Pas de Despé, pas de soirée

Hier soir, j’avais un truc à fêter : la fin de la semaine.

Comme je suis une fille bizarre, la fin de la semaine, ça m’angoisse.

Je culpabilise d’être soulagée. Je me dis que je n’ai pas bossé suffisamment, que je ne mérite pas ce qui m’arrive, et qu’ils vont bien finir par s’en apercevoir que la touche de mon clavier que j’utilise le plus, c’est F5 (Miam, non !!! Argh, too late[1]).

Je sais pas vous, mais moi, culpabiliser, ça me stresse. Résultat, quand la fin de la semaine arrive, faut que je me détende.

Et pour me détendre, y a pas trente-six méthodes : ça rate pas, c’est direction la Butte-aux-Cailles.

Hier soir, donc, j’ai retrouvé mes compagnons de tablée du dernier mariage[2], on s’est fait un petit dîner chez Gladines, et on est partis à l’assaut du Merle Moqueur[3].

Y en a plein, des bars, rue de la Butte-aux-Cailles.

Vous hésitez, vous ne savez pas lequel tester ? Écoutez-moi les yeux fermés : vous prenez celui qui a l’air le plus glauque, comme ça, de l’extérieur, et vous entrez. Vous ne pouvez pas vous tromper. Il y a un vague néon blanc en guise d’enseigne, et une porte vitrée complètement opaque à cause de la buée.

Faites attention à la façon dont vous êtes habillé(e). Mademoiselle surtout. Soit vous dégainez le débardeur, même pour le soir du Nouvel An, soit vous assumez les auréoles sous les bras. Je serais vous, je prendrais le débardeur.

Faites un sourire au videur, montrez-lui vos seins si vraiment il fait la gueule, prenez votre respiration (si, j’insiste, faites-le), et passez la porte.

Il est encore tôt. Il fait déjà très chaud.

Le bar doit faire une petite soixantaine de mètres carrés. Grand max. Pas une fenêtre, rien. Le comptoir prend facile un tiers de l’espace. Vous avez l’impression d’entrer dans un couloir. Tout de suite sur le mur de droite, il y a Thérèse qui danse avec le porc[4]. Ici, c’est pas conseillé de se prendre au sérieux.

Les murs sont peints d’écailles énormes et multicolores. Au milieu de la pièce, une énorme barre retient le plafond qui menace de se casser la gueule.

Bref, tout est fait de bric et de broc.

Vous avez confiance ? Prenez un verre.

Si vous êtes normal, vous commandez un rhum. Ils font des rhums de compétition, c’est la spécialité du bar. Si vous êtes LBA, vous prenez une Despé, parce que c’est un réflexe.

Il vous faut environ quarante-sept secondes pour renoncer à vous asseoir. S’il y a quatre tables dans ce bar, c’est bien le bout du monde, et ils les retirent vers 22 heures pour faire de l’espace.

Il n’y a qu’un seul coin-canapé, au fond. Tout le monde se bat pour l’avoir. Un jour, y aura des morts.

Comme ça une fois, j’ai eu des mots à propos de ce canapé avec deux Américaines absolument énormes. Le fond du débat, c’était un truc profond, du genre « C’est mon mien », « Nan, j’étais là la pwemièw », « Nan, preum’s », etc.

Est arrivé le moment où j’ai eu peur qu’elles s’aperçoivent qu’elles étaient en position de force et qu’elles m’écrasent entre elles deux, en se serrant l’une contre l’autre avec moi au milieu. L’angoisse. La mort horrible. Oui, j’étais déjà passablement bourrée. Et puis je m’en fous, c’est moi que j’ai gagné. Je suis trop une star pour le récupérer, ce canapé.

La musique monte progressivement. Le bar se remplit d’un coup vers onze heures et quart.

On sent les habitués. La playlist est la même, ou presque, tous les soirs.

Les habitués réagissent dès les premiers accords. Ils échangent un regard et vont ensemble vers la piste. Ils trépignent plus qu’ils ne dansent. Ils explosent leurs cordes vocales.

Ici, quand on coupe le son, ça ne fait pas une grande différence. La voix qu’on entend, c’est pas celle du chanteur.

C’est que le Merle, c’est d’abord une musique.

Moi je connais pas d’autre endroit à Paris où on peut montrer qu’on aime la musique ringarde et retomber en enfance sans être homosexuel.

Je connais pas d’endroit comme ça, où je peux monter sur l’unique table basse du bar et me déchainer sur les Cités d’Or sans être ridicule.

Sans être ridicule parce que la seule différence entre moi et le reste de la salle c’est que je suis sur la table et eux non.

Sans être ridicule parce que c’est pas moi, c’est l’esprit du bar qui est comme ça.

Sans être ridicule parce que personne ne sait danser.

Sans être ridicule parce que le ridicule, ça s’assume.

On ne va pas dans un endroit qui passe à fond La salsa du démon et autres capitaine Flam si ce n’est pas pour entrer dans le délire.

Ici, y a des hymnes. Des titres que tout le monde attend parce qu’ils veulent dire que c’est sûr on est au Merle, des titres qu’on entend qu’ici. Si vous trouvez la version de Emmenez-moi par Marousse quelque part, vraiment, écoutez ça, je vous jure que c’est hénaurme.

…Ça fait deux heures et demie que je suis sur cette note. Ça ne m’est jamais arrivé. Je voudrais pouvoir expliquer ce que c’est pour moi le Merle Moqueur, et j’ai l’impression de ne parler que de banales beuveries.

Le Merle, c’est plus que ça. Je parle des habitués, je dis qu’on se connaît du regard, qu’on a tous les mêmes réflexes et qu’on beugle au même moment ; alors que tout ce que j’essaie de dire, c’est que ça me rappelle mon enfance.

Oui.

Quand j’allais à la messe. Une espèce d’état second, de communauté, de fraternité.

Et ça, d’accord, ça c’est pathétique.

C’est pathétique parce que c’était cet état second qui m’a rendu la tâche si difficile quand j’avais voulu m’éloigner du catholicisme. Cette sorte de nostalgie d’un état originel, d’un bien-être, d’une sécurité rassurante.

Eh ben aller au Merle ou à l’église, c’est pareil.

On vient tous ici noyer ou étouffer un peu nos angoisses. On connaît le rituel par cœur. On peut adresser la parole à n’importe qui sans risquer de paraître bizarre, on est tous un peu frangins. On chante les mêmes cantiques. Le plafond est étonnamment bas. On communie. Je suis bourrée, je suis bien.

Pour un non-fumeur, c’est l’enfer sur terre.

Tout ce qu’on voit, à plus de deux mètres de distance, ce sont des volutes de fumée.

De mon poste d’observation sur la table, je les ai regardés monter vers le plafond et s’évanouir, en rangs serrés, dans la lumière des néons.

Il fait chaud. Même les plus fidèles parmi les fidèles sortent respirer toutes les demi-heures.

Et pourtant, il y a la clim’. Si. Ça fait plus d’un an que j’y vais, et je l’ai aperçue hier. C’est un énorme bloc grisâtre qui couvre quasiment toute la piste, accroché au plafond. Et effectivement, si on se met pile dessous, il y a un petit courant d’air.

Mais ce n’est pas le courant d’air qui m’a fait la remarquer : la clim’, hier, elle fuyait. Il pleuvait sur la piste.

C’était chouette à voir, la fumée qui monte au plafond, l’eau qui dégouline, les danseurs dessous qui cherchent à profiter de la fraîcheur, trempés de transpiration, de l’eau qui tombe du plafond.

Je ne sais pas comment le bar tient debout. Quand j’ai voulu descendre de la table pour récupérer ma bière, j’ai failli me vautrer (avec toute l’élégance qui me caractérise, mais me vautrer quand même). J’avais voulu m’appuyer sur le mur. Les murs suintent tellement il fait humide. Ils glissent.

Le Merle ferme tôt. À deux heures et demie du mat’, tout le monde est dehors. Tout le monde termine en boîte.

Moi, je ne peux pas. Autre chose après le Merle, je n’arrive pas à voir l’intérêt. Ça ne pourrait être que moins bien de toute façon. Je préfère rester sur mon impression.

La descente est toujours un peu rude.

On oublie pas le dernier passage aux toilettes – la Despé, ça pardonne pas.

Les chiottes du Merle, ce sont les plus crades que j’aie vu dans cette ville. Et encore maintenant, la chasse d’eau marche. Ça a pas toujours été le cas[5].

Passer la porte dans ce sens-là, pour sortir, je ne sais pas pourquoi, c’est toujours plus violent que quand on arrive (là je parle de la porte du Merle, pas celle des chiottes, on est d’accord). Dehors, il fait froid. D’un coup, on se dit que le videur, il a quand même une sale gueule. On a envie de pisser. Encore. On va se planquer entre deux voitures.

On rentre chez soi. On est pas sûr d’être vraiment de bonne humeur.


[1]             Private joke, désolée. Pour comprendre l’histoire, faut se taper tous les commentaires de la note précédente. Motivés ?

[2]             D’ailleurs, j’étais bourrée, je leur ai filé mon URL. Faut que j’arrête l’alcool, moi. Enfin, je la leur ai pas vraiment donnée, j’ai raconté une de mes notes. Mais Google, ça existe, LBA, bordel. Et même que y a des gens, ils peuvent faire ça avec leur portable. Comme ça, direct, au restau. Comment ça calme.

              Bon, ben. Coucou à F., C., S., L., et A. (non, un autre).

              Ça commence furieusement à ressembler à une autoroute, ici.

[3]             Si un jour, vraiment, je me fais prendre en flag’ par quelqu’un qui vraiment ne doit pas lire ce blog (patron, parents, collègues… ah, non, ça c’est déjà fait), ce sera à cause du Merle que je cite tout le temps. C’est trop simple comme recherche Google.

[4]             Oui, si vous avez pas cliqué sur le lien, vous avez pas compris, c’est normal (le lien en question renvoie vers la note intitulée Euh, non Pierre, c’est un gilet, du 17 août 2005).

[5]             Et pour des chiottes à la turque, ça craint.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *