Ce que je n’ai pas l’intention de pardonner

Il y avait une copine de longue date à la maison l’autre jour ; et quand l’ex était évoqué, impossible d’en placer une. Il fallait absolument que je dépasse-la-colère ; que-je-le-fasse-pour-moi-et-pas-pour-les-autres-et-pas-pour-lui-hein.

Ça m’a fatiguée.

Je vais bien, merci. Je suis très bien célibataire et ce qui me coupe le souffle aujourd’hui, c’est plutôt de savoir comment j’ai pu rester mariée si longtemps, comment j’ai pu me faire larguer là où j’aurais dû être partie depuis des années, à quel moment je me suis reniée et oubliée.

Certainement pas de savoir à quel moment j’ai perdu mon amour ou quand ma vie s’est écroulée. Ma vie s’est écroulée quand j’ai dit oui et que j’ai cédé.

Je ne suis pas en colère parce que j’attends une réparation – on ne peut pas obtenir réparation de quelqu’un qui n’est pas solvable. Je suis en colère parce que je mesure ce que tout cela m’a coûté et ce que j’ai perdu. Et j’ai le droit : ce que j’ai perdu, on ne me le rendra pas.

Être en colère, ça ne veut pas dire être en conflit ; ça n’implique pas de combat à la sortie de l’école ou de guerre de la pension alimentaire.

Je peux avancer – c’est d’ailleurs tellement plus facile d’avancer seule qu’à deux ; mais je ne veux pas pardonner.

Le père de mes enfants est un père parfait ; mon ex est un gros con qui m’a pris treize ans de ma vie et qui ne s’en est même pas aperçu.

En 2018, en mai, un soir sur le balcon ; après des jours de silence à la maison, j’avais insisté. J’avais demandé dis-moi ce qu’on peut faire, dis-moi ce qui fait que tu te sens si mal, dis-moi pourquoi tu m’en veux.

Tu m’as répondu ce jour-là, ça a duré des heures, j’ai cru mourir sur place ; tu as fait une liste, une interminable liste de tout ce que tu me reprochais. Fumer. Mettre en danger mes enfants. Ma réaction quand j’ai perdu le bébé (trop). Ma réaction à la mort de ma nièce (trop). A celle de ton beau-frère (pas assez). Ne pas aimer les surprises. Travailler trop. Ne pas baiser sur commande. Mal tenir les comptes. Pleurer.

Quand on s’est croisés la semaine dernière, tu as fait une sortie assez piquante sur la notion de subjectivité. Ça se voulait une phrase complice je crois, ton message était sans doute que tu comprends mieux maintenant quand je dis que le factuel n’existe pas et que tout est toujours subjectif : « Tu vois à l’époque où tu dis que je ne parlais pas du tout ? Ben moi j’en ai aucun souvenir ; comme quoi, hein, t’as peut-être raison, on a pas tous la même vision des choses, ha ha. »

Ha ha.

C’était pas drôle. Tu es vraiment resté deux mois sans parler – au point que je t’écrivais, on vivait ensemble et je t’écrivais. Tu es sorti du silence deux fois : une fois pour ta litanie de reproches et une autre pour dire que tu avais pris ta décision et que c’était fini.

C’est long, deux mois.

A mon tour aujourd’hui de faire la liste de ce que je ne pardonnerai pas – à la nuance que je ne t’imposerai jamais de la boire, la boire jusque vomir. Je pose juste ça là, c’est un peu lourd à porter pour moi.

Je ne pardonnerai jamais le retour de Paris, j’en ai peut-être déjà parlé et je m’en fous ; je ne pardonnerai jamais le jour où je suis rentrée de trois semaines de deuil en famille parce que mon frère avait perdu sa petite fille ; que je suis descendue du train, j’ai regardé autour de moi et tu n’étais pas là. Ça ne m’avait pas traversé l’esprit que tu ne pourrais ne pas être là.

Pas sur le quai. Pas dans la gare. Pas sur le quai du tram. Pas dans le tram.

Tu as décroché quand j’ai appelé en me disant que tu étais dans un bar au bout du T3 avec elle et je pouvais « vous rejoindre si j’avais envie ». Moi « mais je suis dans le T4, ça va me faire retraverser la ville… » Après plusieurs coups de fil, tu as fini par rentrer et tu étais furieux, tu disais que quand même je pouvais bien voir que t’avais fait l’effort de rentrer. J’ai passé la nuit à pleurer sous la table du salon. Ça t’a pas plu.

J’ai vérifié, je l’ai raconté déjà, effectivement. Deux pages avant, mais pour moi c’est des années. Comme quoi celle-là, elle est encore bien bien haut dans le gosier.

Je ne pardonnerai pas que tu aies oublié de me prévenir que tu l’avais quittée. Cette fille que tu fréquentais dans nos derniers mois de mariage, tu l’as quittée pendant que j’étais à Paris avec ma famille ; et comme tu as cessé de me parler à mon retour tu ne me l’as pas dit, et c’était même pas exprès.

Je ne pardonnerai jamais ta réaction juste après m’avoir quittée. Pas tant d’avoir appelé les flics parce que j’avais de colère lâché une bouteille par le balcon – le truc le plus con que j’ai fait de ma vie sans doute, record à battre.

Mais parce que tu as dit, à impact + 10 minutes : « je ne pensais pas que tu le prendrais si mal, tu avais toujours dit qu’il ne fallait pas qu’on reste ensemble si on ne le voulait plus. »

J’avais dit qu’il fallait que tu partes si tu le voulais, oui ; pas que j’allais danser la gigue dans les huit secondes qui suivraient.

Je ne pardonnerai pas de t’avoir attendu trois heures à l’hôpital.

Quand les flics se pointent pour ce genre de raison, ils appellent les pompiers ; et les pompiers m’ont emmenée à l’hosto parce que grosse colère et alcool. Je t’avais demandé de me rejoindre en voiture, je ne savais pas comment je m’appelais et je n’avais pas encore compris ce qui se passait.

A l’hosto, j’ai attendu qu’un médecin soit dispo, je lui ai raconté ma soirée. Il m’a répondu que ben oui, quand on se fait plaquer par surprise et qu’on a deux jeunes enfants, on se met en colère ; et qu’il espérait que je n’allais pas rentrer avec ce con quand même. On s’est regardés quelques secondes. Il a signé mon bon de sortie en me souhaitant bon courage et en me disant « Il faut vraiment le quitter, maintenant ». Et je suis sortie.

Tu n’étais pas là. Tu as fini par arriver, avec des plombes de retard, parce que tu avais appelé ta sœur pour qu’elle te dise que faire. Elle t’a conseillé de me faire une valise au cas où je sois hospitalisée en psychiatrie ; et tu as fait la valise. Une belle valise, bien complète. Trois heures de choix de vêtements. Je pardonnerai pas ça.

Je ne pardonnerai jamais que tu m’épouses deux fois quand vraiment, j’étais contre ; et que tu te casses trois ans après le mariage religieux.

Je ne pardonnerai pas cette manie que tu as de vouloir toujours ménager la chèvre et le chou, d’être incapable de te positionner, ce qui fait qu’à la fin, quelqu’un passe systématiquement à la trappe ; et que ça te met en colère parce que ça t’énerve de faire du mal aux gens, lapin.

Je ne pardonnerai pas le fait que tu aies toujours été infoutu de donner une information claire. Depuis la fin du mariage, cette incapacité de dire clairement si tu étais en couple ou non, si vous viviez ensemble (et avec mes gosses by the way) jusqu’à ce que je découvre son nom à la place du mien sur la boîte aux lettres en déposant les petits un soir.

Ces mensonges par omission parce que tu ne sais pas être droit dans tes bottes, ces promesses de sorties de temps en temps tous les quatre avec les enfants et les éventuels nouveaux conjoints. On est à une moyenne de 0 sortie par an depuis trois ans, on se défend pas mal. J’ai un peu revu mes espérances à la baisse sur ce point-là.

Je ne pardonnerai jamais le fait que tu aies été infoutu de communiquer à tes parents que n’avoir plus du tout de leurs nouvelles était lourd pour moi. Et surtout, je ne pardonnerai pas que tu me reproches de te forcer à te positionner.

Je ne pardonnerai jamais la fois où tu es venu à la maison pour m’aider pendant les travaux, tu étais nerveux (t’avais pas envie de venir en fait, mais tu savais pas le dire). Tu t’es énervé sur Poussin. Il a fallu que je te demande devant les enfants de sortir de chez moi. Je ne te pardonnerai pas ça.

Je ne pardonnerai pas la fois où tu as pensé que me déposer mon dernier meuble le soir de Noël était judicieux, où tu as fait une tête de martyr quand j’ai dit que non, tu n’allais pas monter le meuble maintenant – mais à quel moment as-tu pu imaginer que je m’attendais à ce que tu montes ce meuble ? Tu m’as reproché ensuite que mes parents t’avaient prévu un cadeau et que du coup tu n’osais plus partir et que tu allais être en retard à ton propre Noël.

Je ne pardonnerai jamais, jamais ton comportement lors de l’enterrement de ta grand-mère. On était à rupture + quelques jours. Ça me semblait évident d’y être, moi, c’était l’arrière-grand-mère de mes enfants, j’avais pas pensé une seconde n’être pas présente. On habitait encore sous le même toit à l’époque. Mes parents descendaient de Paris. Je crois que de notre côté, ça semblait plus logique que du vôtre.

On s’était mis d’accord pour que tu arrives avant moi pour que je ne me retrouve pas seule avec ta famille. Tu es arrivé en retard – oui oui, certainement une excellente raison, cette fois aussi, j’en suis certaine.

Quand je suis arrivée dans la maison familiale, ta mère n’a fait aucun commentaire. On ne s’était pas revues depuis la séparation – et on ne s’est jamais revues depuis. Pas un mot. Quand je suis entrée dans la cuisine, le repas s’est terminé comme par enchantement et la cuisine s’est vidée.

Tu as fini par arriver. Je pleurais. Tu m’as demandé ce qui se passait. J’ai pleuré plus fort. Tu t’es mis en colère. J’ai expliqué aux enfants que j’allais rentrer à la maison. Je suis allée prendre le bus. Tu m’as suivie. J’ai fini allongée à pleurer sous l’abribus. Toi tu es reparti furax parce que j’allais te faire arriver en retard à l’enterrement de ta grand-mère et que mon comportement était déplacé. Je n’avais pas besoin de toi pour aller prendre le bus, hein. Je ne te l’ai pas demandé. J’arrive à le faire même en pleurant.

On s’était mis d’accord ce matin-là : le soir tu devais garder les enfants. Moi, je passais la soirée avec Agnès. J’ai appris ensuite – par Agnès – que les plans avaient changé. Tu as dit à Poussine dans son lit au moment du coucher que tu partais pour la soirée parce que je ne voulais pas que tu restes. Quand je t’ai fait une tape dans le dos pour te dire quoi mais comment mais à quel moment, tu t’es retourné et tu as crié devant la petite : « Tu me frappes pas, OK ? »

J’ai du mal à décrire ce que je ressentais à ce moment-là. J’étais un poids. Il fallait que je disparaisse parce que je te gênais, je voulais pas te gêner. J’ai attrapé la rambarde du balcon. J’ai pensé fort l’enjamber. Toi : « Putain, mais tu as vu que Poussin t’a vu, tu te rends compte ce que tu lui fais ? »

J’ai demandé l’hospitalisation le lendemain.

Vraiment, crois-moi, je pardonnerai pas.

Je viens de sourire derrière mon clavier : j’avais zappé que tu as aussi oublié de me prévenir que tu ne rentrerais plus à la maison, pendant que j’étais à l’hôpital. Je l’ai appris par Agnès ça aussi. Je ne t’en veux même pas. Plus la place.

Cette liste n’est pas exhaustive.

Je me fous que tu travailles dessus depuis. Je ne vis pas avec toi et je n’attends rien de toi. Surtout, je n’ai jamais eu d’excuses.

Grand bien te fasse, si tu deviens quelqu’un de meilleur pour tes nouvelles fréquentations. A moi, on ne rendra pas ce que j’ai perdu.

Je pouvais prétendre au soutien de mon mari lorsque j’étais en deuil. J’ai pas eu ça. Je pouvais prétendre à ce que mon ex me foute la paix lors de mon premier Noël célibataire. J’ai pas eu ça.

On va continuer comme on a (pas) dit. On va continuer à être de supers exs, qui s’organisent super bien pour leurs poussins. Parfois même au moment des changements de garde, on partagera une bière.

Ca n’empêche pas la colère.

Nowadays

C’est rigolo de retomber sur toutes ces vieilles notes.

Depuis combien de temps est-ce que je ne me suis plus dit « il faut que je poste un truc » / « je dois vraiment trouver le temps pour poster un truc » ?

Lors du dernier round, obviously, c’était au jour 3 ; dix ans avant, je ne sais même plus, mais je crois que ça avait duré longtemps.

J’aurais bien aimé obtenir une histoire qui se tienne, un personnage que l’on puisse suivre dans le temps. C’est mort, on dirait.

J’ai relu mes notes. J’ai mesuré le temps et le chemin parcouru.

J’ai plissé des yeux quand je trouvais ce que j’avais écrit mauvais, quand je me demandais qui était cette petite conne ; mais la plupart du temps je ne pouvais pas la renier et c’était réconfortant.

J’ai plissé des yeux quand j’ai lu la suite prédite dans mon propre clavier à mon insu – et c’était réconfortant.

Je me suis mariée.

J’ai eu deux gosses, que j’appelle Poussine et Poussin dans une note un peu avant, mais qui ont de vrais prénoms en fait.

J’en ai perdu un pendant la grossesse, un enfant avec un nom, et je suis entrée en guerre contre l’univers qui parlait de fausse couche et de tu en feras un autre.

Je me suis fait larguer lamentablement. Je suis re-entrée en guerre contre l’univers.

J’ai bossé plus fort.

J’ai acheté mon propre appart que j’ai entièrement refait avec des copains. J’ai mon nid à moi rempli de bouquins, on y est bien.

Je suis passée de boulot en boulot en craignant toujours de me faire virer et sans jamais comprendre pourquoi on m’augmentait systématiquement, ni pourquoi je finissais toujours par récupérer le job du dessus et les gens ont l’air contents.

J’ai cru longtemps que j’étais fatiguée parce que j’avais deux mouflets et un taf, jusqu’à ce que je m’endorme aux toilettes pendant les heures ouvrées – si vous ronflez comme je le fais, je déconseille. Maintenant je vis en étant chaque nuit attachée à une machine qui respire à ma place quand j’oublie ; je vis en prenant des cachets la journée pour ne pas m’endormir en public et le soir, je prends toujours ma dose d’un demi cadran de sommeil inefficace.

En ce moment c’est marrant, que ce soit le sommeil qui me prend 12 heures de mes jours, les enfants, le boulot, la lecture qui m’absorbe comme une drogue, le confinement ou le couvre-feu à 18h, je n’ai plus le temps de toutes façons de refaire le monde.

Refaire le monde : parler de ma journée, utiliser la bière en thérapie et les copains comme miroirs, parler des chefs ces cons, hein, forcément où va le monde et le principe de Peters on voit bien, ha ha.

Tiens, ça c’est une chose qui n’a pas changé : les autres rigolent parce que CQFD, on est dirigés par des cons ; je tremble parce que je suis terrifiée d’être arrivée à mon seuil d’incompétence. J’étais terrifiée d’être au bout de mon chemin à 22 ans avec mon job pourri et mes 900 euro par mois. Je parlais du bel avenir avec le cœur préfigé de honte.

J’ai été terrifiée à 24 ans, 26, 30, 35, aujourd’hui, beaucoup plus qu’hier et bien moins que demain.

Chaque nouvelle branche atteinte est d’abord une surprise, puis une terreur et bientôt une évidence oubliée et l’ombre de la suivante se profile et me fait peur.

Il y a des gens aujourd’hui qui rentrent chez eux parlent à leur femme en s’ouvrant une bière et les pieds sur la table et qui parlent de leur chef ce con, forcément le monde, on voit bien, le principe de Peters ha ha. Et le con c’est moi.

Je me retourne et je n’en reviens pas du chemin parcouru et je ne sais pas comment j’ai fait. Chaque branche me fera tomber d’un peu plus haut mais j’espère ne pas oublier que je ne pensais pas réussir à monter et certainement pas jusque là.

(C’est bien la troisième note que je poste sans la finir, je sais c’est mal. Busy woman).

Jour 3

Le premier jour quand j’ai commencé à écrire, j’ai fini par m’endormir sur ma copie. Objectif atteint. Le lendemain, j’ai relu et recopié mes notes, convaincue que j’étais  en train d’écrire une lettre de rupture.

Je m’aperçois ce matin que ce que je veux, c’est tracer, c’est comprendre. Je ne t’ai pas vu depuis plusieurs jours et ça fait du bien, ça laisse du temps pour faire le point.

Je veux me rappeler. Dans deux mois, tu proposeras une bière, ou tu m’inviteras à l’anniversaire de l’un de mes propres gosses et j’oublierai, et je ne veux plus oublier.

Et je veux comprendre comment on peut passer d’un contrat ad vitam à tenter d’être reconnaissante parce que ma signature compte sur le carnet de correspondance.

Et puis franchement, quand je regarde ce que j’ai écrit depuis deux jours, j’ai l’impression que ma vie c’est Cosette. C’est pas vrai. J’ai plein de bons souvenirs, des bons souvenirs avec toi aussi, et je veux les retrouver aussi.

Ca va être décousu et ça va partir dans tous les sens. Ca aura donc la plus grande cohérence.

Le soir où nous nous sommes rencontrés, j’étais arrivée volontairement avec plus d’une heure de retard. Nous jouions les codes : j’arrivais à la bourre parce que je me maquillais et que je faisais semblant de m’en foutre et tu jouais les durs parce que les filles aiment les mecs qui font un peu peur et qui ne s’attachent pas.

C’était une rencontre d’un soir, on s’était croisés sur le Net, je cherchais un autre mec que j’avais perdu de vue suite à une sombre histoire de téléphone volé et je suis tombée sur toi. Ca a été l’un des pires rencards de l’histoire. Tu m’as raconté des trucs privés sur ta famille que je n’avais pas envie de savoir, je ne t’ai pas lu, tu ne m’as pas plu. 

Mais on trouvait ça rigolo, on se disait que ça montrait qu’il ne fallait jamais supposer de rien et que cette histoire ferait rire nos petits-enfants.

J’avais 22 ans et absolument pas conscience d’être paumée ; ce qui me fait quand même deux axes sur lesquels j’ai bien progressé ces quinze dernières années.

Dans ma perception du monde à l’époque, c’était facile d’avoir n’importe quel garçon, non pas parce que j’avais quelque chose pour leur plaire, mais parce qu’ils étaient manifestement tous désespérés. Ton côté froid me rassurait.

On s’est rappelés comme on s’était embrassés, sur un malentendu.

Il y a eu quelques semaines sans question, sans contrat, sans projet, sans inquiétude. Et puis tu m’as dit que tu avais besoin d’un break, que tu avais un choix à faire, une histoire avec une autre fille. 

S’en est suivi une soirée morose où on a traversé Paris à pied pour se dire au revoir, un long billet que j’avais posté sur mon blog d’ado, et quelques semaines de vide.

Un soir au bureau, j’ai reçu l’augmentation de ma vie, j’aurais dû sauter de joie partout dans les coins et j’avais juste envie de te le dire. J’ai appelé, tu m’as demandé si je voulais passer chez toi.

Nous étions ensemble.

Rien n’a jamais été dit, ça n’était pas nécessaire, évidence.

Un soir alors que je rentrais du bureau, tu m’as accueillie marri en me disant qu’il fallait que tu m’avoues quelque chose, que tu étais super romantique en fait et que tu m’avais préparé un bain chaud et des bougies. J’ai souri, j’ai dit que je ne l’étais pas et j’ai profité du bain.

Tu m’as engueulée une fois parce que j’allumais ma soixante-septième cigarette en dix minutes parce que (je cite toujours), tu n’avais pas du tout envie de te retrouver veuf avec un enfant de cinq ans.

Si je te dis que j’avais conscience à cette époque-là de vivre l’une des meilleures périodes de ma vie, est-ce que ça te parle ? Je me sentais en sécurité et accueillie, j’adorais cette ambiance de colocation portes ouvertes dans laquelle nous vivions.

Des premières déceptions, j’avais commencé à faire des histoires qui faisaient rire nos invités et te heurtaient – pour moi les histoires sont des souvenirs en construction et les souvenirs de la tendresse. Toi tu n’aimais pas que l’on pointe tes limites, ou plutôt que je pointe tes limites.

J’avais envie de voir le monde et de tout découvrir, tu avais besoin de sécurité, de règles et d’ordre. Ca ne nous chiffonnait pas plus que ça, nous nous pensions complémentaires. Ce n’était pas plus idiot, rétrospectivement, que de se marier avec l’un qui voulait des enfants coûte que coûte et l’autre qui n’en voulait à aucun prix. Mais passons.

Parmi mes souvenirs mi aigres, mi émus que tu détestes réentendre, morceaux choisis : 

Tu aurais fait n’importe quoi pour me faire plaisir et j’avais tellement tellement envie de découvrir le Jura. A y retourner régulièrement retrouver ta famille et ne jamais découvrir rien d’autre que notre itinéraire habituel, le petit chemin entre la grand route et la maison de tes parents, le trajet pour aller chez le médecin de famille, le banquier de la famille, le garagiste de la famille, le notaire de la famille, je tournais en rond et je ne le supportais plus.

Alors un été, tu m’as emmenée pour quelques jours dans la maison familiale désertée par ses occupants, on a pris quelques copains sous le bras et tu as voulu organiser une randonnée. Une vraie, une grande boucle, avec nuit sous la tente et tout.

Tu avais repéré l’itinéraire que tu voulais faire, longuement mûri ton projet, rassemblé le matériel. Le jour J, nous étions au taquet tous les deux mais pas exactement de la même façon. J’ai bouclé mon sac sitôt la douche prise et le petit-déjeuner avalé.

Toi tu as regardé ce que j’avais fait, trouvé que le poids n’était pas assez bien réparti / qu’il manquait du matériel / qu’il y avait des choses en trop, alors je t’ai laissé le refaire, ça avait l’air de te rassurer, et puis je suis sortie dans le jardin avec les copains en attendant que tu sois prêt.

Je ne sais pas ce qui s’est passé dans la maison pendant ce temps-là, je ne sais pas combien de fois tu as fait et défait les sacs pour arriver à l’organisation optimale, mais nous on a eu l’impression de voir le soleil se lever et se coucher trois fois. On était à un cheveu de sortir un harmonica.

Quand tu nous as rejoint enfin victorieux, il restait quatre heures de jour, autant dire que c’était mort.

On est partis quand même, tant pis, on fera un trajet plus court, une bouclounette.

On a campé huit cent mètres sur un joli site, à huit cent mètres avant le cabinet du médecin de famille. Et le lendemain, l’un de nous c’était blessé le pied, ta soeur est venue nous chercher en voiture.

On était partis à quatre et on est rentrés à pied à deux, Nico et moi, et on vous a retrouvés dans la maison.

Jour 2

Je voudrais revenir sur cette histoire d’attente.

Je sais qu’il va falloir que je fasse une croix dessus, alors il faut que je fasse le tour.

Hier, je parlais du voyage que je peux faire quand on parle de parrain. 

Je fais des voyages tout le temps quand j’attends dans le vide.

Quand j’attends et que je tombe, je ne revis pas seulement la soirée où vous étiez à l’hôtel avec elle.

J’étais avec les enfants chez mes parents, c’était deux jours avant la mort de la petite, on était mariés jusqu’aux yeux, enfin moi j’étais mariée jusqu’aux yeux, toi je ne sais pas. 

Vous n’étiez pas encore ensemble tous les deux, mais vous couchiez ensemble et je le savais et c’était ok.

On avait un pacte simple et formulé : tu faisais ce que tu voulais – tu l’avais emmenée prendre un verre avec nos amis communs avant l’hôtel, ça j’avais eu du mal et je l’avais dit, mais tu m’appelais avant de dormir.

C’est super long une nuit quand on ne dort pas. Super long. Tu savais qu’on peut pleurer en parlant à un téléphone en lui demandant de sonner et qu’on ne se sent même pas con ? Même deux ans après, on se sent pas con.

Tu n’as pas appelé parce que tu étais bourré. Parce que c’était une super soirée.

Je t’ai eu au téléphone quand même : je t’ai réveillé à force d’appeler, en faisant glisser ton téléphone de la chaise sur laquelle tu l’avais posée parce qu’il était en vibreur.

Et quand on en a reparlé ensuite, un long coup de fil dans la journée le lendemain et moult messages pleins de papillons, quand je t’ai demandé si vous aviez couché ensemble tu m’as répondu non pas le soir, j’avais trop bu. 

Moi : pas le soir ?

Toi : pas le soir, non. Mais le matin, au réveil.

J’avais réussi à te joindre à 4h du mat. Ton heure de réveil, c’est sans doute à peu près l’heure à laquelle j’avais fini par m’endormir en larmes.

Et on était ensemble à l’époque. Tu m’as juste oubliée. 

Pfiout.

Je revis surtout une autre soirée, un mois plus tard. Entre temps, la petite est morte, ma famille s’est réunie autour façon gnou et moi avec elle.

C’est le moment où on s’est perdus, où moi je t’ai perdu. C’est le moment où je crois tu as trouvé que je réagissais trop violemment.

J’en reparlerai forcément si j’écris tant que je n’ai pas réussi à sortir tout ça de ma tête et à le remettre là où ça devrait être.

Quand j’attends et que je suis déçue, je revis mon retour. J’ai pris un tortillard de banlieue qui s’est arrêté dans des gares impossibles. J’ai fait deux correspondances. Je suis partie à en fin de matinée, j’arrive à 20h à la Part-Dieu. Tu n’es pas là.

Je monte dans le tram et je t’appelle. Et tu es parti boire une bière, et je pose des questions, mais où mais quand mais avec qui mais.

Avec elle, à l’autre bout de la ville, viens si tu veux. Il faudrait que je redescende du tram, que je reparte dans le sens inverse, que je prenne une autre ligne. Je voudrais tellement que tu proposes de venir me chercher et je n’arrive même pas à le dire tellement je comprends pas, j’en reviens pas.

J’ai fini par te demander de rentrer, et tu t’es forcé, et ça s’est mal passé.

Je ne crois pas que tu m’as oubliée ce soir là. Je pense que tu m’as fuie.

Je crois que je ne sais pas quand ça a commencé et que ça ne s’est jamais arrêté.

Je voudrais comprendre.

On ne peut pas oublier quelqu’un comme ça, toi surtout tu ne peux pas – toute ton énergie tu l’utilises pour essayer d’être le plus fiable possible, je ne me serais jamais mariée si je n’avais pas pensé que si je ne pouvais pas compter sur toi, je ne pouvais compter sur personne.

Je suis rentrée pour m’appuyer sur mon équipier, ma pierre d’angle, ma référence, pour retrouver le sol sous mes pieds après ces semaines où plus rien n’avait de sens.

Tu avais dû te sentir lâché d’abord, j’imagine, sans quoi tu aurais été là.

Je me souviens quand j’ai appris le décès de la petite.

Je me souviens que je suis tombée, que je suis montée dans le premier train pour rejoindre les miens, que le TGV n’a jamais été aussi lent et après le TGV le RER.

Je me souviens avoir retrouvé la moitié de mon père et les enfants qui ne comprenaient pas.

Quand je t’ai appelé pour te prévenir, tu as pensé pratique. Je suis en réunion, j’ai un truc important à rendre, je ne peux pas venir tout de suite, mais je te rejoins asap. Je mets quoi dans la valise pour les enfants, il faut des vêtements noirs ?

Je m’en foutais. Je voulais rejoindre les autres et les prendre dans mes bras, ou bien qu’ils me disent que ce n’était pas vrai. Ce qu’on a eu peur, les médecins ont cru que, mais on a réussi à la sauver finalement.

Une part de moi espère toujours d’ailleurs.

Dans ma tête à ce moment-là :

  • putain, pas encore. Un bébé perdu par famille, c’est suffisant. Il fallait accepter que le nôtre n’ait pas servi de paratonnerre, que cela tombe aussi sur mon frère et sa femme.
  • comment vont les enfants. Mon père qui les gardait ce jour-là avait craqué devant eux et mon père qui craque, ça se pose là. Il voyaient qu’il se passait quelque chose, et ils ne savaient pas quoi, et je ne pouvais pas leur dire. Je ne pouvais pas parce que les enfants ça parle et que leur cousin ne savait pas encore qu’il avait perdu sa sœur ; parce que ce n’était pas à moi de parler, c’était à Lana ; parce que Lana était encore à l’hôpital avec son bébé dans les bras. Poussine demandait, elle disait, il se passe quelque chose Maman, pourquoi toute la famille arrive comme ça, vous nous préparez une surprise, qu’est-ce que c’est la surprise ? Et moi, c’est pas une surprise Poussine, il y a eu un drame, c’est pour ça que les grandes personnes sont tristes, qu’oncle Truc est en train de rentrer de Russie, c’est pour ça que Bon-Papa ne va pas bien, c’est pour ça que tout le monde arrive et je ne peux pas te dire ce que c’est. Pour l’instant je ne peux pas, mais je te jure ma puce que dès que je peux je t’explique tout. Poussine : “oh, si je suis sûre, c’est une surprise, on va tous à Disneyland ?”

Tu es arrivé pendant la nuit. Tu avais des vêtements noirs pour les enfants. Nous on avait pas encore compris que la petite était morte.

Tu es arrivé pendant la nuit, tu es resté quelques jours et ça s’est mal passé.

Je me souviens avoir gueulé parce que on t’attendait pour le repas – les Russes font des toasts tout le temps et de ce que j’ai vu surtout quand ils sont tristes. Ma belle-sœur avait les yeux dans le vide et son verre à la main, elle attendait simplement que l’on soit au complet pour parler de sa fille. On t’attendait pour le repas, je te cherchais et tu étais au téléphone avec ta famille à raconter ce qui se passait.

J’étais pas dans mon corps, j’avais besoin de toi là, maintenant, que tu sois simplement présent à ce qui se passait et je me sentais lâchée. Je n’avais pas besoin de pragmatisme, j’avais besoin de pleurer et de crier. J’ai pleuré et j’ai crié, mais contre toi au lieu de le faire dans tes bras.

J’ai fini par te demander de partir. Je mesure seulement en l’écrivant ce que ça impliquait.

Tu es rentré à la maison et je suis restée avec les enfants. 

Tu es repassé les chercher le matin de l’enterrement. Poussine ne voulait pas y aller, et Poussin était malade. Moi je ne pouvais pas imaginer ne pas y assister.

Tu as fait l’aller-retour exprès, en train. Merci pour ça.

Tu dis que tu ne sais pas ce que tu dois me dire ou pas, que tu ne peux pas te projeter dans mon cerveau comme ça, mais je t’assure que parfois, il n’est pas nécessaire de lire dans les pensées et que je formule les choses.

Bon. Pas ce jour-là.

On était là comme des cons, au soleil, je regardais mon frère et sa femme de dos, prostrés, assis sur la tombe dans laquelle partait leur bébé.

Tu m’as envoyé un premier message en me disant que tu étais bien emmerdé pour prendre le train avec les petits, parce que j’avais gardé leur carte d’identité.

Je pense que je n’ai pas répondu. Je pense que je n’ai tout simplement pas regardé mon portable.

Et puis mon portable a vibré et vibré encore, je me suis éloignée de deux pas, c’est pas facile d’être discret dans un silence pareil, et j’ai regardé mes messages.

Je me souviens que j’ai bloqué, que je ne comprenais pas que tu insistes à ce point pour une chose comme ça dans un moment pareil. Et puis tu avais l’air tendu, je n’allais pas pianoter une conversation passionnée, alors j’ai évité le débat et j’ai fait encore un pas en arrière. J’ai posé les cartes devant moi dans l’herbe – où est-ce qu’il y a un coin pour traiter des documents administratifs dans un endroit pareil, j’ai sorti mon appareil le plus discrètement possible, clic, clic, texto, rejoindre les autres.

Je me demande comment faire pour te faire comprendre. Je profite du fait que je suis accroupie dans l’herbe avec mon appareil pour prendre rapidement une photo de la scène, que je t’envoie. On voit de dos mon frère qui a le bras autour de sa femme et elle, la tête dans les mains. J’essaye de me faire comprendre, mais j’ai pas de mots.

Le prêtre psalmodie. Ma belle-sœur pleure. Mon portable vibre. Merci, tu réponds avec un smiley, mais elles ne sont pas dans le bon sens, tu peux me les renvoyer dans le bon sens ?

Parfois j’écris pour toi, parfois j’écris pour moi. Ce soir c’est pour toi manifestement : je me demande comment tu réagis en me lisant.

Est-ce que tu vas te dire qu’on en a déjà parlé cent fois ?

C’est vrai. Et c’est pour ça que je reviens dessus. La dernière fois qu’on en a discuté, il n’y avait plus d’énervement, plus de rage, tu faisais de ton mieux et je t’ai demandé si ça avait été le déclencheur – je veux dire, on a eu des millions de sujets de dispute, mais celui-ci, celui-ci putain, il a été terrible. 

En partie tu m’as dit. C’est vrai que ça a été un coup de m’apercevoir que tu pouvais mettre les enfants en danger sous le coup de l’émotion, comme ça.

Fin de l’histoire.

A la fin de l’envoi

Il y a deux jours, Agnès est venue à la maison pour me présenter Tina. Je ne l’avais pas vue depuis tellement longtemps.

J’avais hâte de rencontrer le bébé. On passait un bon week-end avec les enfants. C’était la fin du confinement. J’avais retrouvé mes amis. J’étais bien.

Elle m’a annoncé qu’elle t’avait demandé d’être le parrain de sa fille et que tu avais dit oui. C’est monté tout de suite. J’ai dit que je devais aller fumer. J’ai fondu en larmes. Je me suis écroulée et je voudrais comprendre pourquoi et je vais te parler de ça.

Ce soir comme hier je ne peux pas dormir. Hier, je n’avais rien bu, mais ce soir j’ai bu deux bières. Je ne voulais pas comme la veille me tourner et me tourner encore dans mon lit et m’apercevoir à un moment que je me suis cachée sous ma propre couverture, la tête sous les draps pour que personne ne me voie, en position foetale.

Je ne voulais pas que ça recommence ce soir ; alors j’ai couché les enfants, j’ai bu deux bières, j’ai regardé des séries, j’ai lu 200 pages et voici ce que j’ai en tête maintenant : 

Est-ce que tu te souviens, quand on attendait Poussin, que j’avais demandé à ce que Agnès soit la marraine ? Tu avais dit non parce que tu ne la trouvais pas assez stable. Tu voulais un couple stable, fort, au cas où il nous arrive malheur, qui puisse prendre soin de nos enfants. Ca a été Estelle, de Estelle-et-Alain – ton côté. Je crois que je ne les ai vus qu’une fois depuis le divorce. Je n’ai plus de nouvelles. Disparus des radars.

Est-ce que tu te souviens que je t’ai demandé il y a plusieurs mois qu’on revoie le document stipulant que Estelle-et-Alain auraient la garde de nos enfants si nous décédions ?

Voici ce que je pense : juste avant de lire ces lignes, non, tu ne t’en souvenais pas, ou alors, de loin. Maintenant que tu les as lues, ah, oui, mince, c’est vrai, et insérez ici une excellente raison de n’avoir pas apporté de réponse à une question claire.

Je sais que je vais attendre quelques mois, t’en reparler, que tu me répondras la même chose que d’habitude, et que je n’aurai même pas envie de sourire. Je dirai que je suis déçue et tu me répondras que c’est dur tu sais, d’être celui qui fait toujours souffrir.

Ou peut-être que non. Peut-être que j’aurai craqué pendant l’une de ces crises où ça recommence et où je n’arrive plus à retenir qu’une chose, c’est que je suis en trop et que je pollue ta vie. Peut-être que je ne dirai jamais rien parce que j’aurai déjà craqué. Ou peut-être que je ne dirai rien parce que j’aurai trouvé le courage de te dire que je ne veux plus te voir, plus t’entendre, plus te fréquenter, plus entendre parler de toi.

Que c’est absurde et insupportable cette situation où je ne veux pas – Dieu m’en préserve – te réépouser et reprendre une vie de famille, je veux respecter ton existence et ton couple, mais je n’en peux plus, je n’en peux tout simplement plus d’être déçue tout le temps et avec si peu de surprise.

Tu n’apprendras pas grand chose de neuf dans ces pages si je te les tends un jour.

L’histoire se joue et se rejoue chez nous, la vie est un long fleuve tranquille.

Mais tu pourras les lire une fois, deux fois, vingt fois. Si ça ne parle pas à l’homme de quarante ans, ça parlera peut-être à celui de quatre-vingts. Et si ce n’est pas le cas, alors peut-être à sa moitié, ou à ses enfants devenus adultes. Tu ne seras certainement pas le premier à les lire en tout cas. J’ai trop peur d’entendre encore que je fais de la rhétorique, que je suis maniaque de la forme et que j’oublie le fond, que j’utilise les mots comme des armes. Que je manipule les mots. Que parler avec moi est un combat. Aucune des expressions qui précède n’est de moi. Je te cite. Tu t’en souviens ?

Est-ce que tu te souviens que lorsque nous avons perdu le bébé et que ta soeur avait annoncé sa grossesse ensuite, sans me parler directement jamais, j’avais commencé par me tenir au bord du meuble de la cuisine. J’avais dit “Ca va passer”, et ça n’est pas passé. J’ai pleuré et pleuré. Puis elle t’a demandé d’être le parrain et je m’étais écroulée.

Oui tu t’en souviens bien sûr. Ca nous a coûté assez cher.

Je n’ai pas eu besoin de prendre sur moi devant Agnès. Elle m’a dit les choses en face. Mais toi, pendant ces quatre mois pendant lesquels elle a attendu que tu lui répondes, que tu lui dises si oui ou non tu serais le parrain de sa fille, est-ce que tu t’es demandé parfois si tout cela ne me ferait pas revivre quelque chose ?

Pendant tous ces vendredis où tu venais chercher les enfants à la maison ou que tu les déposais, est-ce que tu y pensais ?

Je vais retenter mon exercice de tout à l’heure et donner ta réponse. Je ne l’invente pas. C’est celle que j’ai à l’accoutumée. Chaque mot que je vais écrire, tu l’as déjà prononcé : 

C’est une décision qui t’appartient. 

Tu cherches à t’affranchir du poids de l’opinion des autres pour prendre tes propres décisions. 

C’est fatigant cette façon que j’ai de demander à être prévenue, parce que ça te force à te demander tout le temps ce que tu dois me dire ou pas, où est ta sphère privée ? 

Tu te sens envahi. 

Tu as la sensation de me dire tout ce que je dois savoir : comment ça se passe pour les enfants à l’école et chez toi, leurs problèmes médicaux, les rendez-vous avec l’ergothérapeute, le choix du collège et les rendez-vous parents/prof.

Quelques billes :

  • si ça peut me faire revivre un voyage profond duquel j’ai mis quatre ans à me remettre, préviens-moi.
  • si ça concerne la vie de mes enfants, comme le fait de leur faire rencontrer les parents de ta douce, oui, préviens-moi.

Ne me demande pas la permission. Préviens-moi. Parce que le voyage est pire quand c’est un voyage surprise. Parce que ça parle, des enfants. Que ce week-end, j’aurais dû le passer avec mes parents et mes enfants et que d’apprendre par eux qu’ils étaient avec vous chez les parents de ta douce, c’est rude.

C’est trop lourd de te demander ce que tu dois dire ou non et tu te sens envahi ?

Demande moi. Je pourrai te répondre. Avec le temps ce sera de plus en plus facile, et à la fin, évident.

Et toutes les fois où je demande expressément une réponse, c’est que je l’attends vraiment. Si tu me dis, oui, je vais y réfléchir, ou oui bien sûr, j’ai beau savoir que je ne devrais pas, je te crois.

Non : tu n’as pas fait tout ce à quoi tu as dit oui et je ne parle pas seulement du mariage.

Tu avais dit oui à des sorties de temps en temps avec les deux parents et les deux enfants. Le raisonnement c’était de leur montrer que quoi qu’il se passe entre leurs parents, ils étaient toujours le centre de notre univers. Tu étais célibataire à l’époque pour autant que je sache, mais si le sujet était toujours d’actualité, je te répondrais que ta douce est la bienvenue.

On a divorcé il y a deux ans, hein. Ils ont tous les deux grandi et changé de passion deux fois. Encore un peu de patience et Poussine aura son bac, et le sujet ne sera plus à l’ordre du jour du tout.

Tu avais dit oui à la possibilité de se voir entre amis parce que – toujours tes termes – c’est seulement le mariage qui est fini. Tu avais, je cite, c’est marqué encré ancré dans ma mémoire “un problème de sentiments”, mais notre relation ce n’était pas seulement de l’amour et de l’engagement conjugal.

C’était pas vrai tu sais. Ni le premier point, ni le deuxième, ni tous les autres que je ne cite pas ici, pas ce soir, peut-être plus tard. Je ne suis même pas sûre que tu le saches. Quand je t’en parle, tu t’offusques. Tu me dis que tu as fait de ton mieux.

Je sais bien.

Mais moi, j’ai attendu ces sorties. Celles avec les enfants, celles entre amis. Et ça n’arrivera pas, parce que je ne fais plus partie de tes amis, parce que mon rôle dans ta vie est de co-signer les carnets de correspondance, parce que tu ne me le diras pas, parce que tu ne te l’avoueras pas.

C’est pas marrant de faire un deuil, quand on ne sait pas de quoi on fait le deuil, tu sais, et je suis désolée que ce soit compliqué d’être toujours celui qui me fait du mal.

Donne moi l’info. Le reste, c’est mon affaire, je m’adapte.

Parfois je me dis que je pourrais me douter quand même, je pourrais me douter que tout ça c’est pas vrai, qu’il ne faut pas te croire. Je veux dire, pas seulement par habitude, mais par bon sens.

Hé greluche (c’est moi la greluche), il t’a lourdée façon express, tu n’as rien vu venir, et quand tu lui as dit ok, je comprends, le lendemain matin il t’emmenait chez le notaire et il était content ou soulagé, c’était une forme de dialogue renoué pour lui. Tu pensais quoi ? (je parle toujours à la greluche) Que vous alliez danser tous ensemble dans le monde de Bambi, en faisant cuire des chamallows autour du feu ?

Mais toi et moi, c’était différent. C’était un partenariat. On s’était mis d’accord. C’était à la vie, à la mort : on était amis. On savait que les sentiments, ça va, ça vient, ça se travaille.

Et puis tu as dit “problèmes de sentiments” et “c’est seulement le mariage qui est terminé”, “on est une équipe parentale du tonnerre”, et je t’ai cru.

Tu ne me l’aurais pas dit si ça n’avait pas été vrai ? Tu ne m’aurais pas laissée lanterner, si ?

Je ne me moque pas. Je passe vraiment par ces pensées-là.

Ensuite je me souviens que nos treize années de vie commune ont été treize années de on-verra.

Bonne idée, le voyage en Islande pour notre voyage de noces ! En plus c’est un chouette compromis entre moi qui aime les îles et toi qui aimes le Nord (là c’est toi qui parle). On verra ! 

Je t’avais offert le guide de voyage pour Noël cette année là. Il m’a suivie dans les cartons. Il est dans mon nouvel appart. Le voyage est annulé j’imagine ?

Tu as raison, il faut que tu conduises, il faut que tu prennes confiance au volant, mais on verra, aujourd’hui, je suis fatigué, on est pressés, je suis si bien au volant, conduire me détend, j’adore cette route, tu as trop peur pour conduire maintenant.

Dis les choses, putain.

Regarde toi, demande toi ce que tu veux et assume le. Normalement après, tu confrontes tes besoins avec ceux des autres, mais franchement, on en est pas là.

Souffrir pour.

Demain, Uneautrequemoi et Soacre se marient. Ils préparent ça depuis des mois et, dans une moindre mesure, moi aussi.
J’ai préparé la voiture parcequ’on a quatre bonnes heures de route, prévenu l’homme que départ à dix heures, ça veut dire départ à dix heures, fait les sacs, étudié mon maquillage, prévu trois tenues pour le brunch du lendemain et suis allée dans mon institut d’épilation pour faire un ravalement complet. J’avais oublié de quelle couleur était ma peau.
À Paris, rue de Tolbiac, j’avais trois instituts à moins de trente pas de chez moi. Il m’est arrivé d’oublier mes pompes et d’y aller en chaussons (on se relâche vite, quand on est en couple). Ici, c’est pareil, si on remplace « trente » par « dix ou quinze » et « pas » par « minutes ».
Pour une fois, je ne voudrais pas idéaliser ce qu’a pu être l’existence à Paris. Je ne prétendrais pas que les esthéticiennes locales étaient la classe, la professionnalisme et la douceur incarnées. Je me contenterai donc de dire que je déteste celles que j’ai ici et que j’ai la flemme de faire le tour du quartier pour en trouver d’autres.

La dernière fois que j’y suis allée, j’ai cru que ce n’était qu’une erreur de management.
La fille qui m’épilait, toute cire dehors, a passé une demie-heure à cracher sur sa patronne qui était (je cite) définitivement la dernière des grognasses. Elle avait bien l’intention de plier bagages dès que possible, de lui claquer la porte au nez et de réaliser son rêve (devenir coiffeuse, ou de faire engager dans un salon rue de la Ré, je ne sais plus).
C’est pas seulement que ça me choque que quelqu’un puisse être suffisamment peu pro pour démonter l’entreprise qui lui permet de gagner sa vie devant ceux qui permettent à l’enterprise de gagner la sienne, c’est aussi que ses projets d’avenir, sur le dos, sur le ventre ou allongée sur le côté, je m’en fous. Malheureusement, quand on a de la cire partout sous les bras, c’est compliqué de se jeter au cou de quelqu’un pour qu’il s’écrase.
On a enfin quitté le soliloque pour un semblant de dialogue quand je lui ai demandé, peut-être un peu mpins agressive qu’il n’y paraît, si c’était là sa définition du maillot échancré.

On pourrait penser qu’on a atteint le fond de l’humiliation quand on est en train de retenir les bords de son maillot pour faciliter l’épilation et que l’on comprend d’un seul coup pourquoi leurs cabines glauques sont privées de fenêtres et ne reçoivent jamais la lumière du jour.
Eh bien, quand on est accroupie façon levrette et froc baissé (essayez, vous, de le dire de façon plus classe), on s’aperçoit que non. On prend alors conscience de façon aigüe du fait que fenêtre ouverte ou non, la porte de la cabine reste entrouverte, pour que Mademoiselle puisse entendre le téléphone s’il sonne. Moi (et vous aussi dans la même situation), je n’en ai rien à foutre, qu’elle réponde au téléphone. Je commence à me demander angoissée s’il existe une notion ressemblant à celle du secret médical dans la grande confrérie des esthéticiennes ou si, le soir venu, elle raconte sa journée à son mec.
– Ça va ? me demande le cerveau qui est du bon côté de la cire.

Je cherche un truc intelligent à répondre.
– Heu, je dis, je suis pas super à l’aise, mais j’imagine que vous non plus, alors ça va.
– Oh, vous savez, qu’elle s’exclame − et j’imagine que c’est pour me détendre, quand on en a vu un, on les a tous vus !!

Ah. Ce n’est peut-être pas seulement un problème de management. Je sais reconnaître une erreur de recrutement quand j’en vois une.

Dieu merci (et si Dieu n’y est pour rien, merci quand même), les meilleures choses ont une fin et la séance s’achève. Je suis sonnée. J’ai donc besoin d’un petit check-up.
– Bon, on a fait le tour ? Aisselles, c’est bon, jambes, c’est bon, maillot…
– Ben, elle enchérit, toujours aérienne, on a même fait le trou de balle !!

Sous le choc, je me suis permis, pour essayer de sauver un peu de mon honneur perdu, le dernier luxe un peu minable qui me restait : en sortant, je paye, sors trois euro de ma poche et demande ou est le pot à pourboires. Et puis, en la regardant toujours dans les yeux, je me ravise et je rengaine mes pièces. Les pourboires, ça se garde pour d’autres occasions.

On comprendra donc que quand j’y suis retournée ce matin, c’était avec une certaine appréhension, et pas seulement parce que je suis douillette et que j’ai déjà lu tous leurs numéros de Voic. Est-ce que c’est de ma faue à moi, s’il y a des parties du corps qu’il est physiquement impossible d’épiler soi-même ?

La séance n’a pas très bien commencé. L’esthéticienne, une sorte de jumet très maquillée, est arrivée docte dans la cabine avec sa petite fiche en mains.
– Alors, madame LBA ? On fait les demi-jambes, les aisselles et le maillot aujourd’hui ?
Ben oui, connasse. Je vois pas très bien ce qu’on pourrait épiler d’autre, de toute façon. Ah, merde. Maintenant que j’y pense, si ; je lui réponds :
– Oui. On va faire les cuisses aussi.
Son visage change : je viens de dire quelque chose de mal.
– Ah mais non, mais on peut pas. Mais madame, mais j’ai d’autres clientes après vous.

Je suis déjà à poil ou presque, et pas très à mon aise pour demander un geste commercial. Pas la peine non plus d’essayer de lui expliquer que le mois dernier, sa collègue a dit que.
– Bon, je lui dis. Vous auriez pas un créneau pour un autre rendez-vous cet aprèm ?
– Ben, vous allez pas revenir cet aprem…
Si cette fille commence à penser à ma place et à décider de mon emploi du temps, c’est pas sûr que je m’en relève.
– Si, je vais revenir.

Elle soupire tellement fort qu’elle est toutes narines dehors et elle sort de la cabone. Quand elle revient, et à condition que j’aie bien analysé les traits de son visage, le rendez-vous est pris.
Arrive le moment fatidique. L’expérience a prouvé qu’une même torture peut prendre des dizaines de formes différentes : ce matin, je me suis fait engueuler parce que je n’étais pas venue en string. J’ai même eu droit à toutes les bonnes adresses lyonnaises où on peut acheter des strings pas chers et moult commentaires sur les hommes qu’il ne faut pas habituer aux bonnes choses parce qu’après ils s’y habituent justement, et qu’ils en redemandent.
Et de m’expliquer fière d’elle qu’elle a vu tout de suite que je m’épilais les jambes depuis plus longtemps, ça se voit à la texture de la peau et à la résistance du poil, etc. Ah, le professionnalisme poussé à l’extrême !
– C’est votre homme qui préfère comme ça, non ? Ça date de quand ?
Chéri, si tu lis ça, help.
Je me casserais bien maintenant, mais j’ai une jambe chauve et une jambe parée pour l’hiver. Allez, on va dire que je le fais pour Uneautrequemoi.

Je respire, je fais le vide dans mon cerveau, une sorte de yoga intérieur et je me dis qu’on y pensera plus, demain, quand on aura quitté la maison à 11h30 parce que j’aurai traqué des victimes sur chaque partie de mon corps armée d’une pince à épiler, et qu’on sera sur l’autoroute avec ABBA à fond dans la voiture. J’ai vieilli putain.

Je suis rentrée chez moi au radar, sans comprendre le pourquoi du comment, et suis retournée à mon rendez-vous de l’après-midi à peu près dans le même état, sans oser demander les finitions.
On me reproche de toujours tout voir du côté sombre. Ce n’est pas vrai : pour moi qui suis si nulle en maths, algèbre et géométrie confondus, ça n’a pas été une journée de perdue. J’ai appris qu’un « joli triangle », ça ne veut pas dire un triangle isocèle pour tout le monde.

Worker power

En une journée, j’arrive à penser dix-huit fois que je suis le roi du monde, que l’avenir est à moi et dix-huit fois que je ne vaux rien, que la vie s’arrête ici. C’est fatigant.
Aujourd’hui a été une bonne journée, que j’ai passée branchée en mode A ‒ à me demander, d’ailleurs, ce que je pourrais bien poster, pour une fois que j’étais de bonne humeur. L’état de grâce a duré jusqu’à il y a environ dix minutes, et je reprends la plume.

Au milieu de mes angoisses jobisantes, j’ai vécu une semaine bénie, avec tout plein de d’éventuelles pistes d’emploi à l’intérieur.

Piste n°1.
Il y a quelques semaines, j’ai reçu un coup de fil d’une boîte d’interim spécialisée, et j’étais allée les voir pour un entretien. Si cette boîte m’avait contactée, c’est que quelqu’un avec lequel j’ai travaillé et qui a un poste plutôt intéressant a parlé de moi à la directrice de l’agence et m’a « chaudement recommandée ». Heureusement qu’il y est allé chaudement, l’ami. En trois quart d’heure, j’ai trouvé le moyen de :
– répondre à la question « En dessous de quel salaire refusez-vous de descendre ? » par une somme inférieure de plus mille euro par mois à la réponse que j’avais donné à la question « Quel salaire attendez-vous ? »
– m’exclamer avec vigueur et conviction « Ah, la colle ! » quand on m’a dit de donner mes qualités et mes défauts en anglais
– dire goguenarde et peut-être un brin méprisante : « Ah vous, vous avez le sens de l’observation » quand la recruteuse m’a demandé si j’avais un problème de gestion du stress.
Je dois le reconnaître : elle avait le sens de l’observation. Elle m’a regardé longtemps et elle m’a dit : « Oh la la, qu’est-ce que ça doit aller vite dans votre tête… »
Par pudeur, j’en passe.
Eh bien après cet entretien suicide, donc, j’ai reçu un coup de fil : tous les espoirs sont permis aux grands angoissés de ce monde. Ils avaient peut-être un poste pour moi. Ben ça. C’est tellement un job pour moi qu’ils n’ont toujours pas trouvé d’intitulé de poste (ce qui colle plutôt bien à votre profil, madame, n’est-ce-pas ?), et que j’ai à peine compris de quoi ça parlait.

Piste n°2.
Plan loose parmi les plans loose, mais plan quand même : mon ancien employeur, qui m’annonce qu’il m’aime toujours.
Mon ancien employeur, comme tous les précédents et comme j’en ai peur, les suivants, ça a été tout un poème.
En plus d’être à Pétaouchnok, ce job était dans le secteur public, dans le pays de la promotion à l’ancienneté et de l’augmentation tous les dix anniversaires.
Dans le pays des gangs de démotivation organisée, où les RH ont un talent rare pour donner envie non seulement de rentrer chez soi, mais aussi d’exploiter le système le plus possible auparavant.
Dans le pays des badgeuses et du quotidien sans défi ni challenge. Tous les clichés auxquels vous pouvez penser sont vrais. Dans l’organigramme d’une administration, vous êtes forcément coincé entre un incompétent chronique et un frustré démotivé.
Si un jour j’en ai le courage, je parlerais peut-être de ma N+1 de l’époque, mais j’avoue que les bras m’en tombent d’avance : honnêtement, je crois que ça a été suffisant de la supporter un an.

J’ai réussi ma mission parce que je me suis assise et que j’ai attendu. Parce que j’ai fait une croix sur l’idée de mettre en place un jour ce pourquoi j’avais été engagée. Dans certains milieux, il y a des choses qui plaisent, et ces choses-ci plaisent là.
La preuve : ils sont en train de créer un poste pour moi. Enfin, il faudrait que j’arrive à expliquer tout ça précisement parce que bien sûr, dans ce genre d’administration, c’est toujours un peu compliqué.

Les employés du secteur public, et leurs responsables en première ligne, ont le culte du secret. Toute l’énergie qu’ils ne dépensent pas à travailler, ils la dépensent à faire les plans les plus foireux possibles, et je dois reconnaître qu’ils ont réussi là un doublé magnifique. On sent bien que quelque chose se trame, mais il est impossible de savoir quoi. Si on essaie de se renseigner, serait-ce dans les règles en prenant par exemple rendez-vous avec les Ressources Humaines, on en prend plein la tête de façon bien légitime : on vient de faire preuve d’un sens de l’initiative que l’on sait bien impardonnable.

Bon. Ça fait cinq fois que je relis le paragraphe précédent, et je m’aperçois que je n’arriverais jamais expliquer tout ça, c’est bien trop compliqué à raconter. On dira simplement qu’il y a non pas une mais deux créations de postes à temps plein, chacun plus merdique que l’autre et qu’ils ont réussi l’exploit de me proposer un salaire inférieur à celui que j’avais en interim (mais la sécurité de l’emploi, ça n’a pas de prix). On me demande de poser ma candidature pour les deux boulots avec un grand sourire paternaliste, comme s’il s’agissait d’aller récupérer mon chèque de gain du loto, ne nous remercie pas, avec ce que tu as fait pour nous, on te doit bien ça.
J’aimerais bien que l’on m’explique pourquoi deux postes nazes et pas un poste correct. Bref, j’ai pas très envie de remettre les pieds dans ce merdier.

Piste n°3.
J’ai une arme contre la gestion du stress : elle s’appelle Uneautrequemoi.
Pour rédiger mes CVs Monster, je suis allée chez elle. Même si je papotais, ça resterait plus efficace que de rester figée chez moi devant mon ordinateur.
Je ne la remercierai jamais assez de sa patience, vu que j’ai squatté chez elle les derniers jours avant qu’elle ne quitte Lyon pour son mariage. Elle avait bien certainement autre chose à foutre. D’ailleurs, il y avait un indice : une to do list longue comme le bras sur la table de son salon.

Elle m’a rendu un service encore plus grand que celui qu’elle peut imaginer, en me mettant un coup de pied au cul et en me disant que mettre son CV sur Monster ça ne suffisait pas, il fallait postuler. Eh oui qu’elle m’a dit, ça n’arrive jamais que des recruteurs appellent, tout ça parce qu’ils ont vu ton CV sur Monster.
Eh ben les enfants, ma piste n°3, c’est eux qui m’ont appelée et c’est sur Monster qu’ils m’ont repérée. Mon ego en prend un coup, et pour une fois, c’est dans le bon sens.

Ce matin, donc, je me lève super tôt : à 10 heures, j’étais déjà debout, au taquet, toutes antennes dehors.
À 15 heures j’étais dans l’ascenseur direction les locaux de la SSII qui m’attendait, en train de me répéter tout haut « Super, super ». Chômage aidant, j’ai lu pas mal de bouquins sur la positive attitude en entreprise.
Exceptionnellement, je ne me suis pas tiré de super-super balle dans le pied. J’ai répondu sincèrement, et je crois que ça s’est bien passé. Avec le RH comme avec le commercial, un bon feeling passe. Ils cherchent un fonctionnel pur, ce qui tombe bien vu que je suis une sacrée drouille sur le plan technique. Apprendre ne me fait pas peur, les missions en cours me plaisent, ma tronche à l’air de leur revenir. Concernant la question du salaire, je donne des chiffres potables et plausibles, je ne tremble pas, et quand je tente une blague, je les fais rigoler ‒ pas à mes dépends, s’entend.

Je sors de là comme il y a un peu plus d’un an d’une autre boîte dont j’avais parlé, guillerette, attendant de pied ferme le coup de fil qu’ils m’ont promis pour le milieu de la semaine prochaine.

Je prends le métro.
Je marche pour rentrer chez moi.
Pendant ce temps là, bêtement je réfléchis. Je passe et repasse l’entretien dans ma tête. C’est rigolo, c’était il y a quelques heures : je n’ai déjà plus aucun souvenir de ce qui m’avait fait si bonne impression.

Je suis obsédée par cet énorme détail : pendant que je vendais mes immeeeeenses qualités rédactionnelles, j’ai sorti de ma pochette un pavé dont je suis pas mal fière. Ce sont toutes les fiches de procédure que j’ai rédigées pour mon précédent boulot. Vous verriez comme c’est chiadé : sincèrement, ça serait à rendre la question de la sauvegarde des données utilisateurs absolument passionnante. J’avais négligé le fait que le type qui me faisait passer l’entretien était peut-être moins crétin que moi. Ça n’a pas loupé : il m’a posé LA question intelligente, celle qui ne m’avait pas traversé l’esprit.
– Mais, il m’a dit en feuilletant mon roman illustré, votre ancien employeur vous a laissé partir avec ces documents ?
Oups. La réponse à cette question est non, évidemment, puisqu’il s’agit de sauvegardes de données et donc d’une question confidentielle. J’ai répondu sans hésiter :
– Oui. Mais un seul exemplaire. Et je ne fais que le laisser consulter rapidement pour donner une idée de mon travail, je repars avec.

Vous avez déjà postulé en SSII ou en agence d’interim ? Quand vous arrivez, on vous demande de remplir un questionnaire avec vos références, c’est-à-dire les coordonnées de vos supérieurs hiérarchiques précédents, ceux qui au téléphone diront que votre ramage ressemble à votre plumage.
C’est déjà pas un exercice facile, surtout quand il y a quatre cases et qu’on a eu trois jobs dont un avec un schizophrène paranoïaque qui vous a viré un jour sur un coup de tête. C’était plus compliqué encore de donner mes références alors que mon dernier employeur m’inonde d’offres d’emploi pour que je rempile chez lui : j’étais déjà pas très très sûre en mettant le nom de ma dernière N+1 qu’elle serait ravie que quelqu’un l’appelle pour m’embaucher en CDI, surtout pour un salaire double de celui qu’elle me propose.
Maintenant je suis rassurée. S’ils l’appellent, s’ils parlent de mes « qualités rédactionnelles » et des fiches de procédure, je n’ai plus aucun doute à avoir. Ce sera la fin de ma courte carrière lyonnaise et je n’aurai plus qu’à recommencer à zéro, loin, à Nice par exemple. À ce rythme, ça va se finir à Abidjan.

Le soir à la maison, l’homme me rassure. Il tente une première méthode :
– Allons ma chérie, me dit-il, tu as déjà fait bien pire en entretien…
Je lui lance un regard noir qui signifie ta gueule. Il a dû comprendre « Je t’en prie, continue, j’ai hâte de savoir la fin de ta phrase », parce que c’est ce qu’il a fait.
– Tu te souviens cet entretien à Paris, où tu t’étais levée alors que la fille était en train de te parler et que tu es sortie de la pièce ?

Bon. Je tiens à préciser que j’avais des circonstances atténuantes. C’était la période où je travaillais encore dans le domaine de la librairie et que je sentais que mon patron schizo allait me retirer le tapis sous les pieds d’un instant à l’autre. Je cherchais désespérément une porte de sortie.
Toutes les semaines, j’avais un après-midi de libre. Ce jour-là, je troquais mon jean troué qui lui disait que je l’emmerdais pour un tailleur et des pompes à talons hauts et je courais les entretiens.
Un après-midi c’est court, alors je faisais quelque chose de stupide, ce qui ne me ressemble pas du tout. Je mettais trois ou quatre entretiens par jour. Et ce qui devait arriver…

Un jour, un entretien pour un vague CDD au rayon dictionnaires d’une FNAC de banlieue, à deux RERs et trois bus de Paris, a duré des plombes. Cela faisait plus d’une heure que j’étais là, et la recruteuse en était encore à me parler de la grande entreprise qu’est la FNAC, du métier de libraire, etc, au cas où je n’aurais pas su ce que c’était.
J’essayais, discrètement, de regarder l’heure sur sa montre. Je devenais nerveuse. Est arrivé le moment où il a fallu que je prenne une décision : soit je sabordais cet entretien, soit je posais un lapin au suivant. Il a fallu que je pèse le pour et le contre tout en essayant de continuer à lui répondre intelligement (Oui, je vois / C’est bien ce que j’ai compris / D’accord). Un CDD dictionnaires en banlieue, ça ne me branchait pas vraiment, alors j’ai pris la décision que je pensais la meilleure, et mes couilles à deux mains :
– Madame, je suis vraiment désolée, je vais faire quelque chose qui ne se fait pas du tout, mais je suis attendue.
Je me suis levée, et j’ai pris mon sac à main.
– Mais mademoiselle, vous postuliez pour un CDI au rayon Littérature. Vous pensiez vraiment que cela vous prendrait une demie-heure ? Vous avez perdu votre temps et vous m’avez fait perdre le mien. Vous savez que toutes les FNAC de France se souviendront de vous, maintenant.
Il n’y avait rien à répondre.
J’ai repris mon souffle, j’ai couru jusqu’à l’arrêt de bus numéro un, puis jusqu’à l’arrêt de bus numéro 2, puis jusqu’à la gare, me suis mise à suer à grosses gouttes dans le train et suis arrivée en nage à l’entretien suivant, lequel était bien, lui, pour un poste pourri dans un rayon de cartes postales. Je n’ai même pas réussi à le décrocher tellement j’étais à côté de mes pompes.

L’homme sent qu’il n’a pas tiré sur la bonne corde. Il essaie une autre méthode.
– Tu sais, moi aussi en entretien, j’en ai fait des vertes et des pas mûres.
– Ah oui ? Toi qui bosses depuis six mois et qui en es à ta deuxième promotion ? Toi qui n’as jamais envoyé un CV de ta vie ? Toi qui à la fin de ton stage de fin d’études regardais ton portable sonner en disant : « Oh, non, putain, encore un recruteur… » ?
– Ben oui, il insiste. Tu te souviens la boîte machin ? Je leur ai dit que je trouvais que tel langage de programmation était un langage merdique, alors que tout leurs systèmes étaient développés comme ça. Et puis plus tard, j’ai appris qu’ils avaient été fââân de ma candidature.

Bon. Remettons les choses dans leur contexte. D’abord, mon chéri, tu n’as pas posé de candidature. Ce sont eux qui sont venus te chercher parce que tu fais partie de cette espèce bénie qui peut utiliser Monster et les sites de CVs en ligne comme autant d’hameçons magiques au bout de leur canne à pêche.
Ensuite, je dois reconnaître qu’effectivement, c’est bien pire de faire son geek, son petit génie de l’informatique à la pointe de la technologie, que d’arriver dans une boîte en exhibant fièrement les données confidentielles de son employeur précédent.
La prochaine fois je ferai comme tout le monde et je viendrai avec mes lettres de recommandation ringardes. Oui, ces fameuses lettres de recommandation que je viens de retrouver sur la tabe de la cuisine, sous mon nez, celle que j’ai complètement oublié d’emporter tout à l’heure.

Monter sur le ring

J’ai détesté le collège.
J’ai détesté le collège, parce qu’il n’est dans mon souvenir qu’une longue suite de petites et grandes humiliations, quatre longues années de solitude passées entre crevettes à lunettes.
Maintenant que j’y repense, c’est le souvenir que j’ai de toute mon enfance. Pourtant, je sais bien que j’ai eu des amis, des frères et soeurs et une enfance heureuse mais on ne lutte pas contre des souvenirs. Ils se reconstruisent à votre insu et je me soupçonne d’avoir opéré parmi eux un choix un peu malsain, contre lequel je ne peux rien.

N’empêche. Mon collège, ce sont des kilomètres de pantalons trop courts, de coupes de cheveux ratées à la Jeanne d’Arc, de rires niais de petites pétasses surlookées.
Le collège, ce sont de savants calculs pour savoir qui on doit fréquenter et qui on ne doit pas, qui est in et qui est out, qui fera monter ta côte de popularité et qui ne le fera pas. Le jeu se complique lorsque l’on est soi-même out et que la question devient simplement de savoir qui on peut fréquenter et qui on ne peut pas, les seconds étant terriblement plus nombreux et mieux habillés que les premiers.
Le collège, c’est tous les jours une demie-heure de queue pour entrer dans la cantine ; une demie-heure durant laquelle on s’observe et une demie-heure, c’est long.
Attention, au collège on ne parle pas de file d’attente, mais bien de queue-à-la-cantine. Parce qu’à treize ans, on se croit déjà très malin et on rit grassement quand on entend le mot « vagin ». Il faudra tout de même attendre la seconde pour remplacer « queue-à-la-cantine » par n’importe quel autre mot, n’importe quelle périphrase.

Un jour, ayant un instant oublié de me contrôler, j’ai eu un geste fatal. Dans la queue-à-la-cantine, dans la plus splendide des vitrines, j’ai porté mon pouce à ma bouche. Oui, c’était en cinquième. J’ai sucé mon pouce très tard, ce qui prouve que ça arrive même aux meilleurs. Ma mère avait tout essayé, elle m’avait frotté le pouce à l’ail, me l’avait emmitouflé dans des chaussettes quand je dormais, rien à faire. Eh bien croyez-moi, dans ce genre de cas de figure, le collège est une solution radicale.
Le silence est tombé d’un seul coup sur la queue. Les regards se sont tournés lentement vers moi, tous. Le moment de flottement avant les premiers murmures m’a semblé très long, mais je n’ai eu que le temps maladroit de comprendre ce qui m’arrivait et de passer la main du pouce fautif dans mes cheveux, l’air-de-rien. Trop tard. Ils riaient déjà tous plus qu’ils ne pouvaient.
Il n’y a rien de plus motivant pour se mettre à bosser que l’angoisse du redoublement. Une année de plus au collège ? Plutôt mourir. Il a fallu là aussi l’arrivée en seconde pour m’apercevoir que le raisonnement était crétin : tout mon collège était dans mon lycée — mais nous avions grandi.

Ah, si, il y a pire. Il y a les six sous-pulls bordeaux identiques que ma mère avait acheté, une promo exceptionnelle. Il y en avait invariablement deux dans la machine à laver et un sur mon dos, et des dizaines de regards bavards qui ignoraient manifestement l’existence d’Electrolux et des T-shirts cheaps faits à la chaîne.
Il y a une autre promo magnifique et ces sept petites culottes en coton, porteuses chacune d’un nounours et d’un jour de la semaine. La logique des enfants est impénétrable et je me demande furieusement aujourd’hui pourquoi j’ai toujours respecté la règle et porté la culotte « lundi-nounours-qui-dort » le lundi. Nous avions sport tous les mercredis matin. Chaque mercredi de 8 heures à 8 h 10, au moment de se changer dans les vestiaires, c’était un grand moment de solitude que nous supportions tous les trois, mon sous-pull bordeaux, mon inébranlable nounours du mercredi, et moi.

Crevettes-à-lunettes de tous les temps et de tous les pays, je vous ai compris. Il existe un moyen certain de mesurer sa côte de popularité au collège : la constitution des équipes pendant les cours de sport.
Lorsque vous sortez des vestiaires, vous avez déjà le moral dans ces chaussettes qui ont été si souvent autour de votre pouce. Votre cerveau a bien intégré l’information que les dizaines de regards bavards vous répètent depuis des années, vous savez aussi que vous ne vous sentez jamais plus seul que lorsqu’il faut jouer en équipe.
Le prof désigne les capitaines — étrangement, jamais vous — et les capitaines constituent les équipes en appelant un par un les joueurs. Les premiers à partir seront les baraques grandes gueules, ceux que vous regardez aujourd’hui sur les photos de classe en vous apercevant qu’ils faisaient un mètre dix et que pour qu’ils vous regardent de haut, vous deviez être minuscule. Ensuite, ce sont les meilleures copines et les meilleurs copains, ensuite les solitaires, et ensuite, vous. Vous êtes habitué.
Quand on a appelé les capitaines, alors que tout le monde était tendu et prêt à bondir l’air triomphant à l’appel de son nom, vous vous êtes laissé tomber. Vous êtes assis dans un coin, le plus petit, le plus discret possible et vous ne respirez plus. À l’autre bout du gymnase, assis aussi, il y a votre alter-ego, l’autre crevette de la classe, qui vous ressemble et que vous haïssez, parce que c’est à son aune que vous vous mesurez. C’est avec lui que se joue le vrai combat, impitoyable et pathétique. Lorque les équipes sont constituées, que vous n’êtes plus que tous les deux, assis, c’est à ce moment-là que vous commencez à y croire, que vos paupières se ferment, que vous priez pour entendre votre nom. Être avant-dernier, passe encore. Ça vous laisse la possibilité de rire avec les loups et de vous moquer vous aussi du dernier blaireau, celui dont personne n’a voulu et qui ne fait partie de l’équipe adverse que parce qu’il fallait bien diviser la classe en deux.

Depuis c’est vrai, mon existence a pas mal changé. J’ai constitué les équipes, fait monter ou détruit des côtes de popularité.
Mais il y a des réminiscences. Je les sens monter quand un contrat de travail touche à sa fin. J’essaie de respirer, de faire taire la panique, mais à l’ANPE, devant Monster et les autres Keljob, je reviens quinze ans en arrière. J’ai besoin que l’on vienne me chercher et je ne supporte pas de taper au portes, d’envoyer des CVs, de me vendre. J’ai chevillée au corps l’angoisse du rejet.
Je peux écrire des pages et des pages, et, oui, je me relis avec plaisir. L’angoisse de la page blanche est réservée aux curriculum-vitae et aux lettres de motiv.

L’angoisse au volant fait quinze morts par an

Bon décidément, le temps passe et je ne poste jamais. Faut s’astreindre à un rythme précis pour que les notes soient cohérentes et forment une histoire.

Fuck la cohérence : on va dire qu’on passe en mode exhutoire. On en a rien à foutre de ce qui s’est passé depuis le dernier post. J’ai trouvé du boulot, j’ai perdu mon boulot, j’ai rencontré de nouvelles personnes, perdu des amis, déménagé dans notre appartement à nous, réussi à épargner la vie de la grand-mère, eu deux chats, cinq poissons rouge, deux crevettes et je me suis mariée. Je ne le raconterai jamais, parce qu’a posteriori, ça n’a plus aucun intérêt.

Hier, j’ai passé mon permis de conduire. Un an et demi que j’attendais ça. J’ai engraissé l’auto-école de plus de trois mille cinq cents euros, j’ai épuisé quatre moniteurs.
J’avais fait tous les sacrifices : j’avais investi dans un permis accéléré que l’on passe en trois semaines et j’étais descendue à Lyon un mois avant l’homme pour pouvoir aller à l’auto-école, j’avais vécu chez la grand-mère, ce que je ne souhaite à personne.
C’était donc il y a un an et demi.

Pendant un an, j’ai bossé à Pétaouchnok-les-Oies. J’avais trois heures de trajet par jour pour aller au boulot. Pendant un an, je me suis levée à six heures du mat tous les samedis pour aller conduire à l’autre bout de Lyon. Pendant un an, tous les samedis à 7h30, une connasse m’a accueuillie en me disant : Tu as l’air fatiguée LBA, pourquoi tu ne dors pas ?
J’ai explosé le jour où je me suis aperçue qu’il était possible de conduire le samedi après-midi et que je me tapais les heures indues du matin parce que les autres les refusaient avec des mots fleuris et que je suis trop polie.
J’avais supprimé la mention “(en accéléré)” en face de “Permis B en cours”, sur mon CV. J’étais connue comme le loup blanc. Mon permis était devenu l’Arlésienne de toutes les conversations, en famille, au boulot, dans le train, entre amis, à la maison.
J’ai attendu ce putain de jour un an et demi et il est arrivé finalement, hier.

Je suis arrivée à l’examen avec l’impression de jouer ma vie et ma carrière. Ce n’était pas mon coeur que j’entendais battre, c’étaient les veines dans mon cou.
Concentre-toi LBA, concentre-toi. Tu sais le faire. Souviens-toi que tu sais le faire.

Régler le siège. Pourquoi ça bloque, pourquoi ça bloque ? Tanpis, je conduirai très bien sans plier les coudes. Ceinture. Rétros.
Toutes les autres voitures sont parties. Mon genou tremble tellement que j’ai mal au menton.
Embrayage, première, démarrer le moteur, frein à main. C’est parti. Mon coeur ressemble à une pomme séchée.

Je dois reconnaître que ça s’est tellement mal passé que ça a fini par verser dans le gaguesque. L’examinateur – adorable au demeurant – m’a jeté un oeil interrogateur. Je suppose qu’il se demandait pourquoi je n’arrêtais pas d’embrayer et de débrayer. Il n’a jamais essayé de conduire avec un genou qui tremble ?
En sortant du centre d’examen (je n’avais pas le volant dans les mains depuis plus de quinze secondes), je me suis positionnée tellement à gauche pour tourner à droite que j’aurais pu faire douze morts, surtout à proximité d’un centre de sécurité routière où la plupart des véhicules sont conduits par des débutants atrophiés du volant.
Allons, me suis-je dit. Reconcentrons-nous. Sur un malentendu, ça peut marcher.

Pendant la demie-heure qui a suivi, j’ai, dans l’ordre :
– pris à 50 km/h la première route, après une étude pifométrique très approfondie au-cas-où-je-sois-encore-en-agglo.

– grillé une magnifique priorité à droite que je connais par coeur, puisque j’ai déjà failli tuer des dizaines de personnes à cet emplacement précis et la dernière pas plus tard que la veille. Allez, on se reconcentre. Sur deux malentendus, ça peut marcher.

– me suis arrêtée au milieu d’un rond-point. J’arrive sur le rond-point, rétrograde, observe, anticipe, vois un camion sans cligno. Il va tourner me dis-je, et de m’engager. Et c’est là que mon bac +5 devient le pire des handicaps : oui, mais s’il ne tournait pas ? Si on prend en compte l’âge du chauffeur multiplié par le nombre de ses pneus ? Et de m’arrêter. Entre temps, la moitié avant de mon véhicule est engagée sur le rond-point, le camion a bien tourné, et les voitures passent, passent, passent devant moi. La minute pendant laquelle je guette une occasion de redémarrer est longue, longue, longue. Sur ce malentendu-là, ça passera pas. Reconcentrons-nous. A défaut de sauver les meubles, sauvons l’honneur.

– m’y suis reprise à trois fois pour faire un épi arrière. Je ne savais même pas que ça existait, moi, un épi arrière. Si je trouvais la maison de mes rêves à acheter pour cinquante mille euros et que la place de parking associée soit en épi arrière, je chercherais plutôt un autre logement. Mais je suis pleine de bonne volonté. Je fais une première tentative, une seconde, mon genou s’affolle, une troisième. Quand je finis par couper le moteur et descendre de la voiture, je m’aperçois que j’ai réussi une manoeuvre magnifique, mais que c’est un rangement en bataille. J’occupe trois places en épi, dont une place handicapé.

La suite est du même acabit. J’ai oublié de démarrer le contact lorsque l’on m’a demandé de mettre en marche le lave-vitre arrière et ai fait exactement la même erreur une dizaine de secondes plus tard lorsque l’on m’a demandé d’allumer je ne sais plus quels phares. Je me suis trompée de phares, évidemment. Au retour, j’ai pris une route à 80 km/h après une étude pifométrique poussée, au-cas-où-je-ne-sois-pas-en-agglo, pour m’apercevoir, (beaucoup) trop tard que c’était la route que j’avais prise à l’aller à 50.
Dernière manoeuvre de retour au centre d’examen : il faut simplement se garer le long du trottoir, de façon bien parallèle. Dire qu’il a fallu attendre ce moment-là pour que je réussisse mon épi !

Il faut préciser quand même que j’ai parfaitement réussi une marche arrière en ligne droite. Mais l’expérience prouve que cela ne suffit pas à obtenir le permis.

Je suis en rage contre moi-même. Nous sommes deux au monde à savoir que je sais conduire. Moi, et mon moniteur. Mon moniteur qui m’a fait confiance, qui a senti monter la panique et m’a proposé de décaler ma date de présentation à l’examen.

Qu’est-ce qui me reste ? Conduire sous anxyolitiques ? Prendre des pilules avant d’aller en entretien d’embauche ? Parce que je vous parle du permis, mais vous devriez me voir en entretien.
Je suis fatiguée. Je vais me coucher et si j’arrive à oublier que j’ai honte de moi, je dormirai peut-être.

Boire un petit coup

On peut difficilement faire moins sexy comme début de note, mais : parfois on pense qu’on a touché le fond, et puis on s’aperçoit que non. J’ai déjà posté, ou pensé poster, nombre de notes plutôt glauques.
Eh ben celle-là, c’est pire – pas de panique, aujourd’hui tout finit bien.

J’ai cru par exemple que c’était uniquement la belle-grand-mère qui me mettait à la torture. C’était vrai, mais pas seulement. La belle-grand-mère est une plaie énorme à la face de la civilisation occidentale, mais le véritable fléau de l’humanité, ce sont les gens de bonne volonté. Ceux qui vous bouffent l’existence avec de grands sourires et les meilleures intentions.

Ma belle-mère est adorable. Compréhensive et ouverte. Elle a également pris en main l’opération déménagement. Je ne la remercierai jamais suffisamment d’avoir pris l’initiative de repeindre mon nouvel appartement – même si j’aurais préféré choisir la couleur et décider si on repeignait ou non les portes et les plafonds. Je voudrais bien avoir l’impression que je suis aussi chez moi. Pas moyen d’approcher d’un pinceau ou d’un carton. Elle est d’une dextérité déconcertante. Quand elle aura monopolisé les stocks Ikea, la peinture et le reste, vous pourrez toujours vous allumer une cigarette et vous demander ce que vous faites là.
Je ne peux pas ne pas penser qu’il y a quelque chose qui cloche quand le soir venu on part en claquant la porte de son appartement tout neuf et qu’on se dit : « Waow, débarrassée, go home. » Surtout quand « home », c’est chez la grand-mère.

Une autre chose compliquée dans l’existence d’une jeune fille moderne, c’est d’essayer d’expliquer au téléphone à son fiancé que comment dire, j’adore ta mère, mais là, faut que ça s’arrête.
Je passe les détails et les conversations houleuses, mais après un mois à faire ville à part, lui dans ma ville chérie et moi dans la sienne, hébergée dans la belle-famille, je ne sais plus exactement où j’en suis. Je ne suis plus tout à fait sûre de savoir qui, dans la famille, doit l’épouser. En tout cas, il est manifeste que je ne suis pas la première en lice.

Entre deux séances d’emménagement, repos chez la Mamie, pour s’entendre dire que c’est tellement bien que le fiston quitte enfin Paris, qu’il rentre enfin à Lyon, parce qu’il a toujours détesté Paris et que d’ailleurs il ne lui est jamais rien arrivé de bien là-bas (Merci pour moi Mamie). Oui, oui, rempile la grand-mère, jamais rien de bien. Il a été très malheureux. Heureusement, vous rentrez. Nous allons enfin pouvoir être là les uns pour les autres et se voir souvent. Gasp.
La grand-mère n’est jamais fatiguée. Elle ne s’arrête jamais. Les scènes de torture se suivent et ne se ressemblent pas toujours. Je pense à l’une, en particulier, qu’il faut absolument immortaliser.
J’ai parlé déjà de la tante qui a sacrifié sa vie pour la grand-mère, qui ne s’est jamais mariée, n’est jamais partie, etc ? Bon, la mise en contexte exige que je dise rapidement un mot de notre coloc adoré et que je précise que lui non plus, il n’est pas tout à fait près de prendre épouse et de procréer. Pas exactement pour les mêmes raisons, d’autant qu’il n’a pas non plus le même âge que la tante en question, mais bon.
Bref. L’autre jour au dîner, devant la fameuse tante, la grand-mère était en verve. Voilà qu’elle affirme :
– Heureusement maintenant, CoffeeAddict [CoffeeAddict, c’est le coloc] va devoir changer.
Moi, bêtement :
– Changer ?
– Oui, changer ses habitudes, vous savez.
Heu, non, je ne sais pas. Il faut dire que le coloc et les horaires, ça fait deux. Il faut dire aussi que le coloc et les convenances, ça fait trois. Ça la rend cramoisie, la pauvre vieille dame. Et puis l’idée que l’homme et moi, on puisse se sentir proche à ce point de quelqu’un, c’est à la limite du tolérable. Elle continue :
– Oui, jusqu’à maintenant, l’homme et vous, vous étiez là pour le soutenir, vous le compreniez entre les lignes, mais maintenant que vous allez habiter tous les deux à Lyon, il va falloir qu’il se débrouille et qu’il se fasse de nouveaux amis…
– Mais on est toujours là ?
– Oui mais quand même. Il va falloir qu’il se fasse des amis.
Deux en un, silence et soupir.
– Euh. Ce n’est pas spécialement le genre du coloc, vous savez. Ce n’est pas son but dans l’existence, mais …si vous le dites.
Silence de la mère sollicitude. Tout à coup, la lumière se fait dans son cerveau. Pour me poser sa question, elle a ce geste bizarre, ce mouvement des épaules qui donne l’impression que sa tête sort doucement de son cou vers l’avant.
– Mais …CoffeeAddict, il doit faire le désespoir de ses parents ?
Moi, très bêtement :
– Pourquoi ?
– Ben, s’il ne fait pas d’efforts, il ne se mariera pas…
– Euh, oui…
– Il n’aura jamais d’enfants…
– Et ?
– Eh ben, il doit vraiment faire le désespoir de ses parents.
– Mais pourquoi ?
– Ah, dit la grand-mère qui vient de trouver pourquoi l’annonce du probable futur célibat de mon ex-colocataire ne me trouble pas plus que ça, mais il doit avoir des frères et sœurs ??
– Oui, un petit frère, mais où est le rapport ?
– Ben, il est marié son frère…
– Euh non Mamie. CoffeeAddict et son frère ils sont un peu faits sur le même schéma tous les deux. Ils ne sont pas partis pour se la jouer bon père de famille, je crois.
– Mais son frère, il a des enfants ?
– Non, Mamie.
– Mais il en aura ?
– On ne sait jamais, mais je ne pense pas, Mamie.
– Mais il doit faire le désespoir de ses parents ?
À ce stade de la conversation, si tant est qu’on puisse appeler ça une conversation, j’ai croisé le regard de la tante de l’homme, celle qui vit là, celle qui n’est pas mariée, celle qui s’occupe de sa mère, et je me suis sentie très mal à l’aise. J’ai expliqué que là tout de suite maintenant, il fallait vraiment que j’aille aux toilettes.

Bref. Quelques aperçus, pour dire que la semaine a été très longue – et nous sommes mercredi soir.

Hier à l’heure du dîner, j’ai appelé le coloc pour qu’il m’emmène boire un verre.
J’ai pleuré plus ou moins toute la soirée, d’épuisement, d’énervement, parce que je savais que j’étais incapable de passer les cinquante prochaines années dans un bain pareil, et que ça allait me poser un sacré problème si j’avais toujours l’intention de me marier.
J’ai pleuré plus ou moins toute la soirée parce que je savais bien que je n’arriverais jamais à expliquer tout ça à l’homme.
Au moment de rentrer, mes jambes se sont dérobées sous moi, et mes yeux on rejoué la scène de la fontaine automatique. Assise dans la voiture, devant le portail de la grand-mère, j’ai hésité quelques minutes. J’ai griffonné quelques mots sur un bout de papier que j’ai glissé dans le salon et je suis retournée vers le coloc, direction chez lui.

Freedom. Ça allait être ma première vraie grasse mat’ depuis le début du mois (je rappelle aux oublieux que je suis au chômage, et que si l’on prend en compte le fait que ma belle-mère a unilatéralement pris en main tout ce qui concerne le déménagement, l’aménagement et le nouvel appartement, tout ce que j’ai à foutre de mes journées, c’est aller au code). Ma première grasse mat’ sans aspirateur à 6h30 le matin, sans mamours hurlés avant l’aube à je-ne-sais-quel-chien, à je-ne-sais-quel-chat ou pire, au téléphone.
Enfin un temps de pause, quelques heures loin de la sorcière.
Quand le coloc se lève pour aller bosser, je passe un coup de fil chez la grand-mère pour la prévenir de ne pas m’attendre pour le repas de midi, que je ne sais pas encore ce que je vais faire ce matin, que je vais sans doute rester chez CoffeeAddict, bref, pour lui dire de ne pas s’inquiéter.
Je n’ai pas envie d’aller au code. Je m’étends dans le lit avec toute l’énergie dont je suis capable, j’ai un sourire béat et comme j’ai l’intention d’utiliser ma matinée à bon escient, je me rendors, heureuse, bienheureuse, au calme.

Mais la sorcière a un super pouvoir. Quoi qu’on lui dise et quel que soit le ton qu’on emploie, elle n’entend que ce qu’elle attend.
09 h 00. Mon portable sonne. C’est elle.
– Bonjour LBA ! Ça se passe bien le code ?
– Je ne suis pas au code, Mamie. Je vous ai appelée tout à l’heure pour vous le dire. Je suis toujours chez CoffeeAddict. Je dormais.
– Ah, je vous réveille ?
Certes. Mais ça n’a pas l’air de la déranger. Elle continue.
– Je vous appelle pour vous demander de passer chez le boucher. C’est pour votre steak. Ça ne vous fera pas un gros détour, c’est juste à côté de votre auto-école.

Les mots me manquent et c’est dommage : elle, on ne peut plus l’arrêter. J’ai droit à un discours sur le rôti de veau qui lui reste, mais elle l’a déjà servi au dîner hier, je préférerais certainement un steak, d’habitude elle prend du rumsteak, mais j’achèterai bien ce qui me fait envie et d’ailleurs le boucher, c’est celui chez lequel elle achetait la viande de l’homme quand il était petit. Je lui ai dit pourtant, que j’étais en train de dormir. J’essaie de reconstruire ses phrases à partir des bribes qui traversent la brume de mon cerveau.
Je finis par réussir à raccrocher. Je suis en larmes. Le coloc n’est plus là pour me rassurer.
On en apprend tous les jours. Aujourd’hui, je découvre que c’est très désagréable de se réveiller en pleurant.

C’est trop. Je ne demandais qu’une matinée de calme. J’avais prévenu. J’avais été réglo. Mais il est des choses impossible à concevoir pour Mamie Nova et parmi elles, l’idée que l’on puisse vivre en dehors de son influence. Je dors chez le coloc ? Je reste chez lui au matin ? J’essaie de me soustraire à sa douce hospitalité ? Insupportable. Qu’est-ce que ça aurait été si j’avais dormi chez moi.
C’est sans issue. J’appelle l’homme et entre deux sanglots j’essaie de lui expliquer ce qui se passe. Peine perdue. Il est adorable, il fait de son mieux, il m’écoute comme il peut – et il m’explique que la vieille est gâteuse, qu’il ne faut pas lui en vouloir, qu’il faut prendre du recul, qu’il faut s’en foutre et prendre sur soi. Il pousse même la gentillesse jusqu’à appeler son père pour lui dire que la grand-mère va trop loin. J’ai bien besoin que le reste de la famille s’en mêle, tiens.
Douche, métro, tram, bus, boucher. Je pleure dans la rue, les gens me regardent d’un air bizarre. Je donnerais n’importe quoi pour ne pas exister. En fait, je n’existe plus.

Je pousse le portail de la maison comme Marie-Antoinette le portillon avant l’échafaud. Puis la porte. Je suis dans l’antre.
Elle a une mitraillette dans la bouche. Elle me tient, elle ne va pas me lâcher. C’est l’heure des représailles. Et le code, comment ça s’est passé ? Et combien j’ai fait de fautes ? Et c’était pas loin le boucher, hein ? Il est bon le steak ? Je me disais que ça vous ferait plaisir. Et le code, comment ça s’est passé ? Elle a complètement oublié CoffeeAddict.

Ça ne se fait pas de hurler sur sa belle-grand-mère. Ça ne se fait pas de lui dire de se taire. Je ne réponds rien. Je lis Télé7Jours. Il paraît qu’il ne faut pas que je la provoque.
Il y a une larme que je ne retiens plus qui passe sur ma joue. Elle ne voit rien. Prendre du recul, hein ?
Quand au dessert, elle m’annonce qu’elle m’a pris une invitation pour le Salon du Mariage de Trifouillis-les-Oies le soir-même, je déglutis, et je réponds qu’il faut que j’aille aux toilettes.

18 h 30. Je suis dehors. J’ai demandé à Mamie Nova quel bus il fallait prendre pour aller à son Salon. Elle m’a répondu quel n’avait pas vu tel chat depuis une heure, qu’il était peut-être sorti, qu’elle était très inquiète. Je marche droit devant moi. Je n’irai pas. Je pleure toujours. J’ai un peu honte.

Sur la place de l’église, il y a un PMU. Ils sont en train de faire le ménage. C’est pas vrai, ils dorment à 20 heures dans ce pays ? On me fait signe d’entrer quand même. Le patron me tend une pinte, me donne le “Progrès”. Ça y est, j’ai touché le fond.

J’ai lu le “Progrès” scrupuleusement. Chaque dépêche, chaque ligne, chaque départ de feu à Vaulx-en-Velin. Et puis j’ai levé les yeux et j’ai regardé autour de moi. C’était moche.

Rien ne ressemble plus à un PMU qu’un autre PMU. Celui-là est propre et morne. Au bout du comptoir, ils sont cinq ou six, la cinquantaine bien tapée et l’alcool courant. Ça parle fort, ça se hèle, ça rigole. N’importe quel pilier de comptoir, n’importe quel ville, n’importe pays, n’importe quel bar.
Il y a aussi un couple avec une petite fille. Ils ont assis leur gamine sur le comptoir, elle babille, fait la conversation au patron. Elle est adorable. Les parents, c’est autre chose. Ils sont souriants, il manque trois dents au père et deux à la mère. Ils ont l’air gentils. Ils tiennent chacun leur litron. Ils en ont déjà pris un au réveil, un à 10 heures, un à midi, à 14 heures, 16 heures, maintenant. Le père porte une sorte de moustache, la mère a le regard noyé. Je ne pourrais pas vous dire quel âge ils ont.
Il y a aussi le patron, cinquante ans portant beau et exactement le même accent que le tavernier de Kaamelot, qui se multiplie derrière son bar. Qu’est-ce que ça doit être quand la salle est pleine…
Et à quelques mètres de moi, il y a la plus grande pétasse de la banlieue lyonnaise, la plus grande pétasse de l’histoire de la pétasse. C’est la copine du patron. Elle a son âge, et ça se voit. Mais elle a aussi une paire de bottes en faux cuir noir, avec des clous et des talons aiguilles plus hauts que moi, un short plus court que la plupart de mes culottes et une veste de tailleur. C’est tout. Ce qui l’habille le plus, c’est la peinture au rouleau qu’elle a sur le visage.
Les piliers de bar s’en vont. le couple avec l’enfant s’en va.
Il ne reste plus que le patron, sa copine et ses dix ans de plus que ma mère, leur meilleur pote, et moi.

Le meilleur pote, ça fait une demi-heure qu’il me fait la conversation. Même perché sur son tabouret, il m’arrive à l’épaule. Je m’en fiche. J’en suis à ma deuxième pinte offerte par le patron, et il m’écoute, et il m’amuse. Il regarde le gros bouquin que je trimballe avec moi et fait son connaisseur. Il explique qu’il en a plein, des bouquins, et qu’il a tout référencé sur disquette. Il me montrera, il me prêtera ceux qui m’intéressent, aucun problème. Je me dis que ce n’est pas la peine de lui répondre que ça fait longtemps que je n’ai plus de lecteur de disquettes sur mon ordi. Quand je lui dis que je me passionne pour la littérature française de l’entre-deux-guerres, il me répond que lui aussi, il adore les BDs – mais celles pour adultes. Il a de grandes phrases extraordinaires, « Je vous avoue, j’ai toujours été un type bizarre, et pourtant, j’ai toujours été patron de bar. Eh ben le bar, c’est la vie. » Il fait une pause. « Mais pas la vraie vie. Le bar, c’est la vie des autres. » Je commence à me sentir mieux.
On discute, on discute toujours. On se répond à côté de la plaque, on ne s’entend pas, on s’écoute mal, mais on essaie et je m’en fiche.
Il me demande si je suis du coin, ce que je fais là. Je lui dis que je fais le Salon du Mariage buissonnier, je parle de la grand-mère. Il rigole. Il s’appelle Yves. Derrière le comptoir, c’est Pascal, son pote de trente ans. Ils sont en train de racheter le bar ensemble. Il sait que c’est pas souvent un célibataire qui s’entend aussi bien avec un couple, mais ils sont bien tous les trois. Il me fait sourire. Je viens de m’apercevoir que je suis en train de parler au coloc local. Il ne pouvait rien m’arriver de mieux.

Justement, entre le patron et sa copine, de l’autre côté de la salle, le ton est en train de passer vinaigre. Je ne sais pas ce qui vient de se passer, une obscure histoire de client aux propos déplacés, mais le temps change vite. Ça hurle entre monsieur et madame et le tavernier qui beugle, je vous prie de le croire, c’est quelque chose. La bergère qui lui répond n’est pas mal non plus. La mayonnaise monte, monte, tellement haut que tout le quartier doit l’entendre et que je me fais toute petite.
Je voudrais sortir de ce bar, je vois bien que je suis en trop, mais j’ai encore une bière à finir.
Yves, le meilleur pote, pose sa main sur la mienne. Ce ne sont même pas des avances. Ne t’inquiète pas, me dit-il. C’est normal. Ils s’adorent. C’est comme ça tout le temps, ça va passer. Tu paries ? Tu vas voir.
– Mais je ne les dérange pas, là ?
– Les déranger ? Penses-tu. Ils sont sur leur planète.

D’ailleurs le patron, sans s’arrêter de gueuler, me ressert une bière. Il baisse le ton une demie seconde, le temps de me dire que c’est – encore – offert par la maison.
D’accord. Je fais comme si de rien n’était, je les laisse régler entre eux leurs bisbilles, je réponds oui quand ils me prennent à parti, je continue de bavarder. J’ai de l’alcool plein la tête.

Le Salon du Mariage va fermer. C’est l’heure de rentrer. J’appelle la grand-mère pour prévenir que j’aurai du retard. J’invente une sombre histoire de bus qui ne part pas dans la bonne direction, de 24 au lieu du 52. Quand je rejoins les autres, les amoureux sont amoureux, et ils ont mis la musique à fond. Le patron a les goûts les plus ringards du monde. Il a passé Johnny toute la soirée. Finalement, la version française de « Let the sunshine in », avec les choeurs et tout, c’est moins pire. En tout cas, c’est exactement l’arme qu’il fallait sortir contre ma déprime. Ça y est, ça va vraiment bien.

Ça va tellement bien que je reste dîner avec eux dans l’arrière-boutique. Purée steak, menu unique, la grand-mère est loin.
Pascal vitupère contre la loi anti-tabac, contre les vieux qui sont de mauvais consommateurs et sort un autre litre de rouge. Yves est patient. Jenny, la copine, écoute mes peines de cœur, me parle de son ex-belle-mère. Elle parle comme un matelot.
– Mais largue le ton mec, tu wois. Franchement j’vais t’dire, t’as 24 ans quoi, faut pas t’emmerder… La belle-famille, c’est la merde, je sais.

Et non. Je ne vais pas le « larguer ». Je ne veux pas, puisque c’est lui. D’ailleurs, ça va mieux maintenant. C’est pas l’homme le problème, de toute façon.

C’est l’heure de rentrer. J’ai une grand-mère à rassurer. Je laisse Pascal, Yves et Jenny à leurs petites affaires. Quand je pars la radio est à fond. Toujours le même répertoire. C’est un type que je connais vaguement, un type que mes parents écoutaient quand j’étais petite je crois, qui crie « Et tu n’est pas làààààààààààà ».
Et voilà. Il faut que ce soit je ne sais quel chanteur de seconde zone qui mette des mots sur mon problème.

Il fait nuit noire.
Rien n’est résolu, et je m’en fous.
Je vais rentrer du Salon du Mariage en puant la bière et répondre que sans l’homme, les défilés de robes de mariée, c’est pas pareil.