Le premier jour quand j’ai commencé à écrire, j’ai fini par m’endormir sur ma copie. Objectif atteint. Le lendemain, j’ai relu et recopié mes notes, convaincue que j’étais en train d’écrire une lettre de rupture.
Je m’aperçois ce matin que ce que je veux, c’est tracer, c’est comprendre. Je ne t’ai pas vu depuis plusieurs jours et ça fait du bien, ça laisse du temps pour faire le point.
Je veux me rappeler. Dans deux mois, tu proposeras une bière, ou tu m’inviteras à l’anniversaire de l’un de mes propres gosses et j’oublierai, et je ne veux plus oublier.
Et je veux comprendre comment on peut passer d’un contrat ad vitam à tenter d’être reconnaissante parce que ma signature compte sur le carnet de correspondance.
Et puis franchement, quand je regarde ce que j’ai écrit depuis deux jours, j’ai l’impression que ma vie c’est Cosette. C’est pas vrai. J’ai plein de bons souvenirs, des bons souvenirs avec toi aussi, et je veux les retrouver aussi.
Ca va être décousu et ça va partir dans tous les sens. Ca aura donc la plus grande cohérence.
Le soir où nous nous sommes rencontrés, j’étais arrivée volontairement avec plus d’une heure de retard. Nous jouions les codes : j’arrivais à la bourre parce que je me maquillais et que je faisais semblant de m’en foutre et tu jouais les durs parce que les filles aiment les mecs qui font un peu peur et qui ne s’attachent pas.
C’était une rencontre d’un soir, on s’était croisés sur le Net, je cherchais un autre mec que j’avais perdu de vue suite à une sombre histoire de téléphone volé et je suis tombée sur toi. Ca a été l’un des pires rencards de l’histoire. Tu m’as raconté des trucs privés sur ta famille que je n’avais pas envie de savoir, je ne t’ai pas lu, tu ne m’as pas plu.
Mais on trouvait ça rigolo, on se disait que ça montrait qu’il ne fallait jamais supposer de rien et que cette histoire ferait rire nos petits-enfants.
J’avais 22 ans et absolument pas conscience d’être paumée ; ce qui me fait quand même deux axes sur lesquels j’ai bien progressé ces quinze dernières années.
Dans ma perception du monde à l’époque, c’était facile d’avoir n’importe quel garçon, non pas parce que j’avais quelque chose pour leur plaire, mais parce qu’ils étaient manifestement tous désespérés. Ton côté froid me rassurait.
On s’est rappelés comme on s’était embrassés, sur un malentendu.
Il y a eu quelques semaines sans question, sans contrat, sans projet, sans inquiétude. Et puis tu m’as dit que tu avais besoin d’un break, que tu avais un choix à faire, une histoire avec une autre fille.
S’en est suivi une soirée morose où on a traversé Paris à pied pour se dire au revoir, un long billet que j’avais posté sur mon blog d’ado, et quelques semaines de vide.
Un soir au bureau, j’ai reçu l’augmentation de ma vie, j’aurais dû sauter de joie partout dans les coins et j’avais juste envie de te le dire. J’ai appelé, tu m’as demandé si je voulais passer chez toi.
Nous étions ensemble.
Rien n’a jamais été dit, ça n’était pas nécessaire, évidence.
Un soir alors que je rentrais du bureau, tu m’as accueillie marri en me disant qu’il fallait que tu m’avoues quelque chose, que tu étais super romantique en fait et que tu m’avais préparé un bain chaud et des bougies. J’ai souri, j’ai dit que je ne l’étais pas et j’ai profité du bain.
Tu m’as engueulée une fois parce que j’allumais ma soixante-septième cigarette en dix minutes parce que (je cite toujours), tu n’avais pas du tout envie de te retrouver veuf avec un enfant de cinq ans.
Si je te dis que j’avais conscience à cette époque-là de vivre l’une des meilleures périodes de ma vie, est-ce que ça te parle ? Je me sentais en sécurité et accueillie, j’adorais cette ambiance de colocation portes ouvertes dans laquelle nous vivions.
Des premières déceptions, j’avais commencé à faire des histoires qui faisaient rire nos invités et te heurtaient – pour moi les histoires sont des souvenirs en construction et les souvenirs de la tendresse. Toi tu n’aimais pas que l’on pointe tes limites, ou plutôt que je pointe tes limites.
J’avais envie de voir le monde et de tout découvrir, tu avais besoin de sécurité, de règles et d’ordre. Ca ne nous chiffonnait pas plus que ça, nous nous pensions complémentaires. Ce n’était pas plus idiot, rétrospectivement, que de se marier avec l’un qui voulait des enfants coûte que coûte et l’autre qui n’en voulait à aucun prix. Mais passons.
Parmi mes souvenirs mi aigres, mi émus que tu détestes réentendre, morceaux choisis :
Tu aurais fait n’importe quoi pour me faire plaisir et j’avais tellement tellement envie de découvrir le Jura. A y retourner régulièrement retrouver ta famille et ne jamais découvrir rien d’autre que notre itinéraire habituel, le petit chemin entre la grand route et la maison de tes parents, le trajet pour aller chez le médecin de famille, le banquier de la famille, le garagiste de la famille, le notaire de la famille, je tournais en rond et je ne le supportais plus.
Alors un été, tu m’as emmenée pour quelques jours dans la maison familiale désertée par ses occupants, on a pris quelques copains sous le bras et tu as voulu organiser une randonnée. Une vraie, une grande boucle, avec nuit sous la tente et tout.
Tu avais repéré l’itinéraire que tu voulais faire, longuement mûri ton projet, rassemblé le matériel. Le jour J, nous étions au taquet tous les deux mais pas exactement de la même façon. J’ai bouclé mon sac sitôt la douche prise et le petit-déjeuner avalé.
Toi tu as regardé ce que j’avais fait, trouvé que le poids n’était pas assez bien réparti / qu’il manquait du matériel / qu’il y avait des choses en trop, alors je t’ai laissé le refaire, ça avait l’air de te rassurer, et puis je suis sortie dans le jardin avec les copains en attendant que tu sois prêt.
Je ne sais pas ce qui s’est passé dans la maison pendant ce temps-là, je ne sais pas combien de fois tu as fait et défait les sacs pour arriver à l’organisation optimale, mais nous on a eu l’impression de voir le soleil se lever et se coucher trois fois. On était à un cheveu de sortir un harmonica.
Quand tu nous as rejoint enfin victorieux, il restait quatre heures de jour, autant dire que c’était mort.
On est partis quand même, tant pis, on fera un trajet plus court, une bouclounette.
On a campé huit cent mètres sur un joli site, à huit cent mètres avant le cabinet du médecin de famille. Et le lendemain, l’un de nous c’était blessé le pied, ta soeur est venue nous chercher en voiture.
On était partis à quatre et on est rentrés à pied à deux, Nico et moi, et on vous a retrouvés dans la maison.