Jour 3

Le premier jour quand j’ai commencé à écrire, j’ai fini par m’endormir sur ma copie. Objectif atteint. Le lendemain, j’ai relu et recopié mes notes, convaincue que j’étais  en train d’écrire une lettre de rupture.

Je m’aperçois ce matin que ce que je veux, c’est tracer, c’est comprendre. Je ne t’ai pas vu depuis plusieurs jours et ça fait du bien, ça laisse du temps pour faire le point.

Je veux me rappeler. Dans deux mois, tu proposeras une bière, ou tu m’inviteras à l’anniversaire de l’un de mes propres gosses et j’oublierai, et je ne veux plus oublier.

Et je veux comprendre comment on peut passer d’un contrat ad vitam à tenter d’être reconnaissante parce que ma signature compte sur le carnet de correspondance.

Et puis franchement, quand je regarde ce que j’ai écrit depuis deux jours, j’ai l’impression que ma vie c’est Cosette. C’est pas vrai. J’ai plein de bons souvenirs, des bons souvenirs avec toi aussi, et je veux les retrouver aussi.

Ca va être décousu et ça va partir dans tous les sens. Ca aura donc la plus grande cohérence.

Le soir où nous nous sommes rencontrés, j’étais arrivée volontairement avec plus d’une heure de retard. Nous jouions les codes : j’arrivais à la bourre parce que je me maquillais et que je faisais semblant de m’en foutre et tu jouais les durs parce que les filles aiment les mecs qui font un peu peur et qui ne s’attachent pas.

C’était une rencontre d’un soir, on s’était croisés sur le Net, je cherchais un autre mec que j’avais perdu de vue suite à une sombre histoire de téléphone volé et je suis tombée sur toi. Ca a été l’un des pires rencards de l’histoire. Tu m’as raconté des trucs privés sur ta famille que je n’avais pas envie de savoir, je ne t’ai pas lu, tu ne m’as pas plu. 

Mais on trouvait ça rigolo, on se disait que ça montrait qu’il ne fallait jamais supposer de rien et que cette histoire ferait rire nos petits-enfants.

J’avais 22 ans et absolument pas conscience d’être paumée ; ce qui me fait quand même deux axes sur lesquels j’ai bien progressé ces quinze dernières années.

Dans ma perception du monde à l’époque, c’était facile d’avoir n’importe quel garçon, non pas parce que j’avais quelque chose pour leur plaire, mais parce qu’ils étaient manifestement tous désespérés. Ton côté froid me rassurait.

On s’est rappelés comme on s’était embrassés, sur un malentendu.

Il y a eu quelques semaines sans question, sans contrat, sans projet, sans inquiétude. Et puis tu m’as dit que tu avais besoin d’un break, que tu avais un choix à faire, une histoire avec une autre fille. 

S’en est suivi une soirée morose où on a traversé Paris à pied pour se dire au revoir, un long billet que j’avais posté sur mon blog d’ado, et quelques semaines de vide.

Un soir au bureau, j’ai reçu l’augmentation de ma vie, j’aurais dû sauter de joie partout dans les coins et j’avais juste envie de te le dire. J’ai appelé, tu m’as demandé si je voulais passer chez toi.

Nous étions ensemble.

Rien n’a jamais été dit, ça n’était pas nécessaire, évidence.

Un soir alors que je rentrais du bureau, tu m’as accueillie marri en me disant qu’il fallait que tu m’avoues quelque chose, que tu étais super romantique en fait et que tu m’avais préparé un bain chaud et des bougies. J’ai souri, j’ai dit que je ne l’étais pas et j’ai profité du bain.

Tu m’as engueulée une fois parce que j’allumais ma soixante-septième cigarette en dix minutes parce que (je cite toujours), tu n’avais pas du tout envie de te retrouver veuf avec un enfant de cinq ans.

Si je te dis que j’avais conscience à cette époque-là de vivre l’une des meilleures périodes de ma vie, est-ce que ça te parle ? Je me sentais en sécurité et accueillie, j’adorais cette ambiance de colocation portes ouvertes dans laquelle nous vivions.

Des premières déceptions, j’avais commencé à faire des histoires qui faisaient rire nos invités et te heurtaient – pour moi les histoires sont des souvenirs en construction et les souvenirs de la tendresse. Toi tu n’aimais pas que l’on pointe tes limites, ou plutôt que je pointe tes limites.

J’avais envie de voir le monde et de tout découvrir, tu avais besoin de sécurité, de règles et d’ordre. Ca ne nous chiffonnait pas plus que ça, nous nous pensions complémentaires. Ce n’était pas plus idiot, rétrospectivement, que de se marier avec l’un qui voulait des enfants coûte que coûte et l’autre qui n’en voulait à aucun prix. Mais passons.

Parmi mes souvenirs mi aigres, mi émus que tu détestes réentendre, morceaux choisis : 

Tu aurais fait n’importe quoi pour me faire plaisir et j’avais tellement tellement envie de découvrir le Jura. A y retourner régulièrement retrouver ta famille et ne jamais découvrir rien d’autre que notre itinéraire habituel, le petit chemin entre la grand route et la maison de tes parents, le trajet pour aller chez le médecin de famille, le banquier de la famille, le garagiste de la famille, le notaire de la famille, je tournais en rond et je ne le supportais plus.

Alors un été, tu m’as emmenée pour quelques jours dans la maison familiale désertée par ses occupants, on a pris quelques copains sous le bras et tu as voulu organiser une randonnée. Une vraie, une grande boucle, avec nuit sous la tente et tout.

Tu avais repéré l’itinéraire que tu voulais faire, longuement mûri ton projet, rassemblé le matériel. Le jour J, nous étions au taquet tous les deux mais pas exactement de la même façon. J’ai bouclé mon sac sitôt la douche prise et le petit-déjeuner avalé.

Toi tu as regardé ce que j’avais fait, trouvé que le poids n’était pas assez bien réparti / qu’il manquait du matériel / qu’il y avait des choses en trop, alors je t’ai laissé le refaire, ça avait l’air de te rassurer, et puis je suis sortie dans le jardin avec les copains en attendant que tu sois prêt.

Je ne sais pas ce qui s’est passé dans la maison pendant ce temps-là, je ne sais pas combien de fois tu as fait et défait les sacs pour arriver à l’organisation optimale, mais nous on a eu l’impression de voir le soleil se lever et se coucher trois fois. On était à un cheveu de sortir un harmonica.

Quand tu nous as rejoint enfin victorieux, il restait quatre heures de jour, autant dire que c’était mort.

On est partis quand même, tant pis, on fera un trajet plus court, une bouclounette.

On a campé huit cent mètres sur un joli site, à huit cent mètres avant le cabinet du médecin de famille. Et le lendemain, l’un de nous c’était blessé le pied, ta soeur est venue nous chercher en voiture.

On était partis à quatre et on est rentrés à pied à deux, Nico et moi, et on vous a retrouvés dans la maison.

Jour 2

Je voudrais revenir sur cette histoire d’attente.

Je sais qu’il va falloir que je fasse une croix dessus, alors il faut que je fasse le tour.

Hier, je parlais du voyage que je peux faire quand on parle de parrain. 

Je fais des voyages tout le temps quand j’attends dans le vide.

Quand j’attends et que je tombe, je ne revis pas seulement la soirée où vous étiez à l’hôtel avec elle.

J’étais avec les enfants chez mes parents, c’était deux jours avant la mort de la petite, on était mariés jusqu’aux yeux, enfin moi j’étais mariée jusqu’aux yeux, toi je ne sais pas. 

Vous n’étiez pas encore ensemble tous les deux, mais vous couchiez ensemble et je le savais et c’était ok.

On avait un pacte simple et formulé : tu faisais ce que tu voulais – tu l’avais emmenée prendre un verre avec nos amis communs avant l’hôtel, ça j’avais eu du mal et je l’avais dit, mais tu m’appelais avant de dormir.

C’est super long une nuit quand on ne dort pas. Super long. Tu savais qu’on peut pleurer en parlant à un téléphone en lui demandant de sonner et qu’on ne se sent même pas con ? Même deux ans après, on se sent pas con.

Tu n’as pas appelé parce que tu étais bourré. Parce que c’était une super soirée.

Je t’ai eu au téléphone quand même : je t’ai réveillé à force d’appeler, en faisant glisser ton téléphone de la chaise sur laquelle tu l’avais posée parce qu’il était en vibreur.

Et quand on en a reparlé ensuite, un long coup de fil dans la journée le lendemain et moult messages pleins de papillons, quand je t’ai demandé si vous aviez couché ensemble tu m’as répondu non pas le soir, j’avais trop bu. 

Moi : pas le soir ?

Toi : pas le soir, non. Mais le matin, au réveil.

J’avais réussi à te joindre à 4h du mat. Ton heure de réveil, c’est sans doute à peu près l’heure à laquelle j’avais fini par m’endormir en larmes.

Et on était ensemble à l’époque. Tu m’as juste oubliée. 

Pfiout.

Je revis surtout une autre soirée, un mois plus tard. Entre temps, la petite est morte, ma famille s’est réunie autour façon gnou et moi avec elle.

C’est le moment où on s’est perdus, où moi je t’ai perdu. C’est le moment où je crois tu as trouvé que je réagissais trop violemment.

J’en reparlerai forcément si j’écris tant que je n’ai pas réussi à sortir tout ça de ma tête et à le remettre là où ça devrait être.

Quand j’attends et que je suis déçue, je revis mon retour. J’ai pris un tortillard de banlieue qui s’est arrêté dans des gares impossibles. J’ai fait deux correspondances. Je suis partie à en fin de matinée, j’arrive à 20h à la Part-Dieu. Tu n’es pas là.

Je monte dans le tram et je t’appelle. Et tu es parti boire une bière, et je pose des questions, mais où mais quand mais avec qui mais.

Avec elle, à l’autre bout de la ville, viens si tu veux. Il faudrait que je redescende du tram, que je reparte dans le sens inverse, que je prenne une autre ligne. Je voudrais tellement que tu proposes de venir me chercher et je n’arrive même pas à le dire tellement je comprends pas, j’en reviens pas.

J’ai fini par te demander de rentrer, et tu t’es forcé, et ça s’est mal passé.

Je ne crois pas que tu m’as oubliée ce soir là. Je pense que tu m’as fuie.

Je crois que je ne sais pas quand ça a commencé et que ça ne s’est jamais arrêté.

Je voudrais comprendre.

On ne peut pas oublier quelqu’un comme ça, toi surtout tu ne peux pas – toute ton énergie tu l’utilises pour essayer d’être le plus fiable possible, je ne me serais jamais mariée si je n’avais pas pensé que si je ne pouvais pas compter sur toi, je ne pouvais compter sur personne.

Je suis rentrée pour m’appuyer sur mon équipier, ma pierre d’angle, ma référence, pour retrouver le sol sous mes pieds après ces semaines où plus rien n’avait de sens.

Tu avais dû te sentir lâché d’abord, j’imagine, sans quoi tu aurais été là.

Je me souviens quand j’ai appris le décès de la petite.

Je me souviens que je suis tombée, que je suis montée dans le premier train pour rejoindre les miens, que le TGV n’a jamais été aussi lent et après le TGV le RER.

Je me souviens avoir retrouvé la moitié de mon père et les enfants qui ne comprenaient pas.

Quand je t’ai appelé pour te prévenir, tu as pensé pratique. Je suis en réunion, j’ai un truc important à rendre, je ne peux pas venir tout de suite, mais je te rejoins asap. Je mets quoi dans la valise pour les enfants, il faut des vêtements noirs ?

Je m’en foutais. Je voulais rejoindre les autres et les prendre dans mes bras, ou bien qu’ils me disent que ce n’était pas vrai. Ce qu’on a eu peur, les médecins ont cru que, mais on a réussi à la sauver finalement.

Une part de moi espère toujours d’ailleurs.

Dans ma tête à ce moment-là :

  • putain, pas encore. Un bébé perdu par famille, c’est suffisant. Il fallait accepter que le nôtre n’ait pas servi de paratonnerre, que cela tombe aussi sur mon frère et sa femme.
  • comment vont les enfants. Mon père qui les gardait ce jour-là avait craqué devant eux et mon père qui craque, ça se pose là. Il voyaient qu’il se passait quelque chose, et ils ne savaient pas quoi, et je ne pouvais pas leur dire. Je ne pouvais pas parce que les enfants ça parle et que leur cousin ne savait pas encore qu’il avait perdu sa sœur ; parce que ce n’était pas à moi de parler, c’était à Lana ; parce que Lana était encore à l’hôpital avec son bébé dans les bras. Poussine demandait, elle disait, il se passe quelque chose Maman, pourquoi toute la famille arrive comme ça, vous nous préparez une surprise, qu’est-ce que c’est la surprise ? Et moi, c’est pas une surprise Poussine, il y a eu un drame, c’est pour ça que les grandes personnes sont tristes, qu’oncle Truc est en train de rentrer de Russie, c’est pour ça que Bon-Papa ne va pas bien, c’est pour ça que tout le monde arrive et je ne peux pas te dire ce que c’est. Pour l’instant je ne peux pas, mais je te jure ma puce que dès que je peux je t’explique tout. Poussine : “oh, si je suis sûre, c’est une surprise, on va tous à Disneyland ?”

Tu es arrivé pendant la nuit. Tu avais des vêtements noirs pour les enfants. Nous on avait pas encore compris que la petite était morte.

Tu es arrivé pendant la nuit, tu es resté quelques jours et ça s’est mal passé.

Je me souviens avoir gueulé parce que on t’attendait pour le repas – les Russes font des toasts tout le temps et de ce que j’ai vu surtout quand ils sont tristes. Ma belle-sœur avait les yeux dans le vide et son verre à la main, elle attendait simplement que l’on soit au complet pour parler de sa fille. On t’attendait pour le repas, je te cherchais et tu étais au téléphone avec ta famille à raconter ce qui se passait.

J’étais pas dans mon corps, j’avais besoin de toi là, maintenant, que tu sois simplement présent à ce qui se passait et je me sentais lâchée. Je n’avais pas besoin de pragmatisme, j’avais besoin de pleurer et de crier. J’ai pleuré et j’ai crié, mais contre toi au lieu de le faire dans tes bras.

J’ai fini par te demander de partir. Je mesure seulement en l’écrivant ce que ça impliquait.

Tu es rentré à la maison et je suis restée avec les enfants. 

Tu es repassé les chercher le matin de l’enterrement. Poussine ne voulait pas y aller, et Poussin était malade. Moi je ne pouvais pas imaginer ne pas y assister.

Tu as fait l’aller-retour exprès, en train. Merci pour ça.

Tu dis que tu ne sais pas ce que tu dois me dire ou pas, que tu ne peux pas te projeter dans mon cerveau comme ça, mais je t’assure que parfois, il n’est pas nécessaire de lire dans les pensées et que je formule les choses.

Bon. Pas ce jour-là.

On était là comme des cons, au soleil, je regardais mon frère et sa femme de dos, prostrés, assis sur la tombe dans laquelle partait leur bébé.

Tu m’as envoyé un premier message en me disant que tu étais bien emmerdé pour prendre le train avec les petits, parce que j’avais gardé leur carte d’identité.

Je pense que je n’ai pas répondu. Je pense que je n’ai tout simplement pas regardé mon portable.

Et puis mon portable a vibré et vibré encore, je me suis éloignée de deux pas, c’est pas facile d’être discret dans un silence pareil, et j’ai regardé mes messages.

Je me souviens que j’ai bloqué, que je ne comprenais pas que tu insistes à ce point pour une chose comme ça dans un moment pareil. Et puis tu avais l’air tendu, je n’allais pas pianoter une conversation passionnée, alors j’ai évité le débat et j’ai fait encore un pas en arrière. J’ai posé les cartes devant moi dans l’herbe – où est-ce qu’il y a un coin pour traiter des documents administratifs dans un endroit pareil, j’ai sorti mon appareil le plus discrètement possible, clic, clic, texto, rejoindre les autres.

Je me demande comment faire pour te faire comprendre. Je profite du fait que je suis accroupie dans l’herbe avec mon appareil pour prendre rapidement une photo de la scène, que je t’envoie. On voit de dos mon frère qui a le bras autour de sa femme et elle, la tête dans les mains. J’essaye de me faire comprendre, mais j’ai pas de mots.

Le prêtre psalmodie. Ma belle-sœur pleure. Mon portable vibre. Merci, tu réponds avec un smiley, mais elles ne sont pas dans le bon sens, tu peux me les renvoyer dans le bon sens ?

Parfois j’écris pour toi, parfois j’écris pour moi. Ce soir c’est pour toi manifestement : je me demande comment tu réagis en me lisant.

Est-ce que tu vas te dire qu’on en a déjà parlé cent fois ?

C’est vrai. Et c’est pour ça que je reviens dessus. La dernière fois qu’on en a discuté, il n’y avait plus d’énervement, plus de rage, tu faisais de ton mieux et je t’ai demandé si ça avait été le déclencheur – je veux dire, on a eu des millions de sujets de dispute, mais celui-ci, celui-ci putain, il a été terrible. 

En partie tu m’as dit. C’est vrai que ça a été un coup de m’apercevoir que tu pouvais mettre les enfants en danger sous le coup de l’émotion, comme ça.

Fin de l’histoire.

A la fin de l’envoi

Il y a deux jours, Agnès est venue à la maison pour me présenter Tina. Je ne l’avais pas vue depuis tellement longtemps.

J’avais hâte de rencontrer le bébé. On passait un bon week-end avec les enfants. C’était la fin du confinement. J’avais retrouvé mes amis. J’étais bien.

Elle m’a annoncé qu’elle t’avait demandé d’être le parrain de sa fille et que tu avais dit oui. C’est monté tout de suite. J’ai dit que je devais aller fumer. J’ai fondu en larmes. Je me suis écroulée et je voudrais comprendre pourquoi et je vais te parler de ça.

Ce soir comme hier je ne peux pas dormir. Hier, je n’avais rien bu, mais ce soir j’ai bu deux bières. Je ne voulais pas comme la veille me tourner et me tourner encore dans mon lit et m’apercevoir à un moment que je me suis cachée sous ma propre couverture, la tête sous les draps pour que personne ne me voie, en position foetale.

Je ne voulais pas que ça recommence ce soir ; alors j’ai couché les enfants, j’ai bu deux bières, j’ai regardé des séries, j’ai lu 200 pages et voici ce que j’ai en tête maintenant : 

Est-ce que tu te souviens, quand on attendait Poussin, que j’avais demandé à ce que Agnès soit la marraine ? Tu avais dit non parce que tu ne la trouvais pas assez stable. Tu voulais un couple stable, fort, au cas où il nous arrive malheur, qui puisse prendre soin de nos enfants. Ca a été Estelle, de Estelle-et-Alain – ton côté. Je crois que je ne les ai vus qu’une fois depuis le divorce. Je n’ai plus de nouvelles. Disparus des radars.

Est-ce que tu te souviens que je t’ai demandé il y a plusieurs mois qu’on revoie le document stipulant que Estelle-et-Alain auraient la garde de nos enfants si nous décédions ?

Voici ce que je pense : juste avant de lire ces lignes, non, tu ne t’en souvenais pas, ou alors, de loin. Maintenant que tu les as lues, ah, oui, mince, c’est vrai, et insérez ici une excellente raison de n’avoir pas apporté de réponse à une question claire.

Je sais que je vais attendre quelques mois, t’en reparler, que tu me répondras la même chose que d’habitude, et que je n’aurai même pas envie de sourire. Je dirai que je suis déçue et tu me répondras que c’est dur tu sais, d’être celui qui fait toujours souffrir.

Ou peut-être que non. Peut-être que j’aurai craqué pendant l’une de ces crises où ça recommence et où je n’arrive plus à retenir qu’une chose, c’est que je suis en trop et que je pollue ta vie. Peut-être que je ne dirai jamais rien parce que j’aurai déjà craqué. Ou peut-être que je ne dirai rien parce que j’aurai trouvé le courage de te dire que je ne veux plus te voir, plus t’entendre, plus te fréquenter, plus entendre parler de toi.

Que c’est absurde et insupportable cette situation où je ne veux pas – Dieu m’en préserve – te réépouser et reprendre une vie de famille, je veux respecter ton existence et ton couple, mais je n’en peux plus, je n’en peux tout simplement plus d’être déçue tout le temps et avec si peu de surprise.

Tu n’apprendras pas grand chose de neuf dans ces pages si je te les tends un jour.

L’histoire se joue et se rejoue chez nous, la vie est un long fleuve tranquille.

Mais tu pourras les lire une fois, deux fois, vingt fois. Si ça ne parle pas à l’homme de quarante ans, ça parlera peut-être à celui de quatre-vingts. Et si ce n’est pas le cas, alors peut-être à sa moitié, ou à ses enfants devenus adultes. Tu ne seras certainement pas le premier à les lire en tout cas. J’ai trop peur d’entendre encore que je fais de la rhétorique, que je suis maniaque de la forme et que j’oublie le fond, que j’utilise les mots comme des armes. Que je manipule les mots. Que parler avec moi est un combat. Aucune des expressions qui précède n’est de moi. Je te cite. Tu t’en souviens ?

Est-ce que tu te souviens que lorsque nous avons perdu le bébé et que ta soeur avait annoncé sa grossesse ensuite, sans me parler directement jamais, j’avais commencé par me tenir au bord du meuble de la cuisine. J’avais dit “Ca va passer”, et ça n’est pas passé. J’ai pleuré et pleuré. Puis elle t’a demandé d’être le parrain et je m’étais écroulée.

Oui tu t’en souviens bien sûr. Ca nous a coûté assez cher.

Je n’ai pas eu besoin de prendre sur moi devant Agnès. Elle m’a dit les choses en face. Mais toi, pendant ces quatre mois pendant lesquels elle a attendu que tu lui répondes, que tu lui dises si oui ou non tu serais le parrain de sa fille, est-ce que tu t’es demandé parfois si tout cela ne me ferait pas revivre quelque chose ?

Pendant tous ces vendredis où tu venais chercher les enfants à la maison ou que tu les déposais, est-ce que tu y pensais ?

Je vais retenter mon exercice de tout à l’heure et donner ta réponse. Je ne l’invente pas. C’est celle que j’ai à l’accoutumée. Chaque mot que je vais écrire, tu l’as déjà prononcé : 

C’est une décision qui t’appartient. 

Tu cherches à t’affranchir du poids de l’opinion des autres pour prendre tes propres décisions. 

C’est fatigant cette façon que j’ai de demander à être prévenue, parce que ça te force à te demander tout le temps ce que tu dois me dire ou pas, où est ta sphère privée ? 

Tu te sens envahi. 

Tu as la sensation de me dire tout ce que je dois savoir : comment ça se passe pour les enfants à l’école et chez toi, leurs problèmes médicaux, les rendez-vous avec l’ergothérapeute, le choix du collège et les rendez-vous parents/prof.

Quelques billes :

  • si ça peut me faire revivre un voyage profond duquel j’ai mis quatre ans à me remettre, préviens-moi.
  • si ça concerne la vie de mes enfants, comme le fait de leur faire rencontrer les parents de ta douce, oui, préviens-moi.

Ne me demande pas la permission. Préviens-moi. Parce que le voyage est pire quand c’est un voyage surprise. Parce que ça parle, des enfants. Que ce week-end, j’aurais dû le passer avec mes parents et mes enfants et que d’apprendre par eux qu’ils étaient avec vous chez les parents de ta douce, c’est rude.

C’est trop lourd de te demander ce que tu dois dire ou non et tu te sens envahi ?

Demande moi. Je pourrai te répondre. Avec le temps ce sera de plus en plus facile, et à la fin, évident.

Et toutes les fois où je demande expressément une réponse, c’est que je l’attends vraiment. Si tu me dis, oui, je vais y réfléchir, ou oui bien sûr, j’ai beau savoir que je ne devrais pas, je te crois.

Non : tu n’as pas fait tout ce à quoi tu as dit oui et je ne parle pas seulement du mariage.

Tu avais dit oui à des sorties de temps en temps avec les deux parents et les deux enfants. Le raisonnement c’était de leur montrer que quoi qu’il se passe entre leurs parents, ils étaient toujours le centre de notre univers. Tu étais célibataire à l’époque pour autant que je sache, mais si le sujet était toujours d’actualité, je te répondrais que ta douce est la bienvenue.

On a divorcé il y a deux ans, hein. Ils ont tous les deux grandi et changé de passion deux fois. Encore un peu de patience et Poussine aura son bac, et le sujet ne sera plus à l’ordre du jour du tout.

Tu avais dit oui à la possibilité de se voir entre amis parce que – toujours tes termes – c’est seulement le mariage qui est fini. Tu avais, je cite, c’est marqué encré ancré dans ma mémoire “un problème de sentiments”, mais notre relation ce n’était pas seulement de l’amour et de l’engagement conjugal.

C’était pas vrai tu sais. Ni le premier point, ni le deuxième, ni tous les autres que je ne cite pas ici, pas ce soir, peut-être plus tard. Je ne suis même pas sûre que tu le saches. Quand je t’en parle, tu t’offusques. Tu me dis que tu as fait de ton mieux.

Je sais bien.

Mais moi, j’ai attendu ces sorties. Celles avec les enfants, celles entre amis. Et ça n’arrivera pas, parce que je ne fais plus partie de tes amis, parce que mon rôle dans ta vie est de co-signer les carnets de correspondance, parce que tu ne me le diras pas, parce que tu ne te l’avoueras pas.

C’est pas marrant de faire un deuil, quand on ne sait pas de quoi on fait le deuil, tu sais, et je suis désolée que ce soit compliqué d’être toujours celui qui me fait du mal.

Donne moi l’info. Le reste, c’est mon affaire, je m’adapte.

Parfois je me dis que je pourrais me douter quand même, je pourrais me douter que tout ça c’est pas vrai, qu’il ne faut pas te croire. Je veux dire, pas seulement par habitude, mais par bon sens.

Hé greluche (c’est moi la greluche), il t’a lourdée façon express, tu n’as rien vu venir, et quand tu lui as dit ok, je comprends, le lendemain matin il t’emmenait chez le notaire et il était content ou soulagé, c’était une forme de dialogue renoué pour lui. Tu pensais quoi ? (je parle toujours à la greluche) Que vous alliez danser tous ensemble dans le monde de Bambi, en faisant cuire des chamallows autour du feu ?

Mais toi et moi, c’était différent. C’était un partenariat. On s’était mis d’accord. C’était à la vie, à la mort : on était amis. On savait que les sentiments, ça va, ça vient, ça se travaille.

Et puis tu as dit “problèmes de sentiments” et “c’est seulement le mariage qui est terminé”, “on est une équipe parentale du tonnerre”, et je t’ai cru.

Tu ne me l’aurais pas dit si ça n’avait pas été vrai ? Tu ne m’aurais pas laissée lanterner, si ?

Je ne me moque pas. Je passe vraiment par ces pensées-là.

Ensuite je me souviens que nos treize années de vie commune ont été treize années de on-verra.

Bonne idée, le voyage en Islande pour notre voyage de noces ! En plus c’est un chouette compromis entre moi qui aime les îles et toi qui aimes le Nord (là c’est toi qui parle). On verra ! 

Je t’avais offert le guide de voyage pour Noël cette année là. Il m’a suivie dans les cartons. Il est dans mon nouvel appart. Le voyage est annulé j’imagine ?

Tu as raison, il faut que tu conduises, il faut que tu prennes confiance au volant, mais on verra, aujourd’hui, je suis fatigué, on est pressés, je suis si bien au volant, conduire me détend, j’adore cette route, tu as trop peur pour conduire maintenant.

Dis les choses, putain.

Regarde toi, demande toi ce que tu veux et assume le. Normalement après, tu confrontes tes besoins avec ceux des autres, mais franchement, on en est pas là.