant que mettre son CV sur Monster ça ne suffisait pas, il fallait postuler. Eh oui qu’elle m’a dit, ça n’arrive jamais que des recruteurs appellent, tout ça parce qu’ils ont vu ton CV sur Monster.
Eh ben les enfants, ma piste n°3, c’est eux qui m’ont appelée et c’est sur Monster qu’ils m’ont repérée. Mon ego en prend un coup, et pour une fois, c’est dans le bon sens.

Ce matin, donc, je me lève super tôt : à 10 heures, j’étais déjà debout, au taquet, toutes antennes dehors.
À 15 heures j’étais dans l’ascenseur direction les locaux de la SSII qui m’attendait, en train de me répéter tout haut « Super, super ». Chômage aidant, j’ai lu pas mal de bouquins sur la positive attitude en entreprise.
Exceptionnellement, je ne me suis pas tiré de super-super balle dans le pied. J’ai répondu sincèrement, et je crois que ça s’est bien passé. Avec le RH comme avec le commercial, un bon feeling passe. Ils cherchent un fonctionnel pur, ce qui tombe bien vu que je suis une sacrée drouille sur le plan technique. Apprendre ne me fait pas peur, les missions en cours me plaisent, ma tronche à l’air de leur revenir. Concernant la question du salaire, je donne des chiffres potables et plausibles, je ne tremble pas, et quand je tente une blague, je les fais rigoler ‒ pas à mes dépends, s’entend.

Je sors de là comme il y a un peu plus d’un an d’une autre boîte dont j’avais parlé, guillerette, attendant de pied ferme le coup de fil qu’ils m’ont promis pour le milieu de la semaine prochaine.

Je prends le métro.
Je marche pour rentrer chez moi.
Pendant ce temps là, bêtement je réfléchis. Je passe et repasse l’entretien dans ma tête. C’est rigolo, c’était il y a quelques heures : je n’ai déjà plus aucun souvenir de ce qui m’avait fait si bonne impression.

Je suis obsédée par cet énorme détail : pendant que je vendais mes immeeeeenses qualités rédactionnelles, j’ai sorti de ma pochette un pavé dont je suis pas mal fière. Ce sont toutes les fiches de procédure que j’ai rédigées pour mon précédent boulot. Vous verriez comme c’est chiadé : sincèrement, ça serait à rendre la question de la sauvegarde des données utilisateurs absolument passionnante. J’avais négligé le fait que le type qui me faisait passer l’entretien était peut-être moins crétin que moi. Ça n’a pas loupé : il m’a posé LA question intelligente, celle qui ne m’avait pas traversé l’esprit.
– Mais, il m’a dit en feuilletant mon roman illustré, votre ancien employeur vous a laissé partir avec ces documents ?
Oups. La réponse à cette question est non, évidemment, puisqu’il s’agit de sauvegardes de données et donc d’une question confidentielle. J’ai répondu sans hésiter :
– Oui. Mais un seul exemplaire. Et je ne fais que le laisser consulter rapidement pour donner une idée de mon travail, je repars avec.

Vous avez déjà postulé en SSII ou en agence d’interim ? Quand vous arrivez, on vous demande de remplir un questionnaire avec vos références, c’est-à-dire les coordonnées de vos supérieurs hiérarchiques précédents, ceux qui au téléphone diront que votre ramage ressemble à votre plumage.
C’est déjà pas un exercice facile, surtout quand il y a quatre cases et qu’on a eu trois jobs dont un avec un schizophrène paranoïaque qui vous a viré un jour sur un coup de tête. C’était plus compliqué encore de donner mes références alors que mon dernier employeur m’inonde d’offres d’emploi pour que je rempile chez lui : j’étais déjà pas très très sûre en mettant le nom de ma dernière N+1 qu’elle serait ravie que quelqu’un l’appelle pour m’embaucher en CDI, surtout pour un salaire double de celui qu’elle me propose.
Maintenant je suis rassurée. S’ils l’appellent, s’ils parlent de mes « qualités rédactionnelles » et des fiches de procédure, je n’ai plus aucun doute à avoir. Ce sera la fin de ma courte carrière lyonnaise et je n’aurai plus qu’à recommencer à zéro, loin, à Nice par exemple. À ce rythme, ça va se finir à Abidjan.

Le soir à la maison, l’homme me rassure. Il tente une première méthode :
– Allons ma chérie, me dit-il, tu as déjà fait bien pire en entretien…
Je lui lance un regard noir qui signifie ta gueule. Il a dû comprendre « Je t’en prie, continue, j’ai hâte de savoir la fin de ta phrase », parce que c’est ce qu’il a fait.
– Tu te souviens cet entretien à Paris, où tu t’étais levée alors que la fille était en train de te parler et que tu es sortie de la pièce ?

Bon. Je tiens à préciser que j’avais des circonstances atténuantes. C’était la période où je travaillais encore dans le domaine de la librairie et que je sentais que mon patron schizo allait me retirer le tapis sous les pieds d’un instant à l’autre. Je cherchais désespérément une porte de sortie.
Toutes les semaines, j’avais un après-midi de libre. Ce jour-là, je troquais mon jean troué qui lui disait que je l’emmerdais pour un tailleur et des pompes à talons hauts et je courais les entretiens.
Un après-midi c’est court, alors je faisais quelque chose de stupide, ce qui ne me ressemble pas du tout. Je mettais trois ou quatre entretiens par jour. Et ce qui devait arriver…

Un jour, un entretien pour un vague CDD au rayon dictionnaires d’une FNAC de banlieue, à deux RERs et trois bus de Paris, a duré des plombes. Cela faisait plus d’une heure que j’étais là, et la recruteuse en était encore à me parler de la grande entreprise qu’est la FNAC, du métier de libraire, etc, au cas où je n’aurais pas su ce que c’était.
J’essayais, discrètement, de regarder l’heure sur sa montre. Je devenais nerveuse. Est arrivé le moment où il a fallu que je prenne une décision : soit je sabordais cet entretien, soit je posais un lapin au suivant. Il a fallu que je pèse le pour et le contre tout en essayant de continuer à lui répondre intelligement (Oui, je vois / C’est bien ce que j’ai compris / D’accord). Un CDD dictionnaires en banlieue, ça ne me branchait pas vraiment, alors j’ai pris la décision que je pensais la meilleure, et mes couilles à deux mains :
– Madame, je suis vraiment désolée, je vais faire quelque chose qui ne se fait pas du tout, mais je suis attendue.
Je me suis levée, et j’ai pris mon sac à main.
– Mais mademoiselle, vous postuliez pour un CDI au rayon Littérature. Vous pensiez vraiment que cela vous prendrait une demie-heure ? Vous avez perdu votre temps et vous m’avez fait perdre le mien. Vous savez que toutes les FNAC de France se souviendront de vous, maintenant.
Il n’y avait rien à répondre.
J’ai repris mon souffle, j’ai couru jusqu’à l’arrêt de bus numéro un, puis jusqu’à l’arrêt de bus numéro 2, puis jusqu’à la gare, me suis mise à suer à grosses gouttes dans le train et suis arrivée en nage à l’entretien suivant, lequel était bien, lui, pour un poste pourri dans un rayon de cartes postales. Je n’ai même pas réussi à le décrocher tellement j’étais à côté de mes pompes.

L’homme sent qu’il n’a pas tiré sur la bonne corde. Il essaie une autre méthode.
– Tu sais, moi aussi en entretien, j’en ai fait des vertes et des pas mûres.
– Ah oui ? Toi qui bosses depuis six mois et qui en es à ta deuxième promotion ? Toi qui n’as jamais envoyé un CV de ta vie ? Toi qui à la fin de ton stage de fin d’études regardais ton portable sonner en disant : « Oh, non, putain, encore un recruteur… » ?
– Ben oui, il insiste. Tu te souviens la boîte machin ? Je leur ai dit que je trouvais que tel langage de programmation était un langage merdique, alors que tout leurs systèmes étaient développés comme ça. Et puis plus tard, j’ai appris qu’ils avaient été fââân de ma candidature.

Bon. Remettons les choses dans leur contexte. D’abord, mon chéri, tu n’as pas posé de candidature. Ce sont eux qui sont venus te chercher parce que tu fais partie de cette espèce bénie qui peut utiliser Monster et les sites de CVs en ligne comme autant d’hameçons magiques au bout de leur canne à pêche.
Ensuite, je dois reconnaître qu’effectivement, c’est bien pire de faire son geek, son petit génie de l’informatique à la pointe de la technologie, que d’arriver dans une boîte en exhibant fièrement les données confidentielles de son employeur précédent.
La prochaine fois je ferai comme tout le monde et je viendrai avec mes lettres de recommandation ringardes. Oui, ces fameuses lettres de recommandation que je viens de retrouver sur la tabe de la cuisine, sous mon nez, celle que j’ai complètement oublié d’emporter tout à l’heure.

Monter sur le ring

J’ai détesté le collège.
J’ai détesté le collège, parce qu’il n’est dans mon souvenir qu’une longue suite de petites et grandes humiliations, quatre longues années de solitude passées entre crevettes à lunettes.
Maintenant que j’y repense, c’est le souvenir que j’ai de toute mon enfance. Pourtant, je sais bien que j’ai eu des amis, des frères et soeurs et une enfance heureuse mais on ne lutte pas contre des souvenirs. Ils se reconstruisent à votre insu et je me soupçonne d’avoir opéré parmi eux un choix un peu malsain, contre lequel je ne peux rien.

N’empêche. Mon collège, ce sont des kilomètres de pantalons trop courts, de coupes de cheveux ratées à la Jeanne d’Arc, de rires niais de petites pétasses surlookées.
Le collège, ce sont de savants calculs pour savoir qui on doit fréquenter et qui on ne doit pas, qui est in et qui est out, qui fera monter ta côte de popularité et qui ne le fera pas. Le jeu se complique lorsque l’on est soi-même out et que la question devient simplement de savoir qui on peut fréquenter et qui on ne peut pas, les seconds étant terriblement plus nombreux et mieux habillés que les premiers.
Le collège, c’est tous les jours une demie-heure de queue pour entrer dans la cantine ; une demie-heure durant laquelle on s’observe et une demie-heure, c’est long.
Attention, au collège on ne parle pas de file d’attente, mais bien de queue-à-la-cantine. Parce qu’à treize ans, on se croit déjà très malin et on rit grassement quand on entend le mot « vagin ». Il faudra tout de même attendre la seconde pour remplacer « queue-à-la-cantine » par n’importe quel autre mot, n’importe quelle périphrase.

Un jour, ayant un instant oublié de me contrôler, j’ai eu un geste fatal. Dans la queue-à-la-cantine, dans la plus splendide des vitrines, j’ai porté mon pouce à ma bouche. Oui, c’était en cinquième. J’ai sucé mon pouce très tard, ce qui prouve que ça arrive même aux meilleurs. Ma mère avait tout essayé, elle m’avait frotté le pouce à l’ail, me l’avait emmitouflé dans des chaussettes quand je dormais, rien à faire. Eh bien croyez-moi, dans ce genre de cas de figure, le collège est une solution radicale.
Le silence est tombé d’un seul coup sur la queue. Les regards se sont tournés lentement vers moi, tous. Le moment de flottement avant les premiers murmures m’a semblé très long, mais je n’ai eu que le temps maladroit de comprendre ce qui m’arrivait et de passer la main du pouce fautif dans mes cheveux, l’air-de-rien. Trop tard. Ils riaient déjà tous plus qu’ils ne pouvaient.
Il n’y a rien de plus motivant pour se mettre à bosser que l’angoisse du redoublement. Une année de plus au collège ? Plutôt mourir. Il a fallu là aussi l’arrivée en seconde pour m’apercevoir que le raisonnement était crétin : tout mon collège était dans mon lycée — mais nous avions grandi.

Ah, si, il y a pire. Il y a les six sous-pulls bordeaux identiques que ma mère avait acheté, une promo exceptionnelle. Il y en avait invariablement deux dans la machine à laver et un sur mon dos, et des dizaines de regards bavards qui ignoraient manifestement l’existence d’Electrolux et des T-shirts cheaps faits à la chaîne.
Il y a une autre promo magnifique et ces sept petites culottes en coton, porteuses chacune d’un nounours et d’un jour de la semaine. La logique des enfants est impénétrable et je me demande furieusement aujourd’hui pourquoi j’ai toujours respecté la règle et porté la culotte « lundi-nounours-qui-dort » le lundi. Nous avions sport tous les mercredis matin. Chaque mercredi de 8 heures à 8 h 10, au moment de se changer dans les vestiaires, c’était un grand moment de solitude que nous supportions tous les trois, mon sous-pull bordeaux, mon inébranlable nounours du mercredi, et moi.

Crevettes-à-lunettes de tous les temps et de tous les pays, je vous ai compris. Il existe un moyen certain de mesurer sa côte de popularité au collège : la constitution des équipes pendant les cours de sport.
Lorsque vous sortez des vestiaires, vous avez déjà le moral dans ces chaussettes qui ont été si souvent autour de votre pouce. Votre cerveau a bien intégré l’information que les dizaines de regards bavards vous répètent depuis des années, vous savez aussi que vous ne vous sentez jamais plus seul que lorsqu’il faut jouer en équipe.
Le prof désigne les capitaines — étrangement, jamais vous — et les capitaines constituent les équipes en appelant un par un les joueurs. Les premiers à partir seront les baraques grandes gueules, ceux que vous regardez aujourd’hui sur les photos de classe en vous apercevant qu’ils faisaient un mètre dix et que pour qu’ils vous regardent de haut, vous deviez être minuscule. Ensuite, ce sont les meilleures copines et les meilleurs copains, ensuite les solitaires, et ensuite, vous. Vous êtes habitué.
Quand on a appelé les capitaines, alors que tout le monde était tendu et prêt à bondir l’air triomphant à l’appel de son nom, vous vous êtes laissé tomber. Vous êtes assis dans un coin, le plus petit, le plus discret possible et vous ne respirez plus. À l’autre bout du gymnase, assis aussi, il y a votre alter-ego, l’autre crevette de la classe, qui vous ressemble et que vous haïssez, parce que c’est à son aune que vous vous mesurez. C’est avec lui que se joue le vrai combat, impitoyable et pathétique. Lorque les équipes sont constituées, que vous n’êtes plus que tous les deux, assis, c’est à ce moment-là que vous commencez à y croire, que vos paupières se ferment, que vous priez pour entendre votre nom. Être avant-dernier, passe encore. Ça vous laisse la possibilité de rire avec les loups et de vous moquer vous aussi du dernier blaireau, celui dont personne n’a voulu et qui ne fait partie de l’équipe adverse que parce qu’il fallait bien diviser la classe en deux.

Depuis c’est vrai, mon existence a pas mal changé. J’ai constitué les équipes, fait monter ou détruit des côtes de popularité.
Mais il y a des réminiscences. Je les sens monter quand un contrat de travail touche à sa fin. J’essaie de respirer, de faire taire la panique, mais à l’ANPE, devant Monster et les autres Keljob, je reviens quinze ans en arrière. J’ai besoin que l’on vienne me chercher et je ne supporte pas de taper au portes, d’envoyer des CVs, de me vendre. J’ai chevillée au corps l’angoisse du rejet.
Je peux écrire des pages et des pages, et, oui, je me relis avec plaisir. L’angoisse de la page blanche est réservée aux curriculum-vitae et aux lettres de motiv.